de Pierre Assouline

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La République des livres
L’autre « Royaume », celui de Julien Gracq

L’autre « Royaume », celui de Julien Gracq

Celui-là, je m’en gardais la lecture pour la fin de l’année, afin de l’inscrire dans l’un de ces rares moments où le temps suspend son vol, lorsque la fourmilière semble marquer le pas et la société se retirer du moins dans les grandes villes, et que quelques uns des maux de l’époque – vitesse, précipitation, superficialité…- semble s’être absentés, entre Noël et Jour de l’an. On se prépare ainsi quand on s’attend à vivre des instants savoureux pour l’esprit et goûteux pour les sens.  Rien moins qu’un événement pour la librairie que les fidèles d’un écrivain s’approprient comme un événement personnel. Mais c’est bien de littérature qu’il s’agit et du récit inédit de Julien Gracq paru en septembre dernier (258 pages, 20 euros, José Corti) dont on hésite à écrire… les titres ; car en couverture, c’est « les terres du couchant », alors que sur la page de garde c’est Les Terres du Couchant. Il y a là davantage qu’une nuance, ou une coquetterie ; d’autant que, sans s’en expliquer, son éditrice et amie Bernhild Boie évoque simplement Les Terres du couchant dans sa postface, ce qui n’est pas sans importance car le titre est d’elle. Une indécision qui colle à l’incertain statut à cette œuvre.

Inédit et inachevé, ceci expliquant cela. Il l’avait commencé en 1953, interrompu trois ans plus tard pour s’attaquer à son désert des Tartares (Un Balcon en forêt) et, insatisfait de sa forme, l’avait confiné dans une malle. Ce qui n’en fait pas pour autant un fond de tiroir. Il le considérait comme une étape dans son voyage d’écriture. Les gracquiens s’y royaumeront, les allergiques à cet univers continueront à rester à distance. Quand il s’y est mis, Gracq avait déjà publié Au château d’Argol, Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes ainsi qu’une pièce (Le roi pêcheur), une analyse de l’œuvre d’André Breton et son fameux pamphlet de La littérature à l’estomac.AVT_Julien-Gracq_3504

On y retrouve Gracq tel qu’en lui-même la postérité littéraire l’a gravé dans le marbre, en passeur de mythes, géographe inspiré, cartographe méticuleux, greffier des saisons, arpenteur de territoires oniriques des avant-postes aux confins, davantage attaché à l’esprit de l’Histoire qu’à son exacte reconstitution. Jamais il n’a autant essayé de rendre le climat d’une fin d’empire, en témoin privilégié de l’agonie et de la mort d’une civilisation, non dans leur grandeur mais dans leur vanité, leurs mesquineries, la dérision qu’elles inspirent et le néant qu’elles suscitent.

Bernhild Boie nous invite à y lire en transparence le récit des derniers temps de la IIIème République, et pourquoi pas, même si, une fois les détails abandonnés à leur réalisme, on peut préférer rester dans le symbolique, lequel renvoie mieux à tout ce qu’il y a d’archaïque en l’homme, notamment lorsqu’il se bat contre l’ennemi ; car, ne l’oublions pas, du début à la fin, c’est aussi de la guerre qu’il s’agit avec son cortège d’horreurs et de fantômes, de légendes et de cruautés. De toute façon, rien de surprenant, rien qui détonne, on reste en terrain connu dans un flou spatio-temporel cher à l’auteur, mais cette fois avec une richesse inhabituelle dans le registre de l’action, ode à la nature oscillant entre allégorie et fantasmagorie.

Cela se passe donc autrefois quelque part dans un Royaume constitué d’une capitale du nom de Bréga-Vieil et d’un château fort. Ils attendent l’assaut des barbares de l’armée angarienne. Le narrateur, un employé au cadastre, entouré de compagnons de route, quitte sa terre pour d’autres, d’autant plus menaçantes et violentes qu’elles lui sont inconnues, dépourvues de bornes, noyées dans un certain brouillard. Le climat en est parfois oppressant, l’inventaire des sensations foisonnant, le lexique dense jusqu’à saturation, l’atmosphère fantastique, les situations statiques. N’empêche que l’ensemble constitue un fresque envoûtante. Mais on le lit aujourd’hui, c’est à dire qu’on le lit mal et faussement car ce qui a précédé et ce qui suivi nous le fait prendre rétrospectivement pour un prolongement de l’un et un brouillon de l’autre.

Philippe Le Guillou, admirateur fidèle et inconditionnel de l’arpenteur des bords de Loire, rapporte dans le dernier livre qu’il lui consacre A Argol, il n’y a pas de château (105 pages, 18 euros, Pierre-Guillaume de Roux éditeur) une réflexion de Gracq selon laquelle un écrivain naît de la conjonction d’une terre et d’une bibliothèque, dans son cas l’Anjou et les littératures française et allemande la seconde moitié du XIXème siècle. Et un lecteur, de quoi naît-il ? On ira plutôt chercher la réponse du côté de ses Lettrines, Préférences et autres Carnets.

Les Terres du couchant, coulée de prose poétique, onirique et minérale comme on n’en lit plus guère en raison de l’écho solennel qu’elle renvoie parfois, mais qui sait faire entendre le son du silence, la modulation du chant du monde et l’épaisseur du temps juste après que les armes se sont tues, cette célébration de la nature est l’autre Royaume de la rentrée. Mais Julien Gracq a tant chargé la barque de son épopée que, si le lecteur comprend qu’il ait renoncé à la publier, l’épris d’histoire littéraire se réjouit de sa parution.

(« Peinture » de Bernard Fichera, Photo D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Littérature de langue française.

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405 Réponses pour L’autre « Royaume », celui de Julien Gracq

D. dit: à

Sachez que chaque année cette attente d’un non-événement astronomique m’insupporte au plus haut point. Rendez-vous le 17 janvier pour fêter la véritable nouvelle année. En attendant je vais me coucher.

D. dit: à

Bonne nuit, Bérénice.

Arolle dit: à

Qu’est-ce qu-on dit à cette heure là sur la rdl ?
Bonne année ?
Va pour Bonne Année,
et merdre à tous les négationnnistes,
2015 sera bien,
rien que pour faire chiller JC , WG et tous les adeptes du passé fantasmé

renato dit: à

« Je suis comme le Pape, je ne me trompe jamais ! »

Les Milanais, qui sont des gens pragmatiques, disent que même le Pape se trompe en disant la messe…

steven dit: à

J’ai essayé de lire En Lisant En Ecrivant, j’ai vraiment eu du mal, quelqu’un partage avec moi cette frustration?

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