Italo Calvino en sa « camera ardente »
À la fin de l’été dernier (1986), alors que je voyageais en Italie, j’ai passé une semaine à Sienne où je suis arrivé deux jours avant la mort d’Italo Calvino. J’avais appris par la presse, dix jours plus tôt, qu’il avait eu une première attaque et depuis, par le truchement d’amis, j’avais pris régulièrement de ses nouvelles. Il avait subi une opération, après laquelle il avait retrouvé une autonomie et un entrain normaux; puis une forte fièvre l’avait obligé à retourner dans un ser- vice de soins intensifs; nouveau coma, nouvelle attaque. Le soir de mon arrivée à Sienne, j’ai téléphoné à sa femme, Chichita, qui m’a dit d’emblée : « Italo sta morendo. » Le coma était devenu irréversible, son cerveau était définitive- ment atteint, seul son cœur continuait à battre, soutenu par un médicament, la dopamine, que les médecins se devaient légalement de lui administrer. Il mourrait d’ici un jour ou deux, au plus; après quoi, m’a raconté Chichita Calvino, on l’installerait pour vingt-quatre heures dans une grande salle de l’hôpital, transformée pour l’occasion en camera ardente (une sorte de chapelle ardente profane). Là, ceux qui le souhaitaient pourraient lui rendre un dernier hom- mage. La signora Calvino m’a expliqué qu’elle désirait beaucoup que les amis de son mari se relaient pendant toute la veillée.
Par conséquent, peu après minuit ce 19 septembre, je me suis rendu à l’hôpital avec l’intention d’assurer une présence amicale durant les heures creuses de la nuit. Je ne connaissais que trop bien Santa Maria della Scala, comme il s’appelle ; des années auparavant, j’y avais à deux reprises amené mon fils de deux ans tombé dans un coma convulsif. Dans la nuit tiède, reposante après la chaleur étouffante de la Toscane desséchée, j’ai garé ma voiture en face de l’hôpital, devant la somptueuse façade ouest de la cathédrale, prêt à consacrer plusieurs heures à veiller mon ami mort. À l’accueil, cependant, on m’a poliment informé que la camera ardente était fermée depuis minuit et qu’elle ne rouvrirait pas avant sept heures le lendemain matin.
J’ai fait demi-tour, en proie à une irritation dont j’ai eu immédiatement honte (quel sentiment mesquin et malvenu !) mais dont je ne saurais nier la présence. Que la veillée ait été interrompue à cause du règlement de l’hôpital ne diminuait en rien ma frustration : je n’étais pas tant frustré d’un acte pieux à l’égard d’un mort que d’un service à rendre aux vivants. J’avais prévu de remplir ce devoir important, en le relevant peut-être d’une pointe d’auto- mortification. Quand on est confronté à la mort, on se console comme on peut, et par consoler, j’entends plutôt distraire, et par on, j’entends je : ayant eu la possibilité d’échapper, au moins partiellement, à mes inquiétudes en accomplissant une bonne action, me retrouver privé de cet avantage provoquait en moi la colère. Toute échappatoire m’étant interdite, je n’avais plus qu’à me tourner vers mes sentiments « réels », ignorant encore ce qu’ils allaient être et peu désireux de le savoir.
Qu’ils aient pris une tournure inattendue, j’en ai eu confirmation le lendemain matin, quand je suis revenu à la camera ardente. La salle – la sala d’infermeria ou pellegrinaio, couverte de fresques sublimes peintes par Domenico di Bartolo et représentant des scènes remplies de personnages élégamment vêtus et chaussés de collants – était si vaste que s’y retrouver seul ou en compagnie de cinquante personnes endeuillées faisait peu de différence. On avait installé Calvino près des fenêtres, dans un cercueil hexagonal asymétrique, sous une courtepointe de satin blanc plissé qui le réduisait à la taille d’un enfant. Sur sa tête, qui dépassait de la courtepointe, on voyait les séquelles de l’opération : le côté droit rasé, le crâne traversé d’avant en arrière par un bourrelet, là où l’os avait été découpé ; pareils détails ne faisaient que souligner le contraste inévitablement terrifiant entre un visage qu’on a connu vivant et le même dans la mort. Une foule d’hommes et de femmes défilait devant le cercueil ; ensuite, ils ressortaient ou rejoignaient ceux qui s’installaient, assis ou debout, le long des murs. Un groupe de garçons de onze ans est entré, conduit par un enseignant. Pourquoi leur infliger pareil spectacle? ai-je songé. Mais beaucoup, en partant, versaient les larmes d’un authentique chagrin et on m’a expliqué que c’étaient des lecteurs de Marcovaldo : ils pleuraient le créateur d’un livre qu’ils aimaient. C’est grâce à eux que j’ai enfin réussi à distinguer clairement les grandes lignes de mes indési- rables sentiments.
