de Pierre Assouline

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Dans le tourbillon de la vie

Dans le tourbillon de la vie

Ce soir, la Cinq diffusera Ascenseur pour l’échafaud, inoubliable errance urbaine écrite par Louis Malle et Roger Nimier, mise en musique par Miles Davis (accompagné de Barney Wilen, René Urtreger, Pierre Michelot, Kenny Clarke, merci pour eux jamais cités) et au centre une Jeanne Moreau pétrie d’angoisse, de doute et de solitude admirablement photographiée en noir, blanc et toutes les nuances du gris de la nuit à gros grains par Henri Decae. Hier soir, Arte diffusait Jules et Jim, un film qui renvoie à un livre qui lui a fait écho.

Il y a comme ça des gens dont la mémoire précède la naissance. Une vieille sagesse juive raconte ça. Des individus de ce type, on en connaît trois à Paris, trois achkénazes qui ont mis leur plume au service de ce monde-là. Des Juifs venus de là-bas échoués par ici, qui ont tout perdu sauf l’accent. Ce trio est constitué du dramaturge Jean-Claude Grumberg, du regretté nouvelliste Cyrille Fleischman, et du documentariste Robert Bober. Ce dernier avait fait une entrée fracassante en littérature en 1993 avec Quoi de neuf sur la guerre ? Puis il y eut Berg et Beck suivi de Laissées-pour-compte (tous publiés par POL). On y sentait passer un doux vent mélancolique, avec ce qu’il faut d’humour et de tendresse pour ne pas sombrer dans la tristesse. Des qualités retrouvées dans le dernier en date On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux.

Il s’est servi dans Plupart du temps de Pierre Reverdy. Juste le titre. Pour le reste, il doit tout à Jules et Jim. Le livre d’Henri-Pierre Roché, le film de François Truffaut. Il est vrai que le jeune Robert Bober, futur documentariste, fut son assistant pour les Quatre cents coups, Tirez sur le pianiste et Jules et Jim. Ca laisse des traces. Son récit, qui tient du collage de séquences, raconte des histoires à travers une histoire. Celle de sa mère. Elle a vécu presque la même chose. Ce qui renvoie un étrange écho. D’un côté Jules, Jim et Catherine. De l’autre Yankel, Leizer et maman. Yankel s’est dissipé en cendres dans le ciel d’Auschwitz, Leizer s’est carbonisé dans le vol Paris-New York qui coûta la vie à Marcel Cerdan, maman est restée là avec son chagrin et son fils, le narrateur. Il faut Truffaut pour qu’elle sorte de son silence et qu’elle raconte son secret. Ce que c’est d’avoir aimé deux hommes, d’avoir perdu son Jim après avoir perdu son Jules.

Nous sommes dans les années 60, déjà dans le tourbillon de la vie. La guerre n’est pas si loin encore. On dirait qu’il y a eu comme un trou noir. Dans ce monde-là, où l’on ne cesse de vadrouiller autour de son passé, lorsqu’on se souvient d’un nom, l’adresse suit juste après. On chante aussi le Temps des cerises. On sait, mais pour combien de temps encore, le sens du mot « guinguette ». On ne peut remonter Belleville sans être envahi par des souvenirs d’école. On est parisien comme seuls ces yids-là savaient l’être. On croise des gens qui furent des personnes avant de devenir des personnages.

Le fameux clown Pipo, qui faisait rire les spectateurs sous la botte, et qui était le seul du cirque à ne pas rire car lui seul savait qu’il était né Sosman. Cette Boubé qui décida d’être muette sous l’Occupation car « les mots qui sortaient de sa bouche portaient tous une étoile jaune », qui s’est rattrapée depuis sans apprendre le français pour autant et serait bien capable de dire « rue des Hospitalières-Saint-Gervais » en yiddish. En passant, on fait un bout de chemin avec le Robert Giraud du Vin des rues, et le Robert Doisneau des bistros et Vins-charbons.

Jules et Jim est le leitmotiv de cette quête nostalgique ; ce n’est pourtant pas un film qui la gouverne, ni même un livre, ou un album, mais un tiroir. Celui où l’on range à la diable les photos d’autrefois. Incroyable ce qu’elles peuvent faire rêver. Elles sont l’aimant secret de nos vies intérieures. A la fin… A la fin, vous verrez bien, si toutefois les larmes ne vous brouillent pas la vue.

(Jeanne Moreau 1928-2017 photo extraite d’Ascenseur pour l’échafaud)

Cette entrée a été publiée dans cinéma, Histoire Littéraire.

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commentaires

824 Réponses pour Dans le tourbillon de la vie

rose dit: à

c’était dans ma tête

Vicdoria dit: à

JAZZI dit: 4 août 2017 à 12 h 56 min
Quid de ma réponse, VicD.oria ?

