Tragédie racinienne en Hindoustan
Stéphanie des Horts a souvent décrit dans ses livres la puissance et le déclin de la haute société britannique (La splendeur des Charteris, Le diable de Rathcliffe Hall, La scandaleuse histoire de Penny Parker Jones). Elle a traqué aussi les dernières traces d’un génie français de la forme et de l’élégance (La Panthère. Le fabuleux destin de Jeanne Toussaint, joaillère des rois).
Dans son dernier roman, paru chez Albin Michel, Le bal du siècle, elle nous emmène dans les Indes de 1947, dans un temps si proche et si lointain où le Pakistan n’est encore qu’un projet âprement défendu par Jinnah, tandis que Gandhi, prêt à immoler sa vie pour défendre l’intégrité territoriale de l’Hindoustan, refuse la partition. Nehru, pour sa part, avec le sens du compromis qui le caractérise tente de faire plaisir à tous, et en premier au dernier vice roi, Lord Mountbatten. Ce dernier ne sait plus par quel côté aborder un problème qui le dépasse et encombre affreusement le gouvernement de son cousin le roi George VI.
Dans les anfractuosités de ce Raj agonisant, peuplé d’officiers anglais aux uniformes luxueux mariés avec la gloire rutilante d’un empire mourant, de fonctionnaires civils hallucinés par la fin d’un monde qui renouvellent par des températures brûlantes et humides leurs cols empesés, de Mem-sahibs racistes et méprisantes abritant la blancheur de leur teint sous la dignité de leurs ombrelles blanches, une difficile histoire familiale se trame. C’est celle de Shirin, une fille de maharadja mariée avec Jim Stanley, un serviteur de la couronne britannique. Leur union, qui les conduisit autrefois à braver les préjugés de leurs groupes respectifs, accuse les contrecoups de l’histoire. Dans le désordre affreux qui se prépare, tandis que l’on évoque le transfert imminent de millions de musulmans vers l’Ouest et d’autant d’hindous vers l’Est de cet immense territoire unifié par la poigne du colonisateur, Jack O’hara, le grand ami du couple mixte, lui même haut fonctionnaire, traîne après lui le cœur de Shirin et celui de sa fille Nina, encore adolescente.
Les protagonistes de cette tragédie sentimentale ne contrôlent pas la fatalité destructrice qui les hante. Elle reflète les premiers massacres ethniques en masse dont l’écho leur parvient. « C’est Vénus toute entière à sa proie attachée » qui prend avantage de l’effondrement des repères pour torturer ses victimes, battant le rythme d’un quatuor où Jim, le mari, s’enfonce inexorablement dans l’alcool. L’attraction qui pousse les personnages les uns vers les autres, au mépris des règles de la morale universelle n’est pas l’effet d’une provocation insouciante et mondaine. Il semble que les lois de la raison ne puissent s’appliquer à ces êtres qui pourraient déclarer comme Phèdre dans son désespoir : « J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux, le ciel tout l’univers est plein de mes aïeux ».
Il m’est arrivé de lire la généalogie de certaines familles princière indiennes ; on y voit souvent le soleil et la lune apparaitre dans les branches d’un arbre remontant à la rédaction du Ramayana. Dans cette contrée du monde où l’exigence spirituelle désincarnée s’entrechoque avec la sauvagerie des instincts et l’asservissement à la nature, Shirin et sa fille Nina ne sont pas mues par l’orgueil. Il se trouve que leurs pulsions obéissent à un ordre supérieur, indépendant, illogique, étranger à l’hypocrisie propre à l’Europe. Si leurs dérives les entraîneront vers le déchiquètement de l’extrême, c’est parce que le balancier prudent de l’Occident est absent de leur psyché. Ce qui me fait penser que Phèdre est plus asiatique que proto-européenne.
Précisément, en contrepoint de cette tragédie des sens qui se joue dans le huis clos des maisons coloniales de Lahore et des chalets de style écossais de Simla, l’auteur décrit le bal fameux qui donne son nom à son roman. Nous sommes à Venise, en Septembre 1951. Charlie Beistegui, un milliardaire et esthète mexicain au regard bleu de fer impitoyable, donne dans son palais du Cannaregio la soirée costumée la plus fameuse de l’histoire de la mondanité. L’empire anglais des Indes s’est déjà fondu dans deux nouveaux états déchirés. Une guerre qui n’est pas toujours froide les affronte. Les fours d’Auschwitz sont encore chauds. La belle Nina aux attaches fines et au teint doré est devenue mannequin, entre Londres et Paris, ou horizontale de haut vol à ses heures. Elle va retrouver au bal Jack O’Hara, l’amour de sa jeunesse, mais surtout le dernier reflet de ses parents.
