Pour Cabrera Infante
Guillermo Cabrera Infante, écrivain cubain né à Gibara en 1929 et décédé à Londres en 2005, journaliste et critique de cinéma, puis scénariste et romancier, publie en 1964, aux éditions espagnoles Seix-Barral, un roman intitulé Vista del amanecer en el Trópico, couronné du prix Biblioteca Breve. Mais l’auteur qui, entre-temps, connaît l’exil, remanie profondément son texte, en introduisant une critique aussi acerbe que subtile du régime castriste dont il fut partie prenante au départ ; et il lui donne pour titre Tres tristes tigres, un titre qui fait inévitablement penser au célèbre essai de Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Ce roman, publié en 1967, fut unanimement célébré par la critique. Paru en français, chez Gallimard, en 1970, il reçut le prix du Meilleur Livre Étranger. Depuis, ce livre n’a cessé de s’imposer et de séduire, au point d’apparaître comme l’un des chefs d’œuvre du Boom latino-américain, un roman culte. Cet article de son traducteur (1) lui rend hommage en ce cinquantième anniversaire.
Le traducteur n’est rien sans l’auteur. Au-delà de cet apparent truisme, je voudrais dire quelle fut mon initiation à la traduction, conçue non plus comme un exercice académique, mot pour mot, fidélité et collage, mais comme essai créatif et empathie : mes pas dans ses pas, ma voix dans sa voix, avec pour ligne de conduite cette phrase emblématique, la première de L’Imitation de Jésus-Christ :
« Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres »
Débarquant à Londres, mon contrat en poche, j’allai frapper à la porte de Guillermo Cabrera Infante, Cubain déchu et banni que les Britanniques avaient recueilli. C’était en 1968 – année faste −, et j’étais là parce qu’après deux ou trois traductions de façade, j’avais reçu commande du texte français de Tres Tristes Tigres, un roman auréolé d’un prestigieux prix espagnol et dont je n’avais compris goutte. Sauf qu’un même itinéraire avait conduit nos routes : l’exil de l’Algérie m’avait laissé sans voie. Je fus près de mon auteur, lui-même désorienté, et pour plusieurs séjours, partageant sa table et son tabac, puisant à ses pensées, en progressive intimité. Et voici ce que j’ai appris.
Comme tous les grands humoristes, Cabrera Infante était d’un sérieux imperturbable, presque british – il finira par l’être, authentiquement, et faire suivre son nom d’un squire bienséant −, et c’est dans la gravité que tous ces jeux de langage furent analysés et transcréés. Le rire était toujours noyé dans la sueur de l’effort en inventant ces noms fantaisistes qui traduisaient toujours l’intention démolissante de l’auteur, comme de doter la danseuse nationale de Cuba Alicia Alonso du patronyme russifié d’Alonsova, soulignant la contamination soviétique de la culture cubaine : dans la foulée, je me suis risqué à appeler le plus grand danseur français du moment : Boris Méjart (Maurice Béjart, certes). Cabrera m’a appris à avoir de l’audace, à ne pas être ce scribe accroupi qui traduit littéralement – et donc maladroitement, parce qu’il passe à côté de tant d’intentions malignes de l’auteur facétieux. Ainsi cet exemple sur l’océan Caraïbe, cet « azuloso mar porcelado (¿o se dice azulado mar proceloso ?) », ce balbutiement malicieux que j’ai traduit hardiment – il se penchait sur moi pour me pousser à bout : « les fleus blots furieux (ou dit-on les flots bleus furieux ?) », avec le même effet de métathèse dans ce jeu langagier où l’on estropie d’abord, puis on rectifie entre parenthèses ; on a l’air de bafouiller, de se tromper, et puis on se rattrape après, ce qui donne toujours, après l’effet de surprise, plus de vigueur à la phrase.
L’exil conduit à la révolte, mais l’artiste n’a pour arme que sa plume. Alors il détruit, saccage, se venge. Il écrit une page entière qu’il contemple dans la glace et, bien sûr, tout est de guingois, avec des caractères qui ont un petit air cyrillique, il n’en faut pas plus : le cubain, écrit-il, n’est que du russe à l’envers. La page « soviétique » est reproduite telle quelle en français par l’astuce d’un papier carbone glissé à l’envers derrière la feuille glissée dans la machine à écrire. Et puis la parodie, dont celle de la grande ethnologue Lydia Cabrera, raillant la santería − le vaudou cubain − et tout le vocabulaire pseudo-africain, ou d’affreux cubain (d’afro-cubain, pour tout dire) qui mêle vrais dieux et fausses expressions dans un jeu/feu continu de parenthèses ou d’apartés :
« que estaba bien (tshévere) – que c’était bien (Fo’mido), estaba también de acuerdo (sisibuto) – était également d’accord (béni-oui-oui), Olofi ta contento – Olofi lé content … ».
Traduire ce genre de texte parodique cause toujours un intense plaisir au traducteur qui se voit, ici, légitimé en tant que créateur (malgré les réserves de Milan Kundera, dans ses Testaments trahis, à l’égard du traducteur qui voudrait être le rival de l’auteur).