Oui, bravo c’est bien ça!

JAZZI dit: à

J’y étais, non pas sur la photo, mais à la projection du « Souffle au coeur » de Louis Malle, film qui avait fait un scandale incroyable !

Bloom dit: à

Oui, rose (décidemment), mais c’est pour que la phrase tienne debout en français. J’ai fais ça à la va comme j’te pousse, on peut toujours faire mieux, j’en conviens tout à fait. Cela dit je ne fais pas partie de l’école des traducteurs « bruts »…
Le « I » n’est pas répété car il est quelques mots avant. L’anglais est plus concis que le French et le ‘antything like it/comme tel/pareil’ est sous-entendu dans ma perception mentale de la langue.
N’oubliez pas que Conrad écrit dans une langue qui n’est pas la sienne, magnifiquement d’ailleurs. Beaucoup d’anglophones natifs contestent son style, ce qui n’est pas une surprise
Toute traduction fait débat, de façon plus ou moins justifiée. Une certaine honnêteté de traitement du texte-source me semble essentielle…après…

rose dit: à

ne me dis pas ça.
ne me dis pas que tu as un souffle au coeur.

Phil dit: à

Baroz, Malle s’attendait à pareille réception ? vu aujourd’hui, le film souffre (souffle) de ses excès.

JAZZI dit: à

Je crois me souvenir que le fils couchait avec sa mère, Phil ! Moi j’étais plus intéressé par le chérubin bouclé que par l’histoire proprement dite, j’avais pas encore vingt ans…