J’hésite à mentionner mon amitié avec Calvino. Lorsque quelqu’un de célèbre et d’apprécié meurt, le nombre de ses amis augmente à une rapidité louche; et personne n’a envie d’être considéré comme un rallié de la dernière heure. En outre, si nous entretenions des relations chaleureuses, nous étions loin d’être intimes, si bien que je ne puis livrer aucune de ces visions personnelles que suggère le mot amitié. J’évoque notre amitié parce que j’ai compris que le chagrin provoqué par la mort de Calvino ne tenait pas seulement à la perte d’un être cher. Je pleurais l’écrivain autant que l’homme, et à l’époque, cela me perturbait et continue d’ailleurs à me surprendre. Toute la bibliothèque d’Alexandrie a pour moi moins de valeur que la vie de quelqu’un que je connais : comment la perte de cette présence, à l’intelligence et la bienveillance déme- surées, pouvait-elle être dépassée ou du moins absorbée par la disparition d’Italo Calvino le romancier, le conteur, l’essayiste, le journaliste ? En général, à la mort de nos proches, on a le sentiment d’avoir « perdu » ce qu’ils étaient seuls à nous apporter et dont il faudra désormais se pas- ser ou sinon le trouver ailleurs. Avec Calvino, je savais, à l’instar de certains de mes collègues, que j’avais perdu un champion et un défenseur irremplaçable : le porte-drapeau triomphant de l’équipe jamais-tout-à-fait-respectable d’écrivains qui perpétuent la tradition moderniste en prose.
Durant toute sa carrière, Calvino a manifesté dans son œuvre un prodigieux pouvoir de séduction. Quelle que soit la difficulté ou la singularité du sujet, ses lecteurs se laissent immanquablement entraîner par un sortilège qui tient ses délectables promesses. Plus précisément, la difficulté et la singularité mêmes de ce qu’il propose se transforment en instruments de séduction, si bien qu’ap- prendre que notre héros ne redescendra jamais des arbres, ou que nous-mêmes avons été sélectionnés comme héros ou héroïne, n’apparaît pas comme un douloureux moment de défi ou d’entêtement, mais comme l’occasion de péné- trer dans un monde qui combine les attraits du plaisir ras- surant à ceux de la découverte. À pareil moment, on sait qu’on quitte l’univers familier de la représentation et de la probabilité psychologique – l’univers de la fiction traditionnelle –, mais cette séparation provoque en nous un soulagement qu’on associerait volontiers à la relecture des livres préférés de l’enfance. Pour cette facette de son génie, Calvino était sans égal. Encore mieux que Queneau, il a su approfondir son investigation radicale des possibilités fictionnelles sans s’aliéner le lecteur (le lecteur présent à des degrés divers en chacun de nous), moins attaché à des modes inédits de narration et de conjecture; ne pas s’aliéner le lecteur, plutôt l’engager dans une interrogation ardente, ardue de l’univers, de la langue, de l’univers de la langue. Calvino pouvait revendiquer sa célébrité et sa popularité comme une victoire exceptionnelle. Comme si on avait récompensé Raymond Roussel en lui attribuant le titre de génie de la recherche scientifique.
Victoire d’autant plus digne d’admiration si on se souvient que Calvino, au cours d’une conférence donnée l’année dernière, a affirmé que tous ses livres étaient ins- pirés par des problèmes qui lui paraissaient insolubles. La remarque est doublement éclairante. Premièrement, elle suggère que chez Calvino, les questions viennent tou- jours en amont des conclusions – le mot écrit fournit de la matière pour « jouer à cache-cache », mais jamais pour « trouver »; il savait donc que la réalité s’établit à travers des processus qui se situent à l’extérieur des présupposés conventionnels sur le savoir et l’expérience. Calvino ne se faisait pas d’illusion sur la capacité d’une intelligence rationnelle, même aussi pénétrante que la sienne (qu’il n’a jamais reniée ni dénigrée), à prendre la mesure du monde. Il ne se faisait pas d’illusion sur le langage qui ne correspondait pas à grand-chose au-delà de lui-même, ou, sinon, à rien d’autre qu’à un autre langage – des signes de signes… Il ne se faisait pas d’illusion sur la portée de l’identité individuelle : le mollusque crée aveuglément, désespéré- ment, sa propre coquille. Il ne se faisait pas d’illusion sur l’importance de l’homme dans l’univers – pour lui, nous sommes des insectes au flanc d’une montagne et prétendre le contraire n’a fait que transformer l’humanisme en une nouvelle piété. En d’autres termes, cette affirmation montre à quel point sa pratique de l’écriture le place directement dans une position moderniste radicale. Elle tend également à expliquer son succès public et peut-être même son succès tout court1 : confronté à un problème qui n’a pas de solu- tion envisageable, un écrivain doit en trouver une inenvi- sageable. Il doit en inventer une alors qu’il écrit à partir de « rien », et s’il n’a pas honte, s’il n’a pas peur ou s’il n’est pas, pour quelque autre raison, avare de lui-même, il asso- ciera le lecteur à sa lutte pour simuler, deviner, établir ce qui peut fournir et éventuellement fournira la solution dont l’absence a été pour lui source d’inspiration. Je soutiens que Calvino fait cela sans faillir. Ce n’est pas ici le lieu de décrire la façon dont il s’y prend, mais il suffit de regarder ses intermédiaires de fiction, comme Qfwfq et Palomar, pour obtenir une première preuve de mon assertion.