Le chapitre de ce livre, publié dans Les Lettres Nouvelles, la revue mensuelle publiée par Maurice Nadeau, en 1967 (2), traite de la demande d’augmentation de Ribot, le besogneux personnage, à Viriato Solaún, son patron. Décourageant, d’emblée, pour le traducteur, avec cette difficulté de vocabulaire : « unos tiburones caprichosos (y por ende bugas) » où il fallait savoir ce qu’était bugas, mot inconnu des dictionnaires (en argot espagnol, buga signifie bagnole) ; en fait, buga désigne à Cuba el bujarrón − on dirait aujourd’hui « gay » −, d’où la traduction : « des requins batifoleurs (et par là même tapettes) », où l’on remarquera la valeur d’anticipation (prolepse ?) de l’adjectif expressif « batifoleurs ». Bonheur initial de cette traduction !
Le langage parlé avec ses déformations du parler familier est une des difficultés majeures de la traduction littéraire. Un exemple parmi tant d’autres dans ce livre qui prétend être écrit, non pas en espagnol, mais dans « l’argot nocturne » des Havanais, est ce coup de fil de Beba Longoria à la cinquième séquence des « Débutants » ; on a là des mots agglutinés : miamiga / machérie, miabuela / magrand-mère, miamor / monchou, miami / chachatte ; des mots estropiés :un pomo de Chanel y tenía miedo que se me vaporara / un flacon de Chanel et j’avais peur qu’il s’évapeure. Il n’y a pas d’équivalence exacte, on estropie la langue où l’on peut, ainsi : ¿Qué testaba disiendo ? Bueno da lo mismo / Qu’est-ce que je te racontais? Ça fait rien, tant pire ; ou encore : esta conversadera atrata / cette histoire astraite.
Avec, pour culmination, la logorrhée caractéristique de Cabrera Infante, cette accumulation de paronomases à effet comique, procédé qu’il emprunte à Joyce (2), et voici comment (se) jouer du titre de l’ouvrage Alice au pays des merveilles – emblématique pour l’écrivain qui se sent victime d’un procès stalinien : « La sentence d’abord − ensuite le verdict », c’est la phrase qu’il retient du fameux jeu de cartes de Lewis Carroll. D’où cet incroyable brassage :
« Alicia en el mar de villas, Alicia en el País que Más Brilla, Alicia en el Cine Maravillas, Avaricia en el País de las Malavillas, Malavidas, Mavaricia, Marivia, Malicia, Milicia Milhizia Milhinda Milindia Milinda Malanda Malasia Malesia Maleza Maldicia Malisa Alisia Alivia Aluvia Alluvia Alevilla y marlisa y marbrilla y maldevilla. » Et en français, à peine moins long : « Alice au pays des mers vieilles, Alice au pays d’amère veille, Alice au palais des males vieilles, Males vies, Mal vice, Malalice, Malice, Milice Mifigue Mirisin Maraisin Maraison Malaisance Malaisie Malaise Alaise Alésia Arlésia Arlésienne Alesbienne Alèsriendenouveau. » (L’introduction d’« Alesbienne » fait écho au jeu récurrent sur le personnage de Beba Longoria, ailleurs appelée « Lesbica Beba » : le jeu n’est pas gratuit.)
Trois tristes tigres est le seul roman, à ma connaissance, à poser la problématique de la traduction, dans son double chapitre de « Mrs. Campbell », où l’on a d’abord un texte achevé, puis le brouillon non corrigé du (mauvais) traducteur. On pourra utilement comparer, dans le roman et sa traduction, les deux versions successives, la bonne suivie de la mauvaise. Mais c’est évidemment le brouillon supposé du mauvais traducteur d’un texte anglais prétendument original qui retient toute l’attention. Ce que censure l’auteur chez le traducteur − qui en prend plein le museau au moment où il exerce ses talents : son littéralisme, bien sûr, avec des phrases aussi grotesquement calquées sur l’anglais que la infestada de mosquitos, endémica con malaria, poblada por bosques de lluvia Zona Tórrida / « l’infestée de moustiques, endémique de malaria, peuplée de forêts de pluie Zone Torride ».
Il est clair que la traduction en français doit obéir ici à cet impératif : plus c’est mauvais, mieux c’est. Alors le traducteur s’en donne à cœur joie, dans tous les anglicismes outranciers (« Miel [traduisant un supposé Honey = Chéri], c’est le Tropique ! »). On notera l’accumulation de notes explicatives et l’on se souviendra avec jubilation de Dominique Aury, grande prêtresse gallimardienne, déclarant que « la note en bas de page est la honte du traducteur ». Remarquons pour la petite histoire la mention de Joyce à la note 15 « Corridoors en inglés. Joycismo intraducible [joycisme intraduisible] » : c’est le seul endroit du livre où Cabrera Infante avoue ses sources. Et puis l’on trouve la fameuse mention « Juego de palabras intraducible » / « Jeu de mots intraduisible », qui ajoute à la défaillance du traducteur la frustration du lecteur, mais qui, du même coup, interdit au traducteur de Trois tristes tigresle moindre « écart » de ce type. En dehors de ce passage, et des parodies d’écrivains, il n’y a évidemment pas la moindre note dans toute la traduction française.
