Résurrection d’un roman macédonien
Quand j’évoque le titre de ce roman unique de Živko Čingo, La Grande eau, j’ai le cœur qui chavire. C’est à cause de ce texte, ou plutôt grâce à lui, que je suis devenue traductrice littéraire. Je devrais parler de vocation, car à l’époque j’avais déjà un métier passionnant, le journalisme.
Je revenais de reportage en Macédoine et, comme toujours, ma valise était pleine de livres. Connaissant mon intérêt pour la littérature, les écrivains et les éditeurs de mon pays natal n’hésitaient pas à me charger d’une quantité invraisemblable d’ouvrages qui ne manquaient pas de me poser quelques problèmes à la douane. L’année précédente, j’avais traduit et, par miracle, trouvé un éditeur courageux pour publier le premier roman macédonien en France : Western Australia de Bozin Pavlovski. Un livre qui a été très remarqué. Mais, je dois dire, que je l’avais fait plutôt par défi que par l’intention sérieuse de me consacrer à la traduction.
C’est alors qu’en défaisant ma valise je suis tombée sur un tout petit livre dont la couverture n’avait aucun attrait. D’un vert terne et un peu défraichie. Le titre cependant m’avait intriguée: La Grande eau . Et le nom de l’auteur, Živko Čingo, ne m’était pas inconnu. Ses récits intitulés Paskvelija avaient provoqué quelques années auparavant l’enthousiasme de la critique en Macédoine mais aussi la méfiance du pouvoir, pour ne pas dire une véritable panique dans les milieux politiques. Et le jeune auteur commençait à sentir le souffre. On le comparait à Isaac Babel par la vivacité du regard qu’il portait sur la période post révolutionnaire et par les couleurs impressionnistes de sa narration.
La grande eau était son premier roman. J’apprendrai plus tard qu’il l’avait écrit en quinze jours, mais « tout était déjà dans ma tête, de la première à la dernière phrase », me dira-t-il lors de son passage à Paris. J’ai lu ce magnifique texte d’un seul trait, envoûtée par ce magicien des mots. Et, je me souviens comme si c’était hier, du passage qui a été pour moi décisif :
« Chère eau ! Le soleil du soir s’était couché sur les vagues, s’était donné à elles. Imaginez un peu : fil par fil, il se dénoue de la pelote dorée du jour. A cet instant, la Grande eau ressemble à un énorme métier à tisser qui tisse lentement, sans faire de bruit. Par une voie secrète, tu vois, tout cela se transporte sur le rivage. Que je sois maudit, même les arbres et les oiseaux descendus sur leurs branches s’étaient mis à tisser ; des filets dorés, comme ceux des araignées, flottent sur la grève. Des nids étonnants, je le jure. On dirait que la même chose arrive aussi aux hommes qui, saisis d’une émotion bizarre, apparaissent et disparaissent derrière les fenêtres fermées. Que je sois maudit, comme s’ils avaient peur de les ouvrir. Mais leurs regards les trahissent, on voit tout en eux, l’eau est rentrée en eux et les a pris…Tout, tout s’est transformé en un énorme, un étonnant métier à tisser qui tisse sans cesse et sans fatigue. C’est ainsi que le ciel frémissant du sud s’ouvre petit à petit au-dessus de nos têtes. Des milliers, d’innombrables petites veilleuses s’allument sur le firmament du sud. Et vous avez l’impression que l’eau n’attendait que ce moment, vous l’entendez s’élancer bruyamment. Elle est partout à ce moment-là, que je sois maudit, sa voix domine tout, elle règne alentour. Oh, cette vague douce ! Je le jure, c’était la voix de la Grande eau. »
Au bord de ce paradis terrestre : un orphelinat où se retrouvent les victimes les plus démunies de la folie humaine. Là, entre une cour transie et un mur paraissant s’élever jusqu’au ciel, une horde triste, en rang, apprend les règles de la nouvelle société. Et là se rencontrent, aussi, le narrateur et son ami Isaac, figures poignantes d’enfants rêveurs qui s’envolent ensemble vers quel « pays où l’on n’arrive jamais » :
« Le mur entourait l’orphelinat comme une couleuvre cachée. Énorme. Si elle t’enlace, elle te prend avec sa queue et il n’y a plus de fuite possible. Oh mon Dieu, ces affreuses matinées près de ce mur. Sans pitié. Chacune d’elles semblait engloutir un enfant. L’image du matin à l’orphelinat reste pour moi l’une des choses les plus terribles de ma vie. On pouvait voir partout, le long de ce mur, des enfants trop tôt réveillés, en plein rêve trouble et profond, leurs yeux chassieux devenus bleus et fiévreux. La plupart d’entre eux étaient pieds nus, mal habillés, tels qu’on les avait ramassés. Pour se débarrasser du froid des petits matins (mon Dieu comme la rosée sait mordre), – ils faisaient une longue gymnastique stupide, sautillant sans cesse, un-deux, de gauche à droite, en haut en bas – réchauffant un peu leur âme de cette façon. Que je sois maudit, l’âme. C’est elle qui avait le plus froid, l’âme était de glace.
