de Pierre Assouline

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La République des livres
A l’échelle de Prévost

A l’échelle de Prévost

Quoi encore, une lubie générée par une IA en délire ? Mieux : une nouvelle mesure des mots dans leur accord avec des actes. Un engagement à ne plus lire innocemment, à reconsidérer les livres une fois séparés de leur légende et à se méfier de leurs auteurs. Ce référent, ce peut être l’écrivain de notre choix, celui à qui on voue une totale confiance à la lumière de son œuvre, de sa vie, de ses convictions et de son authenticité lors de la mise en musique de tous ces éléments conjugués. Dans Des mots et des actes (164 pages,18,50 euros, Gallimard ), un passage en revue de la place tenue par une quinzaine d’écrivains (Chardonne, Céline, Cocteau, Drieu La Rochelle, Nimier, Brasillach, Morand, Jules Roy, les Fernandez père & fils etc ) dans sa vie de lecteur au long cours, le critique littéraire Jérôme Garcin en sort notamment un du lot trente ans après l’avoir exhumé pour le grand public en lui consacrant un essai : le maquisard stendhalien Jean Prévost, « le jaurésien qui disait se battre violemment pour des idées modérées », auquel il voue de longue date une admiration inconditionnelle.

C’est à l’aune de ce glorieux ainé qu’il se propose de juger les autres désormais. Ce qu’il appelle « l’échelle de Prévost » comme il a existé (elle est obsolète) une échelle de Richter dans le domaine scientifique. Sa propre manière d’évaluer l’énergie des ondes sismiques lors d’un séisme littéraire. On aura compris que Garcin a peu goûté « l’éclosion du bon chic collabo dans la vie littéraire parisienne ». Le parti pris de son jugement semble avant tout moral. Ce qui serait une faute en regard de la littérature et une erreur par rapport à son histoire. Car à cette aune, le risque est de juger des écrivains en fonction de critères extra-littéraires. Quelles traces et quelle empreinte littéraires des auteurs qui furent d’incontestables héros ou résistants (Jacques Decour, Jean Prévost, Jacques Lusseyran pour ne citer que les trois qui ont ses faveurs) par rapport à celles d’un Giraudoux, un Céline, un Drieu auxquels il y aurait tant à rapprocher d’autre part ? Entre les deux, il y a bien eu des irréprochables dans « les belles-lettres sous l’Occupation » pour reprendre le titre de cet essai, mais ils furent bien peu nombreux, les Kessel, Char, Guéhenno… L’entre-deux-guerres, période qui fut dominée par une certaine droite littéraire, rendait déjà difficile l’exercice d’un tel jugement. Sauf à ce que le critère soit bien la conformation des mots avec les actes, cette si rare faculté de ne pas se dérober au moment d’assumer ses écrits. Le mérite du livre engagé de Jérôme Garcin est de permettre de réexaminer l’affaire à nouveaux frais.

A chacun de concevoir sa propre échelle tout en sachant qu’à l’échelle de Faulkner, rien ne tient des nouveautés de la librairie depuis… J’avoue qu’en méditant son livre, je m’avouais à moi-même incapable d’y faire tenir mon écrivain de référence tant ils sont nombreux. Une petite foule ou personne, car n’en garder qu’un, quelle injustice non vis-à-vis des autres mais de tous ceux à qui je dois non seulement pour leurs livres mais, justement, pour leur capacité à mener leurs vies d’écrivain et de citoyen en accordant leurs convictions et leurs actes. Mon indécision m’a fait renoncer et me tourner vers deux nouveaux livres lus dans le même temps.

Il y a eu d’abord L’invention de l’écrivain par lui-même (212 pages 20,50 euros, Gallimard), recueil des lettres adressées par Michel Tournier à son grand ami le juriste Hellmut Waller. On connait le tropisme germanique de l’écrivain jamais démenti jusqu’à la fin de sa vie. Ils avaient le même âge (1924), s’étaient connus à l’université de Tübingen où ils étudiaient  l’un la philosophie l’autre le droit et n’avaient jamais cessé de se retrouver et surtout de s’écrire de 1962 à 2012. On ne dispose avec ce livre que des envois du Français mais pas de ceux de l’Allemand. L’ensemble est évidemment d’un intérêt inégal, c’est la loi du genre. Il y a bien ça et là quelques petites choses vues et entendues sur la vie littéraire (Goncourt & co) ou sur les aléas de sa relation avec les responsables de la télévision pour son émission de photo Chambre noire. Mais le fil rouge, c’est bien le travail littéraire, l’effort en coulisses, la préparation à l’écriture, la conception de l’œuvre à venir, les coulisses de la création et là, c’est passionnant.

