de Pierre Assouline

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La République des livres
Boris got his gun

Boris got his gun

Des malades qui racontent leur maladie, l’histoire de la littérature en est pleine. Ce pourrait être un genre en soi. Chacun peut se constituer, de mémoire et sans forcer, sa propre anthologie. Dans la mienne figurent en bonne place les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, Les Anneaux de Bicêtre de Simenon, Mars de Fritz Zorn… C’est le plus souvent d’inspiration autobiographique, ou le résultat de l’ observation d’un cas. Ceci pour dire que l’apparition d’un nouveau membre dans ce club largement ouvert est rarement événement. Sauf exception. Ce qui est le cas de Palladium (465 pages, 22 euros, Stock), premier roman de Boris Razon. « Roman » : c’est écrit dessus. Pour la forme ? Pour la forme, justement. Quant au fond, c’est son histoire telle qu’il l’a vécue. Après un certain nombre d’opérations littéraires que l’on nomme selon les cas tamis, alchimie ou transsubstantiation, ce qui aurait pu être un témoignage s’est métamorphosé en fiction. Avec une auto-thérapie en prime ? Pourquoi pas mais là n’est pas l’essentiel. Il est dans le coup au plexus que l’on prend à lire ce mémoire d’outre-monde.

On sait, ou l’on ne sait plus si on l’a jamais su, que Palladium, terme dérivé du nom de la statue protectrice de Pallas, désignait ce qu’un peuple considérait comme assurant sa durée, et évoque désormais le garant de la conservation de toute chose. Le narrateur s’adresse au lecteur. Il le prend par le col, le tutoie et l’emmène. On en connaît beaucoup qui prennent sans emporter. Celui-ci nous embarque dans l’odyssée intérieure d’un journaliste français de 29 ans, retour de vacances en Croatie avec son père, qui sent un jour que quelque chose ne va pas : deux grains blancs disparaissent d’une vieille cicatrice à la cheville où vient de surgir une grosse piqûre. S’ensuivent jour après jour une douleur, des fourmillements dans les doigts, un engourdissement général, des vomissements, l’effondrements du pouls, l’état cotonneux. Des symptômes qui forment un syndrome, mais de quoi ? L’hypocondriaque en lui jongle avec les hypothèses : un plat infecté, des eaux polluées, ou l’insecte, d’autant qu’avec Zagreb, il y eut la Guadeloupe et la Thaïlande, sait-on jamais ce qu’on boit et ce qu’on mange dans ces pays-là.

La métamorphose est déjà engagée en lui à son insu. L’insecte kafkaïen est à l’oeuvre. Il finit par se rendre aux urgences de l’hôpital Saint-Joseph. Une blouse blanche l’écoute, lui dit que ce n’est rien, que ça va s’arranger et qu’avec le plan Canicule et tous les vieux déshydratés qui vont débarquer il va les gêner plutôt qu’autre chose, alors rentrez chez vous ça va sûrement s’arranger. Trop épuisé pour le frapper, il rentre chez lui mais le malaise persiste et s’étend, et pour cause. Il y retourne peu après pour examens neurologiques. Rien à signaler malgré le malaise généralisé. Des coliques néphrétiques, peut-être.

« La métamorphose me demandait de tout lâcher : mon corps mais aussi les miens. Elle voulait m’entraîner sur son territoire. Une fois que j’y serais, elle pourrait me dévorer tout cru avec son armée de fourmis. Je comprenais bien qu’il fallait lutter mais je ne savais pas comment faire. Chez moi, rien ne répondait, mes gestes se faisaient à l’envers. Ma pensée, mes souvenirs se brouillaient. Tout était absorbé par la lutte, toutes ces forces étaient aussitôt avalées. »

