Yves Laplace des héros de Plainpalais
Ce n’est pas pour me vanter mais je suis en mesure de vous confirmer que la Suisse n’existe pas. Je le sais : j’en reviens. Il y a bien la Confédération helvétique, mais elle n’a qu’une réalité administrative, officielle, institutionnelle. Sans grande importance. On aurait pu croire que ce grand (imaginez un peu si on y dépliait les montagnes) et beau pays s’était autodissout et fondu dans le grand neutre à force de neutralité. En fait, ce microclimat identitaire au cœur de l’Europe, dont on croit à tort qu’il en serait le laboratoire, et qui est le pays le plus heureux du monde d’après un récent rapport, n’existe pas car ses habitants ne sont pas si suisses que ça : leur identité est prioritairement cantonale. En Suisse, vous rencontrerez des bâlois, des zurichois, des genevois, des vaudois, des valaisans, des zougois, des appenzellois, notamment, mais finalement peu de suisses autoproclamés.
En ouvrant Plaine des héros (342 pages, 19 euros, Fayard) d’Yves Laplace (Genève, 1958), je croyais qu’il s’agissait d’une sorte de biographie romancée d’un personnage pittoresque et assez allumé. Pensez donc : un collabo suisse ! Mais oui, il y a en eu un, bien que son pays ait échappé à l’invasion, l’occupation, l’exploitation, la répression, la vassalisation. Il n’était pas nombreux dans son cas. Pas le genre de la Maison.
Le bonhomme s’appelait Georges Oltramare (1896-1960), journaliste, poète, homme politique, comédien, dramaturge, agitateur passablement agité natif du Petit-Saconnex. Drôle de pistolet que celui que les genevois de l’entre-deux-guerres appelaient « le beau Géo » ; l’éditeur Jean-Marc Roberts, disparu avant de publier le livre, avait d’ailleurs suggéré qu’il s’intitulât « Le beau Géo », titre qui fleure bon la Nouvelle Vague, mieux que Plaine des héros qui, malgré l’euphonie avec Plainpalais, fait résonner plutôt l’inoubliable Place des héros de Thomas Bernhard. A la fin, la structure narrative en gigogne est tellement bien faite que tout se mêle et se mélange, plaine, place, plainpalais, laplace, mais les héros dominent toujours.
Sa belle plume, on peut l’apprécier dans les colonnes du journal de la Société des nations. Mais pas que ! Dans celles de son journal Le Pilori aussi. Par ses articles et ses philippiques, il aimerait pousser le Suisse moyen a remplacé le démocratique coup de chapeau par le bras tendu à la romaine. Il se distingue par ses appels au meurtre, publiquement lancés et relancés depuis la tribune de la salle communale de Plainpalais, grand-place au coeur de Genève, contre « le bolchevik vaudois » Léon Nicole et « le juif russe ukrainien » et président du Parti socialiste Jacques Dicker, arrière-grand-père du futur romancier à succès Joël Dicker. Dehors, l’armée tire sans sommation sur des manifestants qui dénonçaient la tenue du meeting fasciste. Un massacre : 13 morts, 65 blessés ce 9 novembre 1932. Des inscriptions sur un monument à leur mémoire leur rendent hommage. Les Suisses ne s’énervent pas souvent, manifestent peu et croient en la démocratie directe au point de voter tous les dimanches ou presque. Mais quand ils s’énervent… Il est vrai qu’ils n’ont connu ni guerre ni occupation depuis cinq siècles (Marignan 1515), si ce n’est quelques annexions et de brèves guerres de religion.
Marié en premières noces dans la meilleure société à une Pictet de Rochemont, il a son parti, sa milice, ses nervis, celui qu’on appelle aussi, dans un registre un peu moins trivial, « »le petit Duce de Genève. Il se radicalise, change de mécène, passe du fascisme au national-socialisme. L’argent ne vient plus de Rome mais de Berlin. Sous l’Occupation, il tient une chronique patriotique à Radio-Paris sous le pseudonyme de Charles Dieudonné (quelle famille !) et sous le titre « Un Neutre vous parle ». Tu parles d’un neutre !
Scindé en deux parties, la première sur le ton d’un opéra-bouffe, la seconde à la manière d’une enquête sur les traces d’un disparu, et les deux s’articulant, le tout est mi-sérieux mi-délirant, plein d’humour, même si l’on ne sait plus si le burlesque genevois relève du lard ou du cochon. Y a-t-il vraiment un club de nageurs dit « plage de l’ONU » à Genève ? et pourquoi pas. Mais le petit Duce de Genève a vraiment existé, certifié, et il est incroyable qu’aucun romancier n’ait songé auparavant à s’en emparer pour le guignoliser en le célinisant sur les bords.