Le bal Beistegui réunit tout ce que le monde compte de têtes découronnées, d’aristocrates excentriques, d’écrivains mondains et parfois talentueux, d’artistes consacrés, de couturiers et de décorateurs enfin admis dans les salons, de milliardaires épris de mythes et de réjouissances exclusives. Cette messe orchestrée d’un main grandiose baptise le nouvel avatar d’une civilisation européenne inconsciente de sa mort prochaine : la café-society. Ce qui restait après 1918 du « monde » homogène, basé sur la naissance a été enseveli par la seconde guerre. Un nouvel ordre social est né qui réconcilie avec souplesse le luxe rodé de la vie diplomatique avec la complaisance propre aux maisons de passe. Le divorce, l’homosexualité publique, l’origine douteuse des fortunes et des titres ne sont plus des obstacles pour en faire partie, pourvu que les aspirants au nouveau club aient de l’allure, du charme, un sens des traditions esthétiques et vestimentaires.
Nous sommes encore très loin de l’ « ère néo vulgaire » dont le prince Dado Ruspoli qualifiait ce que la mondanité d’aujourd’hui est devenue. Nina et Jack évoluent entre les masques, les dominos, les vivats de la foule vénitienne massée sur les quais qui scande « la Republica è viva », dans l’illusion de ce que cette reconstitution prodigieuse d’un soir ressuscite la Sérénissime. Dans un brouhaha de conversations tronquées merveilleusement rendu par l’auteur, de médisances portées au niveau de l’art, d’ « entrées » des reines de Paris et de Londres vêtues par Dior, Schiaparelli et Fath, au son des violons de Vivaldi puis des mambos, les deux derniers protagonistes du quadrille maudit se retrouvent. Ils sont des épaves psychologiques d’univers fracassés, mais ils sont encore très beaux, merveilleusement déguisés. Ils parlent, dansent, s’expliquent, lèvent les voiles sur les secrets intimes qui définissent leurs destins.
Il n’y a aucun espoir dans le roman de Stephanie des Horts, seul le constat impitoyable de la fin des civilisations formelles. L’auteur l’exprime dans une langue fluide, féminine, intuitive qui fait écho à celles de Colette, de Louise de Vilmorin, de Nancy Mitford et parfois de Vita Sackville West, peu connue en France. Il existe plusieurs cadences dans la littérature de cette dernière ; celle moqueuse, caustique qu’elle utilise dans The Edwardians, celle apaisée de All passions spent. Le roman de Stéphanie des Horts se réfère fondamentalement à la première manière.
Soixante ans après le bal du siècle, chant d’un cygne européen égoïste, narcissique et inconscient de mourir, Stéphanie des Horts confronte le lecteur avec les signes propres aux changements d’époques.
RALPH TOLEDANO
(« Ralph Toledano » photo Passou ; « Nehru annonçant l’assassinat et la mort de Gandhi aux grilles de Birla House » photo Henri Cartier-Bresson)
3 Réponses pour Tragédie racinienne en Hindoustan
le transfert imminent de millions de musulmans vers l’Ouest et d’autant d’hindous vers l’Est
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Au Bengale, c’était l’inverse: les Hindous vers l’ouest et les musulmans vers l’est. L’Orient désorienté.
Très déçu en lisant le livre d’apprendre que le pandit Nehru n’a pas bibliquement connu les anfractuosités de Lady Edwina.
« Les fours d’Auschwitz encore chauds », se justifient dans l’article, on saisit bien la très dure mais acceptable image, ce n’est pas comme celle que deux critiques de cinéma (l’une du mag Grazia, une fille bien pourtant, l’autre journaliste spécialisée du service public de France 2), parlant du fil de Laszlo Nemes, Le Fils de Saul, se permirent : « C’est un film de genre sur fond de Shoah (verbatim). »
La mousson doit être arrivée, Bloom et les Indiens, je l’espère de tout coeur, n’ont plus à souffrir des 111 ° F de l’éprouvant mois de mai.
Bahout atcha.
Merci pour lui, xlewm, mais Bloom a une santé à toute épreuve.
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