Le « Je » sans pareil de Joan Didion
On a tellement identifié le « nouveau journalisme » des années 60 à ses plus bruyants représentants, Tom Wolfe et Hunter S. Thomson, qu’on en a oublié quelques autres sur le bas-côté de la route traversant la scène américaine, dans les colonnes ou en dehors du magazine Rolling Stone. Il a donc fallu que Grasset publie son puissant récit L’Année de la pensée magique et qu’il soit couronné du prix Médicis de l’essai, pour que les Français s’avisent que Joan Didion (1934-2021) avait une voix singulière. Ses Notes à John (traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 304 pages, 23 euros, Grasset) qui viennent de paraitre en français, étaient espérées sinon attendues depuis la découverte d’un classeur les contenant dans son bureau, chez elle, il y a quatre ans. Mais malgré leur soigneux classement chronologique par l’autrice même, le doute demeure sur sa volonté de les publier à titre posthume. D’où la controverse qui a accompagné la publication aux Etats-Unis où elle est une star dotée d’une aura assez rare dans le monde littéraire (elle a même été l’égérie de la marque Céline en raison de ses lunettes). La romancière, journaliste, essayiste et scénariste née en Californie et morte à New York s’y adresse à son mari John Gregory Dune à travers le récit de ses 46 séances chez son psychiatre durant quatre années à la charnière des deux siècles. Elle y évoque tout ce qui hante son œuvre : ses doutes sur l’écriture bien sûr mais tout autant l’affrontement avec le quotidien de la maladie, la maternité, la perspective de la mort, la dépression, l’addiction, la culpabilité notamment vis-à-vis de sa fille adoptive Quintana qui sombre dans l’alcoolisme. Nous, les lecteurs, savons ce qu’elle ignore encore lorsqu’elle jette ces pensées sur le papier : la mort prochaine de son mari puis de leur fille. Des notes intimes, poignantes de sincérité mais jamais pathétiques. Didion n’écrit pas pour émouvoir mais pour se mettre à nu et se dévoiler à vif. Elle disait :
« J’écris pour découvrir ce que je pense, ce que je cherche, ce que je vois et sa signification »
Elle n’en conserve pas moins certains de ses masques, se refusant à tout mettre à distance comme à son habitude, si proche d’un troublant détachement alors que les évènements qu’elle évoque la touchent et la bouleversent au plus profond. L’Année de la pensée magique n’en demeure pas moins son livre majeur, son livre n’en constituant qu’un appendice dont les fans de Didion discuteront longtemps encore de la nécessité. Le lecteur a l’impression d’être de trop dans cette histoire entre elle, son mari et leur fille. Et ce n’est même pas, comme souvent chez d’autres écrivains en pareille circonstance, une question de voyeurisme ou d’exhibitionnisme. Pour tout ce qu’elle y dit à travers son monde intérieur d’une certaine Amérique et de certains Américains, la découverte de ses Notes à John m’a renvoyé à la (re)lecture de L’Amérique paru en 2009 (traduit de l’anglais par Pierre Demarty, 347 pages, 19 euros, Grasset), l’Amérique tout simplement (dommage qu’une fois de plus, l’éditeur ne prenne pas la peine de préciser le titre originel, il est vrai que le livre emprunte autant à Slouching Towards Bethlehem et à The White Album qu’à After Henry), un recueil de ses chroniques/enquêtes de ses années 1965-1990. Un vrai reportage dans la chapelle sixties.
On ne sait jamais quand exactement commence et s’achève une époque et qui en décide. Plus encore lorsqu’il s’agit de l’histoire culturelle ou de l’histoire des moeurs. Ce qui n’empêche pas de s’interroger sur les traces, balises et signaux qui la délimitent. Joan Didion, qui a pleinement vécu les Sixties un stylo à la main, tient que le massacre de Sharon Tate dans sa villa de Los Angeles le 9 août 1969 en marque la fin. « This is the end… » comme le chantait Jim Morrison avec les Doors, mêlant inextricablement l’amour, le sexe et la mort dans la quête du trip absolu, et ce n’est pas un hasard si Coppola en a fait le leitmotiv de son opéra vietnamien. L’auteur, née en 1934 à Sacramento, n’est pas seulement une californienne pur jus, issue d’une famille établie là depuis cinq générations après avoir quitté… l’Alsace : elle est l’enfant de son époque et, de son propre aveu, c’est bien de cela dont il s’agit à travers ce road-movie sans autre caméra que sa machine à écrire. Pierre-Yves Pétillon, l’un de tout meilleurs connaisseurs français de l’histoire de la littérature américaine, qualifie son art de la chronique de « journalisme limite » (mais traduirait-il cela par « borderline journalism »?). Il tient que son tropisme sombre, parfois mortifère et violent, puise ses racines souterraines dans une affaire de cannibalisme qui marqua la caravane Donner de ses aïeux autrefois dans la Sierra Nevada :
« Dans son Ouest, chaque fois qu’on retourne une pierre, il y a un serpent dessous ».