En vue du Roi des Aulnes (1970), le voilà qui bombarde son camarade de questions sur les rites de la religion nazie, le Lebensborn, les caractéristiques de la prétendue race aryenne, les Hitler Schulen, les Ordensburgen etc Tandis que son roman en cours inspiré d’Erlkönig, le poème de Goethe adapté par Schubert dans un lied resté fameux (opus 1, D. 328), « mijote dans sa marmite », il se pose et donc lui pose ce qu’il appelle des problèmes techniques-historiques par exemple sur les Napolas, acronyme de NAtionalPOlitische LehrAnstalt, autrement dit des internats du secondaire destinés à devenir des écoles d’élite du IIIème Reich. Il ne s’agit pas que de détails. En regardant par-dessus son épaule comme ses lettres nous y invite, au coeur de son laboratoire, on voit l’écrivains passer des heures à sélectionner des noms propres pour ses personnages, bien conscient qu’ils sont éloquents et renseignent sur l’origine sociale ou géographique. La Wehrmacht utilisait-elle des camions BMW et Opel pendant la guerre ? C’était des décennies, autant dire des années-lumière, avant internet, Wikipédia and co et sa tache était d’autant moins aisée que, vivant isolé de la rumeur du monde dans l’ancien presbytère de Choisel (vallée de Chevreuse), il se trouvait à distance des grandes bibliothèques de recherche (Bn) et des centres de documentation (Institut Goethe etc)

Pour ce qui est du work in progress des Météores (1975), on voit apparaitre en lui des doutes sur sa capacité à mener à son terme un projet aussi ambitieux. Il ne sait rien et cherche à tout savoir de la cryptophasie, le langage secret et codé des jumeaux homozygotes entre eux. A cette occasion, il effectue de véritables repérages in situ, à la manière du Zola des Carnets d’enquête et ce n’est pas un hasard s’ils ont la passion de la photographie en commun. Pour les Météores, il paya de sa personne en explorant les dépôts d’ordures et les asiles d’enfants débiles mentaux. Pour la Goutte d’or (1985), il ira se perdre dans les bas-fonds de Marseille et les abattoirs de Chartres. Mais malgré tout ce qu’il doit, de son propre aveu à la littérature allemande classique mais aussi à Günter Grass sans oublier Rabelais, Céline, Cervantès, il juge in fine les œuvres à « l’échelle de Flaubert », le patron, ne fût-ce que pour les Trois contes.

Ce paradigme de l’échelle de Richter m’a également taraudé en lisant Cosmopolite (Briefe zum Judentum, traduit de l’allemand (Autriche) par Frédérique Laurent, 312 pages, 24,90 euros, les éditions du Portrait) de Stefan Zweig. Quelques 120 lettres présentées pour la plupart comme inédites adressées entre 1901 et 1940 à Max Brod, Albert Einstein, Sigmund Freud, Romain Rolland et d’autres, éditeurs, critiques, universitaires allemands ou autrichiens moins connus chez nous. J’avoue m’y être plongé avant tout pour tenter d’approfondir ce tropisme bien français qui consiste à souvent mesurer les écrivains européens à « l’échelle de Zweig » (bien qu’en son temps déjà, les Allemands aient établi qu’à l’échelle des Mann, Musil, Roth, Kafka, il n’était pas grand-chose malgré son immense succès public international).

 » (…) Stefan Zweig, un écrivain magnifique, mais dont les phrases sont quelques fois biscornues, extraordinairement lourdes, et avec parfois de grosses erreurs, ce que l’on appelle aujourd’hui des faux-raccords dans ses textes. Tout le monde a plus ou moins modifié Zweig. Son premier traducteur, Alzir Hella, très grand traducteur et ami de Zweig, l’a beaucoup modifié ; c’est bien meilleur en français qu’en allemand, pas du point de vue du fond, mais du point de littéraire, en ce qui concerne au moins les grandes nouvelles. Mais les traducteurs de ces dernières années s’efforcent de restituer plus fidèlement la pensée, le style, le rythme de Zweig. Il est vrai qu’on gomme lorsqu’il y a des lourdeurs écrasantes, sans tout réécrire pour autant (Olivier Mannoni, traducteur à l’honneur du festival Vo-Vf 2022 )

Après avoir longtemps aimé me balader dans son univers avant de m’en déprendre jusqu’à le rejeter, je n’ai trouvé dans ce livre que confirmation à ma sévérité qu’il s’agisse de la pauvreté de sa langue (partout rehaussée et améliorée par ses traducteurs, notamment en France), de son absence d’œuvre romanesque alors qu’il passe pour un grand romancier (à peine un roman Ungeduld des Herzens/ La pitié dangereuse), de biographies à base de non de recherche historique mais de compilation non dénuées de talent et relevant au final davantage de portraits, une absence de lucidité face à la montée du nazisme et partant une incapacité à s’engager publiquement (dans une lettre de 1931 il reconnait fuir les invitations à prendre la parole sur le plan politique mais l’attribue à une phobie sociale), une vraie difficulté à endosser sa judéité, ses louvoiements face au sionisme naissant porté sur les fonts baptismaux par son si admiré Theodore Herzl etc. D’autant que le titre original de Cosmopolite promettait bien davantage (Briefe zum Judentum/ Lettres sur le judaïsme). Loin de moi le projet de décourager l’immense peuple des admirateurs français de Stefan Zweig le nouvelliste. Mais malgré le profit espéré, les éditeurs devraient réfléchir à deux fois avant d’exhumer les lettres inconnues d’un écrivain car elles ne servent pas toujours sa postérité. Encore que s’agissant de « l’échelle de Zweig », il en faudra davantage tant son empire est grand en France.

(« Jean Prévost » photo D.R.; « Image extraite de l’adaptation au cinéma du Roi des Aulnes de Michel Tournier par Volker Schlöndorff, 1996″)

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