Creuser l’énigme dans la langue avec Pascal Quignard
« La première œuvre de la littérature française date du mercredi 12 février 881, à Valenciennes, sur les bords de l’Escaut.
La tradition a intitulé ce premier poème écrit en français Séquence de Sainte Eulalie…
Remonter aux origines de l’origine, Pascal Quignard n’a jamais cessé de s’y aventurer de livre en livre. Cette fois, celles de la langue et de la littérature françaises. Il poursuit dans Les Larmes (214 pages, 19 euros, Grasset) son exploration obsessionnelle car inassouvie du jadis. Rien ne le passionne comme le moment où ça bascule que ce soit dans une vie, dans une ville ou dans un monde. Il veut saisir l’instant où le français a chu du latin, s’en est échappé pour se déployer sur des lèvres, sur du papier. Le français, ça a débuté comme ça, quand un chroniqueur a noté le serment de Strasbourg (842) partageant en trois l’empire de Charlemagne, en latin, en tudesque et en proto-français. Pour un Quignard, un cadeau tombé du ciel.
S’il est un écrivain qui demeure étranger à toute notion de nation, c’est bien lui. Il n’est pas d’un pays mais d’une rive où l’on entend résonner une langue riche d’autres langues. Elle est sa seule identité, celle qui définit son appartenance au monde, et quand elle se fait muette, les larmes témoignent d’une éloquence universelle. Intemporel ? Disons plutôt : inactuel. Et pourtant, qu’est-ce que ça résonne en nous. On découvre cette naissance, on y participe même tant l’empathie est forte, dans un état de fascination qui ne se dément pas dès lors qu’un tel écrivain s’emploie à creuser la langue sous chaque mot pour en dévoiler l’origine.
« C’est alors que, le vendredi 14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres.
On appelle cela le français…
Le malentendu pèse sur une lecture furtive qui pousserait le lecteur à l’inclure dans le cycle de Dernier royaume auquel il n’appartient pas. C’est pourtant bien d’un roman qu’il s’agit. Autrement dit, selon la conception qu’il en a, ce qu’il y a de plus proche du rêve. La précision s’impose tant le fragment semble être une seconde peau à Pascal Quignard malgré Terrasse à Rome, Villa Amalia et tant d’autres depuis Carus en 1979. Le fragment, la forme brève, les vignettes et autres rappels de ses fameux Petits traités. Par l’esprit qui y a présidé, Les Larmes a plus partie liée avec Tous les matins du monde, le plus célèbre d’entre eux. Ses chapitres sont autant de contes noués entre eux comme le sont Nithard et Hartnid, les deux frères jumeaux au centre de cette étrange histoire au cœur d’un haut Moyen-Âge légendaire, merveilleux, symbolique à la limite du fantastique à ceci près qu’il est ancré dans l’Histoire. Tout y invite à chercher au fond de soi quelque chose d’autre qui n’était que proche de soi.
Nous sommes chez les Carolingiens. – Hagus le nautomer, Sar la chamane, Berthe et Angilbert, fille et gendre de Charlemagne, Frère Julius qui préfère son chat à ses rares élèves, sans oublier Roland et son cor. Mais c’est bien de Nithard, frère d’un Hartnid dont on ne sait rien, aussi inconnu que l’était le monsieur de Sainte-Colombe de Tous les matins du monde face au très connu Marin Marais, que tout est parti sous la plume de Pascal Quignard, petit-fils de grammairien auteur d’une histoire de la langue française ; il a toujours entendu parler du bonhomme Nithard, premier écrivain de langue française, jusqu’à ce que l’émotion l’empoigne à la vue de son « corps » à l’abbaye royale de Saint-Riquier dans la baie de Somme.
Ce roman, manière de « Mille et une nuits » carolingiennes, ne relève pas du minimalisme mais du miniaturisme bien tempéré dès lors qu’il s’exerce avec une folle liberté par rapport aux impératifs historiques. Dans cette forme qui fascine, scintille et déconcerte, il avance par touches, sauts, gambades, digressions, détails, incises. On connaît peu d’écrivains de langue française comme Pascal Quignard, chez qui la nature et le spectacle du monde font monter les larmes, qui ait ainsi aujourd’hui le goût de raconter des histoires incrustées d’histoires avec un tel sens du mythe dans ce qu’il a de plus archaïque, de plus enfoui, s’emparant de tout ce que la vie présente de végétal et d’animal pour ressusciter un paysage englouti et y planter entre des fées et des fantômes de vrais personnages d’autrefois avec un rare sens du vivant.
La lecture est éclairée d’une douce lumière intérieure réfractée sur le lecteur qui est sensible, à la façon de ces vitraux d’église considérés comme les seuls tableaux d’une exposition qui envoient des lueurs sur les regards qui les scrutent. Voilà pour ses tonalités. Quant à son territoire sonore, le seul qu’il habite vraiment loin de toute nation, celui qui porte le chant profond de la langue, on ne se trompera guère en y percevant les échos diffus et flottants d’un compositeur que l’auteur admire entre tous, le Messiaen des Oiseaux. Tout cela avec pour seule ambition de montrer l’énigme à l’œuvre dans la langue et donner à la contempler. Parce que bon qu’à ça. Lire, puis écrire.