En réalité, ce tableau d’époque est, par son projet, si original, qu’on peut y lire en creux une exploration sans pareil de l’âme de la non-Suisse. Un pays, que dis-je, un monde, une âme, vus par Grégoire Dunant, neveu d’Oltramare, qui a passé son enfance et son adolescence dans son ombre portée, rencontré, exploré et réinventé par l’auteur dans toute sa complexité après avoir longuement parlé avec ledit neveu et exploré ses malles.
Fin de partie : arrêté par les Alliés à Sigmaringen, extradé vers la Suisse, Oltramare est inculpé pour atteinte à la sûreté de l’Etat, relâché grâce à l’intervention de sa famille, arrêté quelques temps après pour ses activités pro-allemandes, condamné à trois ans, relâché peu après pour bonne conduite. La justice française, elle, le condamne à mort par contumace. Il écrit ses Mémoires, vit sur ses succès féminins, partage sa vie entre Genève et l’Espagne et surtout Le Caire où l’on reconnaît sa voix sur les ondes de la Voix des Arabes, appelant au meurtre de devinez qui, toujours les mêmes.
Drôle de zig, Oltramare le matamore, qui doit son nom d’outre-mer aux origines génoises de sa famille. Il fait penser parfois à Léon Degrelle, par son côté fanfaron, séducteur, embobineur, démagogue, narcissique, mégalo, sauf qu’il n’avait pas tant de troupes derrière lui. Lui aimait le théâtre passionnément. Et d’après Yves Laplace, qui reconnaît avoir été séduit tout en se situant à tous points de vue aux antipodes du personnage « c’était un pamphlétaire hélas très efficace et qui a beaucoup fait rire les Genevois de l’entre-deux-guerres ». Il l’a transcendé en littérature. Cela devient vite une histoire de famille. Au sens large. Avec notamment Olga, la tante du narrateur, seconde épouse du beau Géo. C’est là que pour Yves Laplace, archiviste dans l’âme, son personnage incarne le génie suisse :
« Oltramare ne nous a pas quittés. Il nous colle à la peau : un fond de teint. Il est toujours avec nous. Avec notre parti des Automobilistes. Avec Vigilance. Avec le Mouvement des citoyens genevois. Avec l’Union démocratique du centre. Avec tous les autres. Oltramare ne nous quittera jamais. Oltramare, c’est nous »
D’où certaines résonances avec l’actualité. Oltramare comme métaphore de la mauvaise conscience de la Suisse. D’où le déni et l’oubli dont il est désormais l’objet là-bas. D’où l’intérêt que le romancier lui porte. A travers son aventure, il peut se livrer indirectement et en abîme à son vrai projet littéraire : reconstruire la mémoire éboulée de son propre père récemment disparu, et à travers cette entreprise, exhumer la mémoire de son enfance passée à écouter les récits de l’avant-guerre genevoise dont Oltramare était l’infatigable animateur. Doué, il l’était. Mais qu’a-t-il fait de ses dons ? Peut-être Yves Laplace s’est-il emparé de son histoire parce qu’ « il massacra l’enfant prodige qu’il fut ». Risqué puisqu’il se demande si, à force d’examiner les Suisses à travers ce prisme, il ne serait pas lui aussi « devenu tout à fait fasciste, à force ». Mais non, pas lui ! Lui ne passe pas ses week-ends depuis des années à coller des affiches, ratonner les étrangers ou casser des meetings : le dimanche, quand il n’écrit pas des romans, des pièces de théâtre, des essais, il est depuis trente ans arbitre de football.
A défaut de la Suisse, la littérature suisse existe-t-elle ? C’est déjà mal poser le problème. La littérature romande alors, peut-être ? Pas tout à fait. Pour preuve, la réédition du grand livre sur la question, la somme incontournable sous l’autorité de Roger Francillon, professeur émérite de l’Université de Zurich Histoire de la littérature en Suisse romande (1726 pages, Zoé). La nuance ne vous a naturellement pas échappé. On n’est pas moins essentialiste. A l’origine en 1999, cette brique à la couverture bleue tirant sur l’IKB tenait en quatre volumes. Augmentée, elle tient en un seul. Mystère helvète des poids et mesures.
Pas moins de sept siècles d’écriture y sont rassemblés, disséqués, analysés. Ils sont des centaines, et de plus en plus nombreux depuis vingt ans, à être écrivains en Suisse romande. Leur point commun est purement technique : leurs éditeurs (quand ceux-ci ne sont pas parisiens), leur biographie… Comme les autres, ils appartiennent à leur canton et se revendiquent d’une langue commune, le français, ce qui n’est pas rien quand on écrit. Quant à l’identité suisse… La question linguistique n’y est pas étrangère, comme le montre le journaliste Christoph Büchi dans Mariage de raison. Romands et Alémaniques, une histoire suisse (464 pages, Zoé).
