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La République des livres

L’auteur et son double

Par  Françoise Wuilmart

Ma personnalité s’immisce-t-elle immanquablement dans mes traductions ? Cette question a trouvé dès le départ une réponse jugée évidente, irréfutable, voire dogmatique ; le traducteur littéraire par définition doit s’effacer ; en bon illusionniste il s’escamote, il se colle au dos de son auteur et lorgne par-dessus son épaule, car sa tâche ancillaire est d’assimiler, de digérer puis de restituer à l’identique tout ce qu’il vient là de percevoir, de sentir, pour mieux « calquer ». Mais bien sûr tout en prenant soin de ne laisser aucune trace de lui-même dans le calque ; surtout pas ! Si la restitution est fidèle et réussie c’est parce qu’il a tiré profit d’un temps et d’une réflexion qui n’en finissent pas et grâce à une manipulation, parfois une distorsion de sa propre langue, certes pour la bonne cause. Long travail ardu et ô combien complexe mais qui toujours se fait dans l’ombre du génie  élu.

Bien : calquer, donc s’oublier ; humer, toucher, souffrir, aimer et admirer à l’instar du génie originaire, donc se fondre en lui, se forcer à atteindre une symbiose totale, afin de produire une prose certes traduite, puisque revêtue d’un autre habit langagier, mais que l’auteur devrait pouvoir signer comme s’il l’avait écrite lui-même. Condition sine qua non d’une traduction dite réussie. Tel est l’idéal abstrait de la transposition de bon aloi, longtemps prôné, encore prôné ici et là.

Revenons à cette prétendue symbiose totale, et affinons ce concept car attention, il ne s’agit nullement d’une symbiose avec l’auteur ou l’autrice (que le traducteur n’a d’ailleurs peut-être même jamais rencontré(e) ». Non, il ne s’agit ici que d’écriture, c’est une écriture qu’il s’agit de restituer  et non la personnalité d’un être humain, c’est par elle que tout passe, ce sont les mots mis dans tel ordre, les phonèmes, la cadence de telle syntaxe, la mélodie, le ton de l’ensemble qui dit tout, qui  crée l’œuvre, qui exprime comment l’écrivain.e appréhende toute chose dans le monde, sa vision du monde (vision qui, soit dit en passant peut être bien différent(e) de celle de l’homme ou de la femme qui ont pris la plume ) Oublions donc l’être humain que le traducteur se plait trop souvent à imaginer entre les lignes.

Mais me voilà maintenant forcée de revenir en arrière, et de déclarer que mise à part la symbiose avec « la lettre »,  tout ce qui était encensé ci-dessus doit être remis en question. Repartons de zéro. J’ai sous les yeux le texte qu’il me faudra traduire : première réaction saine : me plaît-il, me touche-t-il d’une manière ou d’une autre ? Car comme le répète souvent Josée Kamoun, « je ne puis traduire un texte que je n’aime pas ». D’aucuns déclareront au contraire « qu’il faut savoir tout traduire ».  Grand bien leur fasse, je les laisse  s’expliquer de leur côté, mais c’est un peu comme s’ils disaient qu’un comédien peut tenir n’importe quel rôle, un pianiste interpréter avec bonheur et justesse un Jean-Sébastien Bach aussi bien qu’un Chopin (et rares sont les exceptions ) Mais pourquoi ? Parce que pour offrir une restitution fidèle en tous points (dans la mesure du possible !) il faut qu’il y ait dans le texte à reproduire des composantes telles qu’elles feront échos aux composantes de mon tempérament, de mon vécu, voire de la façon dont je m’exprime, donc de mon style. Recourons enfin au mot-clé dans cette approche : l’empathie.

Nous sommes ici loin du calque. C’est cette empathie qui me permettra de « reconnaître » intimement tel ou tel élément au lieu de le traduire à distance, après y avoir accédé  par la voie rationnelle, qui me permettra de mieux le rendre, pour ainsi dire spontanément, dans ma langue « comme si je l’avais écrit moi-même ». On devinera la force et la justesse d’un mot né de l’approche empathique. L’explication physiologique de ce sentiment est relativement récente : des scientifiques ont en effet mis en évidence dans le cerveau humain des « neurones-miroirs », ceux qui s’activent quand on observe une autre personne réaliser la même action que soi ; ce sont ces neurones qui expliquent notamment la contagion émotionnelle et nous font nous mettre ni plus ni  moins à la place de l’autre.

Ajoutons que tout grand texte d’auteur a une voix, qui imprime sa tonalité à chaque ligne ou chaque paragraphe. Le traducteur empathique reconnaitra dans cette voix des accents, des points d’orgue, des pauses, des soupirs qui le touchent directement car ils ont activé ses neurones miroirs, même si c’est sur un plan moins concret que dans la vie réelle. Est-ce-à-dire que les « auteurs » que j’ai pu traduire (avec un certain bonheur je crois) entonnent tous la même voix dans leurs textes, celle que je « reconnais toujours intimement comme si elle était mienne » ? Pas du tout. L’un pincera les cordes de la colère et de la revanche (Jean Améry), l’autre maniera l’archer de la souffrance et de la miséricorde (Anonyme berlinoise), l’autre encore s’exprimera par la voix  du prophète et de  l’espérance (Ernst Bloch), et ainsi de suite. La palette des émotions et des intentions humaines et donc les voix qui les expriment sont diversifiées à l’extrême, au sein d’une seule et même personnalité.

Il y a donc bien une grande part de moi-même qui s’immisce dans le processus traductif, faute de quoi je ne produirais jamais qu’une succession de séquences artificielles. Mais une fois encore, c’est par l’écriture que passe toute cette richesse diversifiée et multiple et dévolue conjointement et empathiquement à… (oserons-nous le dire enfin ?) : l’auteur et son double !

 Françoise Wuilmart

(« Francoise Wuilmart » photo D.R. ; « L’auteur et son double » photo de Enzo Sellerio, Palerme 1960)

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