(Photos Passou)
819 Réponses pour Creuser l’énigme dans la langue avec Pascal Quignard
Si, Bérénice, vous ne m’avez pas compris, La Recherche est bien évidemment un roman raté et même au delà du ratage, c’est pour cela qu’il est tant aimé. Et c’est la raison pour laquelle je ne suis absolument pas d’accord avec vous sur ce sujet précis.
Vous pourrez me répondre sous le nouveau billet (Nobel). Ou pas.
je veux bien qu’au départ il n’y avait que les animaux et les végétaux et que les types à l’époque ont rajouté des fées et des gnomes pour y mettre du sens.
sauf qu’il n’y avait pas que ça : des animaux et des végétazux, il y avait aussi de l’humour !
et ça, on en a la preuve que on lit la Bible, la Genèse est truffée de passages drôles ! pourquoi ? parce que les types ont compris que l’humour donne le sens !
du coup à quoi ça sert de s’aventuer dans l’origine de l’origine si on zappe l’humour et qu’on en est soi même dé »pourvu ?
désolé mais d’aventurer dans l’origine de l’origine sans humour c’est super nul, ça n’a pas de sens !
mais le plus grave n’est pas que Quignard n’ait pas assez d’humour pour aborder ces questions sérieuses.
le plus grave est que ceux qui le lisent le prennent au sérieux parce qu’il fait une tronche de 10 pieds de long.
et ça, ça en dit très long sur notre époque.
à tel point que si dans 50 quelqu’un demande à un professeur de littérature qui étaient les adorateurs de Quignard il s’entendra répondre par un fou rire !
parce que si Quignard n’est pas drôle, tout ce foin autour de lui ne manque pas d’humour.
qui a déjà assisté à une conf de Quignard ?
on se croirait à un colloque sur Heidegger.
et ça c’est drôle
à tel point que l’on peut penser qu’on peut pas se débarasser aussi facilement de l’humour : on le vire par la porte, et hop ! il revient par la fenêtre.
j’en veux pour preuve l’incroyable drôlerie de l’article de passou.
L’humour sauve mais pas toujours. Je ne sais si l’humour donne du sens mais c’est un signe de distance prise d’avec les événements ou avec soi-même, une soupape de sécurité qui dédramatise ou dégonfle le ballon de chaque ego sans le crever pour lui donner sa juste dimension. Nous en manquons trop souvent, pensez-vous que cet auteur puisse traiter de ses sujets autrement qu’empreint du plus grand sérieux?
Et puis, Hamlet, vous oubliez cette histoire de testicules au début, c’est un gag , non?
et c’est là qu’on se dit que ce qu’il manque aujourd’hui au monde littéraire c’est un Thomas Bernhard.
et vous lecteurs ! vous devez absolument regarder cette mascarade avec les yeux de Bernhard
ou éventuellement de Chevillard qui est un petit Saint Bernhard.
l’humour une prise de distance ?
certainement pas !
le manque d’humour est une prise de distance !
manquer d’humour est le signe d’une peur de mettre les mains dans le cambouis !
on se retranche alors derrière le sérieux.
le sérieux est une armure, alors que l’humour est nudité !
relisez donc la Genèse mon petit chéri avant de balancer des sornettes !
Hamlet pas d’accord avec vous, pour saisir ou transformer ou distiller de la drôlerie à partir d’une réalité qui nous atteint, nous prend, nous tient , nous incorpore il est nécessaire en un mouvement quasi réflexe de savoir ou pouvoir ou posséder cette capacité ou intelligence à s’en écarter un peu pour en relever l’absurde ou l’aspect dont il faut se moquer pour ne pas être prisonnier des circonstances. Je n’ai pas lu la Génèse .
ou savoir distiller une position en porte à faux avec la chose, souvenir d’une scène: un homme et une petite fille( 4 ou 5ans ) garent leurs deux bicyclettes bien comme il faut, les bicyclettes s’effondrent assez rapidement et l’homme de regarder, observant le résultat des courses et marquant un temps s’écrie: Attention !