De quoi parle-t-elle en écrivain cette journaliste hors-pair qui sait mêler le meilleur des deux au service de la chronique ? De la vie dans le ghetto noir de Watts à Los Angeles; de Chester Anderson figure historique de la Beat Generation, de son District et des communiqués de sa Compagnie de communication; de la drogue considérée non comme le fin mot de tout mais comme un mouvement social romantique issu d’une crise sociale, avant de dégénérer dans le chaos; du Black Panther Elridge Cleaver négociant ses contrats ; de l’affaire Patricia Hearst, de sa pâle héroïne et du syndrome de Stockholm; et surtout du quotidien du Haight-Ashbury, quartier de San Francisco mythifié par la présence des hippies. Mais de cet ensemble, je retiens pour ma part deux morceaux de choix. Tout d’abord un remarquable portrait de John Wayne rencontré sur le tournage des Quatre fils de Katie Elder, son 165ème film, alors que le cow-boy essayait d' »avoir la peau du grand C », entendez le cancer qui le rongeait ; l’évocation est d’une grande humanité, loin des clichés, et elle a le bon goût de rappeler cette réplique de Fort Alamo :
« République est un joli mot ».
Ce n’est pas moi qui dirais le contraire… L’autre morceau d’anthologie est un saisissant récit de 1990 sur la peur à New York à travers une véritable enquête sur l’affaire dite de la joggeuse de Central Park, cette jeune collaboratrice du grand cabinet Salomon Brothers, blanche et célibataire, violée et massacrée par une bande dans une allée après la journée de travail. Inouïe tout ce que la chroniqueuse arrive en dire en 80 pages sur la mégapole, ses habitants, ses fantasmes et ses paradoxes. Le « Je » de Joan Didion est omniprésent, elle n’en est pas économe, c’était même la règle du new journalism, mais il n’est jamais envahissant. Rarement la mise en scène de soi n’est apparue aussi indispensable à l’économie d’un récit. Rien de gratuit dans ces choses vues, multiples nuances d’odeurs et détails de couleurs enchevêtrés qui constituent sa vérité sur ce moment de l’Amérique.
On n’imagine même pas que le « Je » s’absente ou se réfugie derrière d’hypocrites formules collectives tant le chroniqueur se situe naturellement à l’épicentre de ses passionnants textes. A lire en écoutant les Grateful Dead mais il n’est pas sûr qu’un savant cocktail de peyotl, alcool, acide, LSD, smack, mescaline, Benzédrine, Dexédrine et Methédrine aide au plaisir du texte, ni que le mélange cocaïne-farine encourage la compréhension. D’autant qu’à la fin, Joan Didion, il est vrai revenue de beaucoup de sensations à 75 ans lorsqu’elle écrivit L’Amérique, plane tout autrement, à la relecture de From here to eternity, au pèlerinage sur les lieux du grand roman du regretté James Jones, et au souvenir humide de Burt Lancaster allongé sur une plage d’Hawaï dans le film qui en fut tiré Tant qu’il y aura des hommes, petits bonheurs nostalgiques goûtés dans une parfaite plénitude tout en buvant un verre de sherry on the rocks.
(Photos John Bryson)
17 Réponses pour Le « Je » sans pareil de Joan Didion
Enfin une individualité intéressante.
The Afterimage of Joan Didion
https://aperture.org/editorial/the-afterimage-of-joan-didion/
_ Intéressant anéfé, ce portrait de Joan Didion.
_ Chapelle sixties… pas mal trouvé…, encore jamais vu passer
_ pas compris / « lorsqu’IL écrivit L’Amérique », – Qui ?
_ non plus /… « des lunettes de marque Céline » ?
_ « omniprésent, mais jamais envahissant »… Critique bizarre, mais why not ?
_ Chester VJ Anderson ? « une figure historique de la Beat Generation », Ah bon ?… un poète beatnik mineur, tout au plus, journaliste de fanzines undergrond. On ne doit pas avoir les mêmes lectures, surtout en ce moment submergé par les mondes de Kerouac et Cassady. Bon, mais c’est un détail mescun (sic).
Merci, cher hôte, d’avoir changé le disque un brin en-rayé. Bàv,
@renato dit: 25 octobre 2025 à 16h38
Enfin une individualité intéressante.