En fait, un ouvrage tel que l’Histoire de la littérature en Suisse romande trouve encore sa justification dans la volonté farouche de répéter que la littérature française n’est pas toute la littérature de la langue française, et que dans le concert francophone, les écrivains romands entendent être traités sur un pied d’égalité avec les autres. Cette histoire jette loin en arrière ses filets puisqu’elle débute avec Oton de Grandson, né vers 1340, présenté comme le seul poète important d’origine noble de la littérature française de son époque, et s’achève avec Agota Kristof, récemment décédée, et d’autres exilés.
On s’en doute, le nouveau chapitre final fait la part belle à Jacques Chessex, Etienne Barilier, Claude Frochaux, Bertil Galland, Daniel de Roulet, Jean-Luc Benoziglio, Jean-Marc Lovay, Philippe Jaccottet, Robert Pinget. Le public français les connaît, d’autant qu’ils ont souvent été publiés par des maisons parisiennes. Mais connaissent-ils seulement, à défaut de les avoir lus, les noms de leurs glorieux aînés, les grands classiques Ramuz, Cingria, Chappaz ? Ils ne savent pas ce qu’ils ratent. Tous ne sont pas dans la Pléiade… C’est peu dire que cette somme d’une grande richesse est appelée à rester longtemps “la” référence sur la question.
Yves Laplace y est à sa place, on s’en doute, et plusieurs plusieurs fois qu’une. Des rappels sont utiles : son engagement pendant la guerre de Bosnie face à celui de l’éditeur de L’Âge d’homme Vladimir Dimitrievic; sa dénonciation en 1999 d’une littérature instrumentalisée par l’invention du concept de littérature romande “dans notre province” , ce qui explique mieux que son oeuvre soit présentée comme « explicitement rattachée aux tendances littéraires françaises » ; de toute façon, il tient la notion même de littérature française à l’égal d’une convention de manuel, alors la littérature romande…
A redécouvrir tout ce qui est dit de l’originalité du dramaturge en lui, on comprend mieux, soudain, d’où viennent la puissance comique et l’énergie de la langue de son dernier roman. On perçoit mieux l’ampleur de ce qui le hante, la filiation, depuis La Réfutation (1996) et Le cœur pincé (1997) sur l’encéphalite, l’aphasie, la guérison de son père, dédicataire vingt ans après de Plaine des héros.
(« Plainpalais aujourd’hui », « Georges Oltramare », la manifestation du 9 novembre 1932″, « le monument aux morts » photos D.R.)
806 Réponses pour Yves Laplace des héros de Plainpalais
C’est très étrange, ces réticences de la routine.
Once again.
C’est désolant, un peu.
Je reviendrai si j’ai des choses à dire sur un roman.
Le post envolé.
http://www.ac-orleans-tours.fr/fileadmin/user_upload/ia28/doc_peda/MDL/actions/poesie/Banques/L_humour_et_la_fantaisie/La_mome_neant.pdf
Le billet de Sophia Aram, c’est très drôle. Ce qui est encore plus drôle, c’est la gueule que tire dans le même temps E. Todd :
http://www.dailymotion.com/video/x2p0tgj_le-billet-de-sophia-aram-chkoune-charlie_fun?from_related=related.page.int.behavior-only.46757c346b081823cef089a41e4f026b143077105
t’as une pensée symétrique comme tous les farfadingues paranoïaques. Faut te détendre, tu y verras plus clair. Si si, essaie voir un peu, relax, relax !
Exactement!
Widergänger dit: 4 mai 2015 à 22 h 31 min
Exactement
Les esprits se sont visiblement échauffés et égarés ici : je préfère vous réorienter vers l’intéressante recension de Jean-Louis Jeannelle http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/06/25/les-lettres-romandes-si-proches-si-lointaines_4661297_3260.html)
Merci de cet article et de votre intérêt pour la littérature suisse romande et pour l’Histoire de la littérature en Suisse romande, Monsieur Assouline !
Ce que j’apprécie depuis l’adolescence, en Suisse et à la lecture des auteurs suisses, entre autres, c’est l’expérience de familiarisation et de « défamiliarisation », comme l’écrit très bien Jeannelle : expérience à chaque fois renouvelée, porteuse de surprises possibles et également de malentendus culturels et de déconvenues.
Intérêt qui ne s’est pas émoussé et qui s’est révélé enrichissant et porteur de sens à l’épreuve de l’altérité, fût-elle ressemblante, mais qui s’est parfois heurté, il est vrai, à l’incompréhension (moqueuse, méprisante ?) de certains Français, ceux-là même dont on aurait pu attendre, par leur statut ou leur formation, attention ou respect, ou au contraire à l’adhésion trop exclusive d’amateurs de curiosités et/ou de distinction intellectuelle et sociale.
C’est à vous maintenant : voyagez et lisez par vous-même !
MF
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