JAZZI dit: à

« Un léger tintement de métal, derrière moi me fit tourner la tête. Six Noirs avançaient à la file, montant péniblement le sentier. Ils marchaient lentement, très droits, gardant en équilibre sur la tête de petits couffins emplis de terre, et le tintement rythmait leurs pas. Un chiffon noir leur ceignait les reins, et ses pans, noués derrière, se balançaient comme des queues de chien. Je voyais chacune de leurs côtes, les articulations de leurs membres saillaient comme les nœuds d’un cordage ; chacun avait au cou un collier de fer, et ils étaient tous reliés par une chaîne dont les ballants oscillaient entre eux, et cliquetaient en mesure. […] Ils passèrent à six pouces de moi, sans un regard, avec cette totale indifférence, semblable à la mort, qui est celle des sauvages quand ils sont malheureux. Derrière cette matière première, l’un des ex-barbares, produit des forces nouvelles à l’œuvre, marchait d’un pas morne, portant son fusil par le milieu. Il avait une vareuse d’uniforme, à laquelle manquait un bouton, et, voyant un Blanc sur le chemin, il hissa son arme sur l’épaule avec empressement. Simple prudence, les Blancs se ressemblant tellement vus de loin qu’il ne pouvait pas discerner qui j’étais au juste. Il fut promptement rassuré, et d’un large sourire éclatant et canaille et avec un coup d’œil à ceux dont il avait la garde, il parut m’associer à son exaltante mission. Moi aussi, après tout, j’étais au service de la noble cause de ces mesures de haute justice.
« Au lieu de continuer à monter, je tournai et descendis vers la gauche. Mon idée était de laisser cette équipe d’enchaînés disparaître avant de gravir la colline. […] J’ai vu le démon de la violence, et le démon de l’avidité, et le démon du désir brûlant, mais par tous les dieux du ciel ! c’étaient des démons pleins de force et d’énergie, à l’œil de feu, qui dominaient et menaient des hommes – des hommes, vous dis-je. Mais là, sur ce flanc de colline, j’eus la prémonition que, sous le soleil aveuglant de cette contrée, je ferais la connaissance du démon avachi, hypocrite, au regard fuyant, d’une sottise rapace et sans pitié. […]
« Je contournais une énorme excavation que l’on avait creusée à flanc de coteau, dans un dessein qu’il me parut impossible de deviner. Ce n’était pas une carrière, en tous cas, ni une sablière. C’était simplement un trou. Il n’est pas exclu qu’il ait eu un rapport avec le désir philanthropique de donner quelque chose à faire aux criminels. Je n’en sais rien. Puis je manquai choir dans un ravin très étroit, à peine plus qu’une saignée dans la pente de la colline. Je m’aperçus qu’on y avait jeté une quantité de tuyaux d’évacuation des eaux usées, importés tout exprès pour l’établissement. Il n’y en avait pas un qui ne fût brisé. C’était un jeu de massacre délibéré. J’arrivai enfin sous les arbres. Mon intention était d’y venir chercher de l’ombre un moment ; mais à peine y fus-je entré qu’il me sembla que j’avais porté mes pas dans le cercle ténébreux de quelque Inferno. […]
« Des formes noires étaient recroquevillées, couchées ou assises entre les arbres, appuyées à leur tronc, s’agrippant à la terre, à demi soulignées, à demi estompées dans la lumière indécise, selon toutes les attitudes de la souffrance et du désespoir. […]
« Ils mouraient à petit feu – c’était très clair. Ce n’étaient point des ennemis, ce n’étaient point des criminels, ce n’était plus rien de ce monde-ci désormais – plus rien que des ombres noires de maladie et d’inanition, gisant pêle-mêle dans l’ombre verdâtre. Amenés de tous les recoins de la côte, dans toute la légalité de contrats temporaires, perdus dans un cadre hostile, nourris d’aliments auxquels ils n’étaient pas accoutumés, ils dépérissaient, perdaient leur capacité de travail, et avaient alors le droit de s’éloigner en rampant et de se reposer. Ces silhouettes moribondes étaient libres comme l’air, et presque aussi ténues. Je commençai à distinguer des yeux qui luisaient faiblement sous les arbres. Puis, abaissant mon regard, je vis près de ma main un visage. Le squelette noir gisait de tout son long, une épaule contre l’arbre, et les paupières s’ouvrirent doucement, laissant monter jusqu’à moi le regard des yeux enfoncés, immenses et atones, une sorte de bref éclat blanc et aveugle dans la profondeur des orbites, qui s’éteignit doucement. L’homme semblait jeune – un adolescent presque – mais, vous savez, chez eux c’est difficile à dire. Je ne trouvai rien d’autre à faire que de lui tendre un des biscuits de mer que j’avais en poche, cadeau de mon bon Suédois. Les doigts se refermèrent dessus doucement et le tinrent – il n’y eut ni d’autre mouvement ni d’autre regard. Il s’était noué un brin de laine blanc autour du cou – Pourquoi ? Où se l’était-il procuré ? Était-ce un insigne – un ornement – une amulette – un acte propitiatoire ? Avait-il seulement une quelconque signification ? Il faisait un effet surprenant autour de ce cou noir, ce bout de fil blanc venu d’au-delà des mers.
« Près du même arbre, deux autres paquets d’angles aigus étaient assis, les jambes ramenées près du corps. L’un, le menton reposant sur les genoux, fixait le vide, d’une façon intolérable et épouvantable : c’est le front qu’appuyait, comme vaincu par une grande lassitude son fantôme jumeau ; et d’autres gisaient de toutes parts, en une variété infinie de postures de prostration convulsées, ainsi qu’en un tableau figurant un massacre ou une épidémie de peste. Tandis que je demeurais là, frappé d’horreur, l’une de ces créatures se dressa sur les mains et les genoux, et partit vers le fleuve à quatre pattes pour y boire. Il lapa l’eau dans sa main, puis s’assit au soleil, les tibias croisés devant lui, et laissa au bout d’un moment sa tête laineuse tomber sur son sternum.
« Je n’avais plus aucune envie de m’attarder à l’ombre, et repris à la hâte le chemin du poste. Arrivé près des bâtiments, je rencontrai un Blanc, accoutré avec une élégance si inattendue que je le pris d’abord pour une vision. Je découvris un haut col empesé, des manchettes blanches, une légère veste d’alpaga, un pantalon de neige, une cravate claire et des bottines vernies. Point de chapeau. Les cheveux séparés par une raie, brossés et pommadés sous le parasol doublé de vert que tenait une grosse main blanche. Il était stupéfiant, et avait un porte-plume derrière l’oreille.
« Je serrai la main de ce miracle, et appris qu’il était le chef comptable de la Compagnie, et que c’est dans ce poste que se faisait toute la tenue des livres. Il était sorti un moment, me dit-il, « pour respirer une bouffée d’air pur ».
(« Au cœur des ténèbres », Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade,
traduit par Jean Deubergue, Editions Gallimard, 1985)

JAZZI dit: à

erreur de destination

l'adjoint de l'aede dit: à

aussi

O, horrible! O, horrible! most horrible!
If thou hast nature in thee, bear it not;
(Hamlet 1.5)

et dans les films la célebre « Horror » de Murnau

Phil dit: à

oui baroz, bien sûr, l’objet du scandale est le fils qui couche avec sa mère (mais seulement à la fin du film) mais il faudra compter avant ce bouquet final avec des rapports incestueux entre frères, de la zoophilie et un prêtre pédophile. La question demeure: à quelle accusation artistico-cinéma voulait répondre Malle en déversant cet excès de perversités sur nos bonnes familles ?

rose dit: à

horreur de destination

suis partie
suis revenue avec l’album de georges perec (héhéhé) deux vernon subutex

ai vu le film donné par jazzi

(passionnant : le petit perec avec sa boucle sur la tête à l’école maternelle ; tout est passionnant de bout en bout, merci jazzi).