L’intertextualité est partout, et les allusions culturelles à foison : au cinéma, certes, spécialité de l’auteur qui fut critique de la revue cubaine Bohemia et fondateur-directeur de la cinémathèque de La Havane (et qui, dans son exil à Londres, expédiait des scénarios à Hollywood, dont certains furent des films, comme Wonderwall), mais aussi à la musique (voir notamment le jeu logorrhéique sur le célèbre chef d’orchestre Sergiu Celibidache : « Celibidache, Chelibidaque, Cellobidache, Célabidoche » traduisant : Celibidache, Chelibidaque, Cellobidache, Celos-bis-ache) et, par-dessus tout, à la littérature.
Quelquefois c’est assez évident, il y a les idoles du moment : Joyce, Proust et Kafka, la triade du siècle, dit-il, mais aussi un nombre incroyable de références à Lewis Carroll, Faulkner, Thomas De Quincey, Herman Melville, et tant d’autres, même Alice Toklas, la secrétaire et compagne de Gertrude Stein. On peut alors parler de vertige culturel, tant la parodie est contagieuse, avec ses effets accumulatifs, et ce nonsense permanent qui sollicite à l’extrême, et de façon gratifiante, la créativité du traducteur.
À ma question sur cette littérature « jacassière » (ainsi disais-je dans une fameuse interview que Maurice Nadeau − qui, en 1970, couronna ce roman avec les autres membres du jury du « Prix du meilleur livre étranger » − publia dans La Quinzaine littéraire du 16 février 1971), Cabrera, Cubain évadé (exclu) du castrisme, avait répondu, avec infiniment de tristesse malgré la malice de ses petits yeux bridés : « TTT est un livre loquace par et pour des gens loquaces, qui célèbre un peuple loquace en train de disparaître dans le laconisme ». Mais cette fois-là, à Londres, et à jamais, j’avais trouvé ma voie.
Albert BENSOUSSAN
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(1) Le traducteur souhaiterait que les éditions Gallimard, qui ont fait entrer le roman dans la collection « L’Imaginaire » en 1989, republient aujourd’hui ce texte en le complétant de la fin que l’auteur imagina ensuite, Métaphynale, publiée dans la revue Le promeneur, août-septembre 1986. Tout comme les inédits, laissés dans le tiroir de sa demeure à Londres, mériteraient enfin d’être publiés.J’avais traduit « Une demande d’augmentation », un chapitre de Trois tristes tigres, pour le numéro spécial « Cuba » de décembre 1967 des Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau. Aussitôt après parution, Dionys Mascolo, alors directeur littéraire chez Gallimard, m’écrivit pour me proposer de traduire tout le roman. Mais Nadeau resta à jamais, pour moi, le découvreur.
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Je pense surtout à ce fragment de Finnegans Wake, traduit par André du Bouchet en 1962 : « Sandhyas ! Sandhyas ! Sandhyas ! Tôt le monde en basse ! Tôt le monde à aube ost. Ourrez ! Surrection. Œireveille allo galobe d’épôle en pôle. O railliez, O ralliez, O ralliez ! Gomphanix, O ralliez ! A tout figne quasivif de l’oiseau. Mertez rubis en quête. Nue mer este pour l’Ossianie. Irci ! Irci ! Briquet, Briffaut, Brillard, Bégueur, Rador et Bavard. La brumée s’élave ». Et traduit par Philippe Lavergne en 1982, de façon à peine plus éclairante : « Sanctus ! Sanctus ! Sanctus ! Appel à toutes à jour. Orée ! Surrection ! Eireweeker s’adresse au bon peuple de Bludin. O raillez, O Ralliez, O reillers ! Mes phlammes, oyez ! Ce qu’ensigne comme vie le Canaan sauvage. T’as gourdé tant d’histoires. As-tu vu l’Ossianie. Ici ! La voici ! C’est ça Tass, Patent office, avec AFPlouf et Reuters. Le brouillard s’élève. » Voilà bien qui annonce les jeux verbaux de Cabrera sur les noms, les contre-noms et les mots.
2 Réponses pour Pour Cabrera Infante
Cher monsieur… Merci pour cet intéressant éclairage par en dessous, un témoignage qui sera utilement laissé à la postérité littéraire.
J’aimerais savoir si, depuis 47 ans, vous n’avez jamais regretté votre traduction initiale… Et si elle était à refaire aujourd’hui, si vous vous remettriez totalement à l’ouvrage ? Est-on sûr par ailleurs qu’il y ait eu le moindre lien originel en clin d’oeil avec Tristes Tropiques ?
(Sur SC, il n’était peut-être pas utile d’y revenir).
Cela ressemble à un jeu pour apprenti-orthophoniste, on dirait.
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