À plusieurs occasions, Calvino a écrit sur la mort avec la séduction de son originalité habituelle et une lucidité qui pourrait nous frapper par son côté sinistre si elle n’était imprégnée d’une forme d’acceptation qui va au-delà de toute modestie ou humilité. De tels passages consolent un peu de la perte de leur auteur ; tout de même. Par exemple, à la fin de la partie « Priscilla » de Ti con zero (Temps zéro), Qfwfq, envisageant sa propre mort, se fait la réflexion que la discontinuité dans la vie individuelle s’est révélée néces- saire pour son existence même. L’alternative à notre monde de mortels sexués aurait été un monde d’éponges immortelles et autoreproductrices; d’un tel monde, notre présence, aussi brève soit-elle, aurait été définitivement exclue. Maintenant, pense Qfwfq, les immortels sont morts et, du moins pour le moment, nous, les discontinus, sommes les vainqueurs. Et déjà un nouveau continuum nous entoure – « le tégument des mots que nous sécrétons en permanence ». Comblant l’espace entre la naissance et la mort, le continuum devient « tout ce qui est langage dans son sens le plus large » – groupes de signes, idéogrammes, nombres, cassettes d’enregistrement, relations sociales, relations familiales, institutions, panneaux d’affichage, bombes au napalm. Ce mécanisme compliqué poursuit son développement jusqu’à atteindre une congruence avec le monde entier :
« Tout, à un certain point, tend à se resserrer sur moi, y compris cette page où mon histoire cherche un finale qui ne la conclurait pas, un filet de mots où un moi écrit et une Priscilla écrite en se rencontrant se multiplient en d’autres mots et d’autres pensées, mettent en marche la réaction en chaîne par laquelle les choses fabriquées ou utilisées par les hommes (c’est-à-dire les parties de leur langage) puissent acquérir à leur tour la parole, et que les machines parlent, échangent les mots dont elles sont faites, les messages qui les font se mouvoir. Le circuit de l’information vitale qui court depuis les acides nucléiques jusqu’à l’écriture se prolonge dans les rubans perforés des automates fils d’automates : des générations de machines meilleures que nous peut-être continueront à vivre et à parler des vies et des paroles qui ont aussi été les nôtres ; et traduits en instructions électroniques, le mot moi et le mot Priscilla encore se rencontreront. »
Traduit de l’anglais par Laurence Kiefé
(Publié pour la première fois dans Review of Contemporary Fiction, 1986 et repris dans Le cas du maltais persévérant)
(« Harry Mathews » photo Sigrid Estrada ; « Italo Calvino » photo D.R.)
Harry Mathews
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurence Kiefé, Marie Chaix et Héloïse Raccah-Neefs
POL, 2013
432 pages, 25 euros
8 Réponses pour Italo Calvino en sa « camera ardente »
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…les moeurs à devinés,…de la réalité de l’exploitation des hommes par d’autres hommes,…
…ou, vivre,…en ignorant volontairement, la société hiérarchique des esclaves modernes de la société de consommation,…
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…ou la » bonne » société à cacher sa fainéantise et son égoïsme,…sous le beau » tapis persan « ,…Dieu » patron « , n’y verras que du feu,…il resteras toujours des prétextes et persuasions légitimes,…pour expliquer ce détail,…d’oisiveté et nonchalance,…
…par un ordre imprévu qui ne pouvait attendre dans son exécution immédiate,…des pots de fleurs à tourner pour l’orientation au soleil,…
…ou en découdre pour replacer un bouton vacillant de braguette, à genoux le pied lever,…c’était avant-hier mon Dieu, que le temps passe vite,…
…etc,…un autre bouton se retrouverait-il vacillant ce matin,…
…merci,…mon Dieu,…la fessée,…Oui,…sans culotte,…of course,…
…etc,…toutes ces civilités,…à foison,…pour l’emploi d’une place maîtresse,…l’école des pipa’s offshore,…
…etc,…Stop ou encore,…mon Dieu,…
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…la guerre des horloges, des montres,…et des pendules,…
…et puis,…quoi encore,…le sablier,…à la faucille et au marteau,…
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…l’heure c’est l’heure,…et » crise « ,…c’est du profit,…pour mon moulin du précipice et à torrent d’eaux,…
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…mon tournedos au balancier,…à l’abris des voyages,…chaque tranche salée,…en fût,…
…dessalée ce morceau, cette morue,…enfarinée moi cette chair tendre,…sur la poêle à l’huile d’olive,…
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…ces mesures en démesures pour ces chats à l’ourlet en prose,…contenants contenus,…la tête reposée,…etc,…
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Merci pour la re-publication de ces lignes de 1986 et, d’abord, merci à Harry Mathews pour leurs deux volets : celui de l’amitié et celui qui évaluait, qui évalue l’importance durable de l’écrivain Italo Calvino.