Une individualité devenue enfin intéressante à 75 ans ? Certains peuvent toujours rêver
ah ! ces fauteuils d’Emmanuelle !… Toujours en service, même aux Amériques !?
Central Park en 1989, hyper-craignos. Avec une amie ancienne prof de civilisation américaine à Paris 13, devenue new yorkaise, on a plusieurs fois renoncé à s’engager dans certaines parties du poumon de Manhattan car y squattaient des bandes de types vraiment effrayants. C’était l’époque où la légende urbaine se nourrissait d’histoires de gens qui vivaient le jour dans les égouts et en sortaient la nuit pour faire les poubelles et mendier dans les convenience stores ouverts H24 à l’époque.
Un soir dans l’Upper East Side, on raccompagne chez eux notre amie, son mari et leur gamine, et soudain un coup de feu devant nous, à 10 mètres. Un type s’effrondre, un grand type noir, sa copine se met à hurler, on change de trottoir, une poignée de secondes plus tard c’est le tour des sirènes et les gyrophares de la NYPD. On est dans un mauvais film. Arrivés dans le hall de leur immeuble, on croise des voisins.
‘What’s all that racket?’ – Someone just got shot down the road – ‘Really? Oh, well…Good night!’.
That was NYC back then…
Bien sûr que FN est une création de la gauche. Beaucoup de socialistes, même les plus tordus en conviennent. C’était même une double campagne. Création de SOS racisme d’un côté, starification de JM XLe Pen de l’autre. Il n’y a que cette pauvre Gigi la visqueuse, le putois obscène des Charentes, pour ne pas le savoir.
Excellente lecture cet après-midi, en attendant de terminer Folcoche, celle des mémoires de Grâce Elliott ainsi que l’essai que Sainte Beuve lui a consacré. Quelques incertitudes (ses souvenirs de prison), mais le portrait de de Philippe Égalité est saisissant. Sainte Beuve également excellent sur le sujet. Une femme en outre réputée pour sa très grande beauté.
Toujours de l’opinion que JPH est impudique, J. Langoncet ?
Sur ce point, Macron n’a fait que reprendre le vieux costume de Mitterrand, en se rendant par exemple à Ouradour entre les deux tours de la présidentielle, comme si la mère Le Pen, pour laquelle je n’ai pas une estime démesurée, était une nazi.
Risible, quand on constate à quel point Macron ignore l’antisémitisme, sans parler du pauvre Boualem Sansal que l’Académie n’a même pas été foutue d’élire. Sauf erreur, Macron n’a pas non plus trouvé utile de répondre à la lettre de ses filles. Ce pauvre Nuñez, pitoyable l’autre jour. On commence par aller à Bordeaux. Ensuite, c’est Vichy.
@renato dit: 25 octobre 2025 à 18h11
Toujours de l’opinion que JPH est impudique, J. Langoncet ?
Plaît-il ?
Les gars qui font semblant d’oublier sont fantastiques !
@That was NYC back then…
Quand Lou Reed s’est mis à faire du Springsteen ; quel trauma dans la communauté …
renato, vous devriez vous mettre au taï chi
Au taïchi. Mais pas au g.ode-ceinture comme cette vieille charogne en état de décomposition avancée de Langoncet.
Hurkhurkhurk !
Aspen no. 4, The McLuhan issue
https://www.ubu.com/aspen/aspen4/index.html
J’aime beaucoup la chapelle sixties.
Conseil Blue Nigths, un mémoire sur la perte de la fille qu’elle avait adopté une enfant tourmentée par des sentiments d’abandon, adolescente et puis une jeune femme avec ses « profondeurs abyssales et sa légèreté, ses changements soudains », mais « naturellement, il ne leur était pas permis de rester telles, profondeurs abyssales, changements soudains. Naturellement, on leur a donné des noms, un « diagnostic ». Les noms ont changé sans cesse. Le trouble maniaco-dépressif est devenu TOC, TOC étant l’acronyme de trouble obsessionnel-compulsif, et TOC est devenu autre chose » ; l’alcoolisme, puis le trouble de la personnalité limite, semant le doute chez Didion, sur les bords effilochés de la certitude, qu’elle avait été — peut-être ? — une mauvaise mère pour sa fille, comme si même la douleur la plus intime et la plus personnelle de la fille ne pouvait trouver sa cause et sa racine qu’en elle, Joan, comme dans un miroir, ramenant ainsi l’essence de sa fille de la mère éternelle à elle-même, par le biais de l’écriture.
Le bleu de la nuit, ed. Grasset
https://www.grasset.fr/livre/le-bleu-de-la-nuit-9782246789734/


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