Je vois encore les enfants courbés comme des vieillards, des enfants qui aspirent l’air avec peine et l’expirent encore plus difficilement, des enfants qui ne courent pas mais qui rampent dans la poussière, des enfants qui ouvrent à peine la bouche pendant toute la journée. Parfois, cela durait des jours et des jours, parfois cette image se répétait au fil des mois. Jour et nuit. Des enfants muets, que je sois maudit, fixant obstinément le mur. Il n’y avait, à vrai dire, rien à faire. Tu comprends, tu es entouré par ce mur maudit. Pas d’issue, tu es séparé du reste du monde. Que je sois maudit, tu es entouré de tous les côtés. »
J’ai commencé à traduire ce texte tout en le lisant. C’était irrésistible. L’idée de le faire publier ne m’effleurait même pas. Un éditeur, après avoir appris par ouïe-dire que je travaillais sur un texte de Čingo, est venu me voir en me disant « je le publie immédiatement ». C’était Vladimir Dimitrijevic. Et La Grande eau est parue quelques mois plus tard, en 1980, aux Editions L’Age d’homme.
Quelle énorme satisfaction de voir avec quel enthousiasme la critique française a salué ce grand écrivain au nom impossible à prononcer, venu d’un pays inconnu ! Ghislain Sartoris dans Le Magazine littéraire, Gilles Costaz dans Le Matin, Lucien Curzi dans L’Humanité, Jérôme Garcin dans Les Nouvelles littéraires, France Culture lui a consacré plusieurs émissions et le Monde a publié sa nouvelle « La fille de l’oncle From » qui sera ensuite classée parmi les 40 meilleures nouvelles de l’année.
Puis le temps a passé et La grande eau est tombée aux oubliettes en France. J’ai parcouru les pays de l’Est qui se préparaient à rejoindre l’Union européenne. Je me suis réjouis lorsque j’ai appris que ce merveilleux texte avait été traduit en anglais, en russe, en serbe et qu’il avait été adapté au théâtre, et au cinéma par Ivo Trajkov en 2004.
Et comme la chance n’arrive pas par hasard, il y a quelque mois j’ai fait connaissance d’un jeune éditeur, Benoît Virot, qui venait de créer sa maison Le Nouvel Attila. Il avait une envie folle de rééditer le fameux Dictionnaire khazar du serbe Milorad Pavic, (publié par Pierre Belfond en 1980), qui était devenu entre temps un best-seller mondial. Son enthousiasme m’a conquise et je lui ai confié ma traduction. Et c’est à cette occasion que je lui ai parlé de mon livre fétiche La Grande eau. Il a voulu le lire et… La Grande eau s’est retrouvée parmi les candidats au Prix Nocturne * 2014, trente-cinq ans après sa publication en France.
Aussi j’ai eu le plaisir de recevoir ce prix à la Maison de la poésie à Paris au nom de l’auteur qui, hélas, nous avait quitté en 1987, à l’âge de 50 ans. Et, comme « rien n’arrive par hasard », La grande eau vient d’être publiée en version électronique par Flora Editions*, une toute nouvelle maison d’édition, dirigée par Stéphanie Levavasseur. En attendant qu’un autre éditeur se charge de sa version papier, je vous invite à vous plonger dès maintenant dans cette eau magique…vous ne le regretterez pas.
Quant à moi, j’aimerais tant voir publier en français ses récits Paskvelia, impitoyables, inquiétants, vivants et incomparables dans leur vérité.
- http://www.lenouvelattila.fr/evenements/le-prix-nocturne/
« Chaque automne, enterrant la saison des prix, un septuor de conjurés triés sur le volet choisit parmi sept « soleils noirs de la littérature », épuisés depuis belle lurette, un livre remarquable par son style, l’originalité de sa conception, et l’oubli dans lequel a sombré son auteur.
* Flora Editions (https://www.facebook.com/floraeditions
* Blog de Maria Béjanovska, ancienne journaliste à RFI https://mariabejanovska.wordpress.com/un-enthousiasme-sans-fin/
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RÉSURRECTION D’UN ROMAN MACÉDONIEN, blog de Pierre Assouline l Maria Béjanovska
Précisons tout de même que La Grande eau est loin d’être épuisé, et qu’il en reste une sérieuse pile à la librairie des éditions L’Âge d’Homme, au 5 rue Férou 75006 Paris. Et disponible à la commande dans toutes les bonnes librairies ! A bientôt. Pierre Marquand
Réponse à Pierre Marquand. Les Editions L’Age d’Homme ne détiennent plus les droits. Pour l’édition papier, les droits sont revenus à la traductrice et l’édition numérique ainsi que les droits d’adaptation reviennent à Flora Editions. Cordialement.
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