Je n’ai pas rencontré personnellement Calvino, et cependant son décès m’a fait une vraie peine. C’est que son oeuvre -je crois avoir tout lu- m’accompagnait depuis la fin des années 50, à commencer par la « Trilogie » et les « Cosmicomics », dont j’ai tâché de communiquer le goût à mes enfants dès leur propre adolescence.
Mes préférences vont aujourd’hui aux « Invisible Cities » (j’ai lu la première fois cet ouvrage dans la traduction ango-américaine de William Weaver) et à ces « Leçons américaines » publiées après la mort de leur auteur avec la présentation d’Esther Calvino : elles sont pour moi une leçon de littérature qui ne me quitte pas, et d’autant que les exemples qui y sont donnés relèvent d’une sensibilité et d’une sûreté exceptionnelles.
Pardon : « anglo-américaine »…
Merci pour avoir ramené en surface ce texte, c’est une occasion pour aller chercher l’original au garde-meuble.
1986 ce fut ma dernière ‘Estate Musicale Chigiana’. Je ne me souviens pas du programme, mais d’une longue conversation téléphonique avec une connaissance de festival que l’agonie de Calvino ‘condamnait à ne pas partir de Sienne’ !
Je me souviens qu’il attribuait à la rédaction de ‘‘Lezioni americane’’ — aux difficultés de la conception — la responsabilité du mal qui avait touché son ami, et il me reprochait de ne pas le soutenir (lui, pas Calvino) en ce moment crucial de sa vie, de ne pas être là pour lui — vers le 19 août j’étais rentré à Milan.
Ce qui est absurde c’est que j’ai certes côtoyé Calvino, mais, comme beaucoup d’autres, sans participer d’une intimité, ou habitude, qui m’aurait autorisé à parler d’amitié. Une seule fois nous avons échangé une dizaine de phrases, ce fut dans un restaurant de Certaldo Alto, et ce ne fut pas une conversation qui mérite que l’on s’en souvienne — la qualité du poulet si ma mémoire est bonne. Il n’y avait donc aucune raison que je m’impose à la famille.
Ma connaissance de festival n’avait non plus des bonnes raisons de s’imposer à la famille du reste… mais ça je ne l’ai su que l’année d’après quand à Salzbourg quelqu’un (jamais vu ni connu) m’a informé que moi, j’étais quelqu’un qui aurait fait n’importe quoi pour ne pas me retrouver au chevet d’un mourant… tandis qu’untel, etc., et là je ne vous dit pas les commérages… enfin c’est par ces commérages que j’ai su que Calvino était plutôt un ami imaginaire de ma connaissance de festival… d’autre part, envers et contre les apparences, nous sommes des gens civilisé et on ne va pas maltraiter un voisin de table seulement parce qu’il est un peu envahissant… Enfin, peu importe, maintenant que ces événements me reviennent à la mémoire, je constate qu’ils donneraient une bonne histoire dans les cordes de Cortázar : une histoire où Calvino serait simplement un homme qui meurt.
Italo Calvino n’est pas mort et ne saurait mourir. Tous ceux qui ont lu « la Journée d’un scrutateur » et ne se sont pas remis de ce livre bouleversant le savent. Souvenez-vous du sublime avertissement : « L’humain va jusqu’où va l’amour ; il n’a d’autres limites que celles que nous lui donnons « .
Ce texte fait partie d’un recueil de critiques littéraires écrites entre 1975 et 2002. Harry Mathews y parle aussi bien de Lewis Carroll que de Lautréamont, de Georges Perec que des surréalistes, de l’Oulipo que d’Edmund White. La plupart de ces textes n’avaient jamais été traduits. C’est maintenant chose faite et le livre vient de sortir aux éditions POL sous le titre Le Cas du Maltais persévérant. J’ai eu le grand plaisir de traduire ce qui était inédit en français, dont cet article sur Italo Calvino que vous venez de lire.
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