Est-il encore nécessaire de tenir compte de l’état plus avancé de l’élaboration des matériaux ? Peut-on les analyser en ne tenant pas compte de l’histoire et de l’action érosive du temps ? L’inégalité de l’égal… Afin d’éviter d’inutiles expressions figées brandies comme des battes de baseball anathèmiques par ces intervenants qui se fixent sans peine dans une attitude de refus, déplaçons ça dans un autre moment historique. Lorsque Caravaggio visita la Sixtine, l’illumination par bougies et le chauffage par brasiers avaient déjà accompli une grande partie du travail de vieillissement des images — selon Boccioni, de l’art nous aimons surtout la saleté ; in « Éloge de l’ombre », Tanizaki aussi dit quelque chose en ce sens à propos des objets. Bien que le nouveau ne puisse être compris que grâce à ses précédents, c’est grâce à la suie que le spectateur qui n’avait plus ou pas en mémoire la Sixtine propre, reconduisait aisément à Michelangelo la manière de traiter la lumière développée par Caravaggio à Rome. L’inégalité de l’égal, donc. Il n’y a pas seulement l’accumulation des effets de l’histoire et la maitrise du métier (connaissance des matériaux et de leur évolution), mais aussi l’individuation de l’identité et sa transformation en non-identique par les effets du temps que Caravaggio, qui était bien placé pour évaluer les effets du vieillissement sur les œuvres qu’il regardait, n’assume pas en tant que option mais comme critère. Le sacro-saint sens de l’histoire en prend un coup ou pas ? Et qu’est-ce qu’il en est de l’emblématique du pouvoir et de la connaissance ? L’inégalité de l’égal nous conduit vers quoi, vers le désert de l’insignifiance ou vers la sortie (l’abandon) de la production aliénée ? Entre érudition et avant-garde ; entre style versatile et répétitif, contaminé et ironique nous en sommes où ? Est-ce que le Postmoderne est un moment du Néo-baroque ? Notre perception avance par l’accumulation des matériaux et par la gestalt, avec des marges d’écart, ainsi de l’idée liminale de la modernité de Caravaggio à « l’éthique de la connaissance » du baroque moderne de Gadda l’on amplifie les différences et sans tomber dans la compensation, dans un monde qui s’étend infiniment, on trouve comment faire de l’ordre avec le désordre — voir la révision du concept de baroque : Nietzsche (catégorie trans-historique), Wölfflin (catégorie absolue), Riegel (classique vs non-classique). Le complément nécessaire est l’absence de stratégies d’évasion du réel car, envers et contre la conception nettement métaphysique que l’on doit à Schopenhauer de la non-prédominance de la représentation, dans notre univers historique aucune stratégie d’évasion du réel n’est souhaitable (ni désormais possible, je crois). Ce fut vrai pour Caravaggio, ce fut vrai pour Gadda (chacun ajoutera les noms manquants, Rabelais p. ex, puisque son nom est sorti sous ce fil) ; pour le peu que j’ai pu lire et comprendre, il me semble que ce soit vrai pour Quignard aussi, même si je suspecte que tout en étant un représentant distingué de la culture de la crise qui obsède une flopée de nos contemporains, il refuserait d’être assimilé au baroque moderne.
P.S. Mon prof de lettres disait que si on aurait pu définir et évaluer avec précision comment l’on lisait et percevait Dante à un moment historique donné, on aurait pu réellement connaître le goût et voir clairement les limites de ce moment historique ; mais que cela étant impossible car puisqu’on ne peut que faire des projections herméneutiques et du surplus sémantique, il nous restent seulement la lecture que nous en faisons et la perception que nous en avons grâce à notre manière de voir et construire la réalité (la construction de notre présent), plus banalement grâce au goût de notre époque.
Le « rire » de Bergson c’est comme la « légèreté » de Calvino : ils en parlent parce que ils en sont incapables. Mais ils portent d’autres qualités, et on se contenta de celles-là.
Oups ! contenta > contentRa
Renato, sur le Baroque, une petite recension de Yves Bonnefoy.
http://peinturexviie.canalblog.com/archives/2007/01/18/3727299.html
Pablo Casals :
hamlet,
n’ayant pas lu E.Chevillard, j’en reviens à vous et à tout ce que vous dites de sensé sur cet humour qui manque tant dans cet échange. Vous lire, fait l’effet de suivre un absent :
« La route, son silence fluide et doux, des images de chagrin devant un chemin. Ses amis désormais sont absents, aux quatre coins de la terre… »
(Fragment d’un récit imaginaire, un voyage, celui de Frédéric Hölderlin, son « Adieu à la raison » de J-P.A)
La vie,
ouvert votre lien « Rome 1630 » — lu : juste un peu schématique. Plus intéressants me semblent les itinéraires (segments de Grand Tour) que l’on peut organiser en lisant Roberto Longhi, le « narrateur » qui raconte mieux que quiconque certains aspects du passé de l’art — l’on peut cependant lui dédier du temps déjà seulement pour son usage de la langue. Trois titres : « Quesiti caravaggeschi, i precedenti » ; « Caravaggio » ; « Caravaggio e la sua cerchia ».
juste un peu schématique, Renato, mais pour qui n’est pas thésard en histoire de l’Art, ce type de recension me parait plus à même de focaliser sur des points particuliers d’une époque,
que des considérations minimalistes de Quignard,que c’est pas la peine, tellement elles sont à pleurer.
Un vide à remplir, la vie. Je vous parlais de la langue de Roberto Longhi, en voici un court exemple :
http://storiedellarte.com/2011/05/antologia-caravaggio-secondo-roberto.html
Oui j’avais compris Renato , merci pr les autres qui veulent approfondir avec R. Longhi. Moi j’causais baroque.
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