Jusqu’à ce qu’il finisse par fermer les yeux sur ses proches à la Pitié-Salpêtrière. Il devient « le Sphinx », tous réflexes abolis, la vie comme suspendue. Commence alors son séjour dans les limbes. Ou quelque part sous l’eau mais hors des eaux tranquilles de la maladie. Enfermé dans un sarcophage à double fond. En tout cas hors du monde terrestre. Totalement paralysé en proie aux hallucinations dans un chaos d’images inédites avec putes japonaises, monstres internationaux, corps putréfiés et démons cosmopolites. Quelque chose en lui de l’inoubliable Johnny got his gun, le roman et le film de Dalton Trumbo. Sauf que dans la guerre de Boris Razon l’ennemi est intérieur et c’est contre ce mal inconnu qui le ronge qu’il prend son fusil. S’ensuivent un certain nombre d’aventures que la raison ne connaît pas, peuplées de personnages étranges et grotesques dans des situations absurdes. Pendant ce temps, les médecins réunis autour de la chose n’y comprennent rien. Ciguatera ? maladie de Lyme ? méningo-radiculite ? méningo-polyradiculo-névrite ? forme atypique de la maladie de Guillain Barré ? Disons une catastrophe neurologique rarissime et inidentifiable. Ils voient juste son état empirer, leur malade s’en aller, le cas leur échapper, intubé de partout, sous assistance respiratoire permanente dans son coma éveillé, d’hôpital en hôpital, tandis que se poursuit la vie intérieure délirante de cet homme désormais sans âge. Il se croit un meurtrier doublé d’un homme-oiseau – I’ am a bird now d’Anthony and the Johnsons est le dernier disque qu’il a écouté de son vivant d’autrefois. Trente deux jours hors du monde qui lui paraissent dix ans. Puis le retour sur l’écorce terrestre, l’aide de la présence des siens, le soutien des blouses blanches sauf une qui s’en fout et ne le cache pas. On lui parle, on lui dit Boris, reste avec nous ! il aimerait hurler  J’arrive ! Je reviens ! mais rien ne sort ni ne bouge tandis que quelque chose ou quelqu’un le retient par la manche dans l’outre-monde. C’est si tentant de traverser le miroir et de rester voir ce qui se passe au-delà. Il y a deux hommes en lui, spectateurs d’un combat sans merci entre la vie et la mort dont sa carcasse fut le théâtre ardent. Sous l’effet des drogues, il a côtoyé la folie et en a ramené un compte-rendu.

Bien sûr, on fera le rapprochement avec Le Scaphandre et le papillon, terrible livre écrit des cils par Jean-Dominique Bauby sur son lit de souffrances. Palladium est tout autre chose : le projet littéraire de celui qui en est revenu et veut tout mettre en distance. Sept ans d’écriture pour raconter une odyssée dans les inframondes. Parti pour en faire trois volumes correspondant aux trois parties, il a heureusement tout resserré en un seul. Plusieurs éditeurs l’ont eu entre les mains. Celui a cru jusqu’au bout est mort d’un cancer quelques mois avant sa parution, Jean-Marc Roberts. Son ombre souriante et sa mémoire radieuse planent sur ces pages.

Le récit de cette descente aux affaires est à la fois vif, chaleureux et clinique. Son déroulé chronologique est ponctué d’extraits du dossier médical et du rôle infirmier en retrait du texte. Absence au monde, résurrection, renaissance, rééducation, séquelles, retour au monde. C’est d’une grande force, bouillonnante. Cela aurait pu n’être que le livre d’un ancien malade : il faut le lire comme le roman d’un écrivain. En parlant de lui et de l’autre en lui, c’est de l’humaine condition qu’il s’agit. Une fois achevée la lecture de cette chronique de la vie comme elle ne va pas, on revoit le nom de l’auteur et l’on songe à l’eau-forte de Goya El sueno de la razon produce monstruos…  Le dernier mot de Palladium, c’est « Palladium ». Puis vient un lexique. Puis les remerciements. Qui ferment ce livre ainsi : « Merci est un bon mot pour le finir ». C’est justement celui qu’on voulait prononcer.

(« Photo tirée du film de Dalton Trumbo « Johnny got his gun »;  “El sueño de la razón produce monstruos », 1799, gravure 43 des Caprices de Goya, Musée du Prado).

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