rose dit: à

jazzi

vous nous l’avez donné deux fois ce texte.

rose dit: à

Toujours nécessiteux de lier arts et médias,

sur wiki, concernant guy olivier

toujours soucieux de lier

renato dit: à

Enfin, Jacques, puisque la vie n’est qu’un malentendu, me portraiturer en jeune homme ne serait qu’une fatigue insensée ! cela dit, la nature humaine étant ce qu’elle est, à bien regarder je n’observe que des insignifiantes différences de forme entre le passé et le présent : le fond ne change vraiment pas, probablement jamais : on vieillit, évidemment, mais puisque le temps passe pour tout le monde, je peux me poser la question de savoir s’il serait judicieux de m’en soucier. Pas envie d’esquisser une peinture d’histoire donc, voyons néanmoins quelques détails : depuis l’époque de mes 18 ans — en 65, donc — même pas un soupçon de ventre, même pas pris 1 kilo — 200 grammes, parfois 300, s’en vont et ils reviennent ; nous étions en ces temps-là encore loin de l’invention de nouvelles nécessités et donc de nouveaux métiers, ainsi, en faisant preuve d’ingénuité, je croyais en la pertinence d’une prévision de Keynes et qu’elle se serait réalisée — pour mémoire, dans les années 30 il pariait sur le développement des technologies et la limitation des besoins matériels, ce qu’aurait dû réduire le temps hebdomadaires de travail à un maximum de 15 heures vers la fin du XXème siècle, loupé ; aujourd’hui, comme il y a un 1/2 siècle, le fanatisme politique me contrarie parce qu’il exempte ses victimes-consentantes de toutes finalités réellement élevées, le monde politique était et reste un grotesque assemblage « de mythes et de monstres » ; envahis par des gens souvent moches, brouillants et dépourvus du moindre savoir vivre, certains des mes lieux d’affection ne sont plus fréquentables — inutile d’en établir le catalogue — on peut cependant ne pas se taper ce beau-monde en prenant ses vacances ailleurs ; et ainsi de suite ; aujourd’hui vaut donc hier et tous les avant-hier possibles. Aujourd’hui je me souviens du 5 août 1962 :

http://blogfigures.blogspot.fr/2012/08/robert-frank-marilyn-dead_5.html

JAZZI dit: à

Merci, renato, pour votre réponse. J’avais dix ans, et j’étais en colonie de vacances à Sospel (Alpes-Maritimes), quand j’ai vu à la devanture d’une librairie la mort de Marilyn en une de tous les journaux : incroyable, une déesse de l’Olympe était morte ! Quelques mois plus tard, ce fut le tour de mon père. Depuis, j’ai toujours dix ans dans ma tête, quelque chose s’est définitivement fixé, figé !

rose dit: à

vous l’avez écrit jazzi : il y a eu avant et il y a eu après. Vos dix ans.
Un jour, lorsque j’en aurai le courage, je vous dirai quelque chose d’important à cela.

rose dit: à

renato
lorsque je lis cela, en italiques marqué, victimes-consentantes, cela provoque en moi une bouffée de rage inouïe.
Une victime ne l’est pas, renato, consentante.

Quant au reste de votre propos, et à distance de Rimbaud, las, 17 ans me semble l’âge de l’inscription, de la fixation. Sans doute est-ce variable selon les individus. Néanmoins, la matrice est moulée.
À la nuance près,(ah comme Despentes, ds Vernon Subutex tome 1 décrit bien ce fait de manière incisive), que les évènements de la vie nous adoucissent, nous peaufinent, nous patinent, nous bronzent.
In fine, nous permettent d’être meilleurs. Nos enfants aussi y participent.
bàv.

JC..... dit: à

Nom de dieu, il n’y aurait plus personne de « normal »… ici ?

renato dit: à

Un fanatique, rose, est une victime-consentante car personne lui impose d’adhérer à une idéologie.

rose dit: à

ah.
un fanatique.
je pensais au bébé dans le berceau dans le grand escalier à Odessa.

ils ne sont pas victimes ceux dont vous parlez : ils sont acteurs consentants de leur soi-disant héroîsme de guerre. Ils sont soumis à leur libre arbitre.

renato dit: à

Paradoxe de la condition : compte tenu qu’il s’agit de quelqu’un qui conjure contre l’individu libre, le fanatique est une variante du self-cleptomane conçu par Picabia — il vole quelque chose que lui appartient —, c’est en ce sens qu’il devient victime-consentante.

D. dit: à

Donc Jacquezibar à 65 ans.

D. dit: à

I devait être terrib dans le dortoir de la colonie. Et je parle même pas des douches…

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