La religion de la poésie selon Yu Jian
Yu Jian est impassible, comme une statue de bronze, sur la scène de la Maison de la Poésie de Paris. On devine, derrière le masque du visage, une fébrilité, une inquiétude et une grande attention. Il commence par lire en chinois, avant d’être traduit. Sa langue est très musicale : il répète souvent le même son, comme une litanie, comme un martèlement, par exemple celui du mot qui signifie “mur” et qui donne son titre à un poème de son tout dernier recueil. Le mur, le mur qui enferme les hommes en Chine, le mur dans la culotte des garçons qui les empêche d’aimer normalement, le mur, le mur, le mur qu’il voudrait crever… En Chine, jusqu’à ces cinquante dernières années, la poésie était sacrée, explique le poète :
« On vivait “la religion de la poésie”. De l’Empereur au plus simple lettré, chacun savait composer des poèmes selon les règles prosodiques, et son avenir en dépendait. Aujourd’hui, le poète est en retrait de la vie sociale, mais en ce qui me concerne, j’écris toujours dans l’espoir de changer les consciences, comme à l’époque des poètes sacrés. »
Yu Jian est né en 1954 à Kunming, dans la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine. À douze ans, il interrompt ses études à cause de la Révolution culturelle et travaille en usine. Dans les années 70, il écrit des poèmes, fonde avec d’autres poètes avant-gardistes la revue Eux (Tamen). Il est aujourd’hui reconnu comme l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, traduit dans une dizaine de langues et couronné notamment par le prix littéraire Lu Xun en 2006. Le public français le connaît un peu pour le lire depuis une dizaine d’années dans la revue Po&sie. Il est aussi photographe, dessinateur, calligraphe, auteur de théâtre et réalisateur du documentaire « La gare bleue », qui est une réflexion sur la modernité à partir de l’histoire d’un chemin de fer.
Sa poésie est à la fois très orale, par le jeu sur les sonorités chinoises, et très écrite. Un poème exceptionnel par son originalité et sa force, tout en employant les mots les plus simples du quotidien, est “Dossier 0”, paru en chinois en 1994. Ce poème prend la forme d’un dossier administratif secret qui se construit de fiche en fiche –chaque fiche correspondant à un aspect de la vie de l’individu– et parodie la société post-totalitaire. Il en raconte la genèse :
«En Chine, nous sommes tous suivis par des dossiers toute notre vie, depuis le plus jeune âge. Si vous changez d’unité de travail, votre nouveau supérieur prend connaissance de votre dossier, qui déterminera son comportement à votre égard. J’ai retrouvé le dossier écrit sur moi quand j’avais quatre ans, et l’idée de mon texte est née ainsi. Je me suis mis à la place de celui qui rédige le dossier. J’ai parodié la langue chinoise, devenue très idéologique ces cinquante dernières années. C’est l’expérience d’écriture la plus douloureuse que j’aie vécue, elle entrait dans mes cauchemars. Ce poème m’a demandé deux ans de travail.»
Il le lit alors pour la première fois en France :
« (…) Un tas de verbes/ restera forcément/ dans l’obscurité/ il ne peut pas bouger/ ne peut pas s’exposer à la lumière // Ne peut pas être mouillé/ ne peut pas prendre feu/ pas de souris/ pas de bactéries/ pas un seul micro-organisme// En vertu de ceci les autres le considèrent comme un camarade/ lui délivrent des papiers/ lui versent un salaire/ reconnaissent son sexe// En vertu de ceci il vient travailler tous les jours à huit heures/ utilise tous les types de papier/ d’encre et de correcteur liquide// (…) Un processus d’épuisement progressif de l’encre/ les mouvements d’un homme exemplaire/ quelqu’un appelle “0”// Son corps le prend en charge/ comme un 0 il se retourne pour répondre/ quelqu’un d’autre lui demande une feuille// Son bâtiment n’a pas bougé/ son emplacement n’a pas bougé/ ces rayons de lumière n’ont pas bougé // Ces serrures n’ont pas bougé/ ces grandes armoires d’acier n’ont pas bougé/ son enveloppe n’a pas bougé (…)»
Après la lecture, après cet uppercut à l’estomac, un silence de mort. Son écriture, souvent parodique, manie l’humour et l’ambiguïté. Elle est toujours très visuelle, ce qu’il explique ainsi :
«Quand j’étais enfant, pendant la Révolution culturelle, les adultes me disaient : “écoute ce que disent les hauts-parleurs”. Mais je ne voulais pas écouter, je voulais voir ce qui se passait réellement. Alors j’ai observé. Au bout de la vue se trouve l’écoute.»
À écouter absolument lors de sa tournée en France (dates ci-dessous).
FRANCOISE SIRI
Pour sen savoir plus : Dossier 0, traduit du chinois par Li Jinjia et Sebastian Veg (80 pages, 11 euros, Bleu de Chine). Et le dernier ouvrage paru : Rose évoquée, traduit du chinois par Chantal Chen-Andro (120 pages,15 euros, édition bilingue Caractères)
Sa tournée en France
MARDI 7 OCTOBRE : Orléans / Centre National Chorégraphique. Avec Li Jinjia et Claude Mouchard. Lecture bilingue avec projection d’extraits de films de Yu Jian.
MERCREDI 8 OCTOBRE : Montpellier / Maison de la Poésie et Institut Confucius – 19h. Lecture bilingue et discussion avec l’auteur. Avec Li Jinjia (traducteur), lecture en français par Michaël Glück (auteur).
VENDREDI 10 OCTOBRE : Clisson (44) / médiathèque Genviève Couteau – 18h30. Avec Li Jinjia et Claude Mouchard Lecture bilingue et projection de photographies de Yu Jian sur la thématique de la mémoire.
Nantes / Maison de la Poésie / festival MidiMinuitPoésie : SAMEDI 11 OCTOBRE – 21h : Lecture bilingue avec Jean-Damien Chéné. Présenté par Li Jinjia DIMANCHE 12 OCTOBRE – 15h : projection de Gare de Jade, suivie d’une discussion avec Yu Jian, Li Jinjia, Claude Mouchard.
MERCREDI 15 OCTOBRE : Angers / Institut Confucius. Lecture bilingue suivie d’un échange. Avec Fu Jie (traductrice).
JEUDI 16 OCTOBRE : Rennes / Université Rennes II – 16h à 18h. Conférence-rencontre à l’université, avec Fu Jie.
JEUDI 23 OCTOBRE : Montreuil, 19h, théâtre La Guillotine, rue Robespierre.
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