Les illusions de grandeur de Philip Roth
Sur le fil de l’Agence France-Presse, la nouvelle est annoncée de manière intéressante. Mais j’aurais volontiers interverti le titre et l’attaque. Au lieu de « Ecrivain du désir et de la judaïté, Philip Roth entre dans la Pléiade« , il eut été préférable d’intituler l’article : « Snobé par le Nobel mais récompensé par les autres grands prix littéraires, Philip Roth est désormais dans la Pléiade ». Car même si une Pléiade se prépare des années à l’avance, le timing de sa sortie n’est jamais innocent s’agissant d’un auteur vivant. Le prix Nobel de littérature devant être révélé jeudi prochain, si Philip Roth est enfin couronné, ce qui ne serait que justice, notion on ne peut plus subjective et arbitraire en l’espèce, ce sera Bingo ! pour l’éditeur ; s’il est attribué à un autre, ce qui est fort probable (Haruki Murakami, Claudio Magris, Charles Aznavour, Antonio Munoz Molina, Margaret Atwood, Paul Mc Cartney, Salman Rushdie, Françis Cabrel, mais oui, il va falloir s’y faire désormais, petite Marie…), ce premier volume de Romans et nouvelles 1959-1977 de Philip Roth dans la Pléiade sera un pied-de-nez adressé aux joyeux lurons du comité Nobel. Raison de plus pour s’y précipiter. De toute façon, son oeuvre forte d’une trentaine de volumes, croule déjà sous les honneurs, célébrations, consécrations, récompenses. A ce stade-là, il s’agirait plutôt de donner Roth au Nobel, et non l’inverse, surtout s’ils veulent redorer leur blason après le ridicule achevé de l’an dernier.
Fort heureusement, outre Le Sein, Professeur de désir, Ma vie d’homme, on y trouve la matrice de l’oeuvre : le recueil de nouvelles Goodbye Columbus et surtout Portnoy’s Complaint traduit à l’origine en 1970 par Henri Robillot Le Complexe de Portnoy, et désormais rebaptisé La Plainte de Portnoy. Ce que Paule Lévy, dans ses notes sur le texte, justifie ainsi :
« Le terme « complaint », quoi qu’il puisse désigner une « affection » ou une « maladie » – d’où l’exergue pleine d’ironie-, signifie « plainte » (Jérémiade), mais surtout « protestation », « réclamation », y compris dans l’acception juridique de la plainte qu’on dépose (sens que renforce la fin du roman, ainsi que la profession de Portnoy, avocat), d’où le choix de La Plainte de Portnoy »
Quoi qu’il en soit, le succès fut à la mesure du scandale. On en juge déjà par les titres des chapitres : « Fou de la chatte », « Le blues juif », « La branlette »… Ces trois-là fixent déjà le programme de Roth pour un certain temps, avec des variantes, digressions, développements mais sans trop s’éloigner de cet axe double : sexe et judaïsme, cul et étoile de David avec un double je permanent de celui qui s’autoproclame « le Raskolnikov de la branlette », pris dans un étau entre la norme morale de sa famille et de la société et son irrépressible désir de fornication. Il avait trouvé sa voix, à tout le moins la note juste qui convenait à ce livre.
Un soir de 1969, quand Philip Roth avait 33 ans et qu’il exerçait comme professeur de littérature à l’université de Pensylvannie, il avait invité ses parents au restaurant pour les préparer à un évènement qui va certainement les ébranler : la publication de Portnoy’s complaint. Préoccupé par leur réaction, il leur raconta l’histoire : la confession impudique de Portnoy à son analyste, ses problèmes avec les femmes et les aléas de sa vie sexuelle dûs à son éducation entre une mère juive excessivement mère juive et un père hanté par les menaces de la constipation… « Ca va faire sensation, vous allez certainement être assiégé par les journalistes, je voulais juste vous prévenir… ». Roth dût attendre la mort de sa mère pour connaître, de la bouche de son père, sa réaction à cette nouvelle. Lorsque son fils eut quitté le restaurant, elle éclata en sanglots et déplora son état mental : »Il a des illusions de grandeur ». Ce qui était au fond bien vu, pas seulement pour celui-ci mais pour tout romancier.
Cette Pléiade Roth, dont on veut croire qu’il s’agit d’un premier volume puisque toute l’œuvre est parue en français chez Gallimard, est une merveille. Même si on aimerait déjà y faire figurer d’autres titres (Le Théâtre de Sabbath, Patrimoine, La Tache, Pastorale américaine…), elle permet d’entrer de plain pied dans son univers, de le découvrir à la base, à l’origine, si on n’y a jamais été. Cela donne même envie d’aller revoir ailleurs dans son œuvre. De toute façon, même s’ils sont d’une qualité inégale, on y retrouve appuyée ou en filigrane sa détestation de l’expression « romancier juif américain », une réduction à ses yeux, se voulant avant tout un écrivain historicisé américain ; et la centralité de sa contrevie, cette autre vie où ses obsessions l’ont trouvé sans qu’il ait à les chercher, ce qui explique mieux que tout les mécanismes de sa création. Il avoue être devenu Roth le jour il a cessé de fouiller les poubelles de Faulkner ou d’Hemingway pour mettre le nez dans ses propres ordures, y jeter une allumette et en faire jaillir enfin une étincelle.
Ce volume donne aussi envie d’aller voir ailleurs, d’autant que le préfacier Philippe Jaworski n’hésite pas à brasser l’ensemble de l’oeuvre pour mieux en saisir chaque éclat (lire ici des extraits de sa préface). J’ai saisi deux de ses livres un peu au hasard.
Indignation (traduit par Marie-Claire Pasquier, Folio), qu’il présente comme quelque chose entre la novella et la novelette et non comme un roman contrairement à son éditeur est l’histoire d’un ancien combattant blessé à la guerre de Corée, un étudiant pris en otage par l’Histoire en marche, un garçon dont la biographie emprunte de nombreux jalons à celle de l’auteur. Le sujet ? Encore et toujours, la mort qui rôde. Cela n’étonnera guère ceux qui se souviennent qu’aux yeux de Roth, il n’est pas d’individu plus intéressant que lui-même. Je n’est pas un autre, je n’est autre que moi, il ne cesse de le revendiquer. Si ça a l’air d’une prosopopée, elle est ambiguë car le cadavre n’en est pas tout à fait un : sous morphine, il se croit mort. Le procédé est loin d’être inédit et on ne pourra s’empêcher de penser au héros de Dalton Trumbo qui a hanté durablement tout lecteur (1939) et tout spectateur (1971) de Johnny got his gun. On y trouve recyclés des thèmes, des situations, des personnages de ses précédents romans, procédé récurrent dans son œuvre. Roth ne connaît pas de plus beau mot qu’indignation dans la langue anglaise. Mais on peut compter sur lui pour écrire tout un livre à seule fin de montrer que cela veut dire bien autre chose que ce que cela dit.
Après Indignation, je me suis emparé d’Opération Schylock (Folio, traduit par Lazare Bitoun). Cela faisait longtemps que je n’avais autant ri en lisant un roman. Dès les premières pages, tout m’est revenu de cette délirante mise en abîme Pour mettre son double envahissant à distance, Philip Roth le rebaptise Moishe Pipik, autrement dit Moïse Petitnombril. Mais très vite, on ne sait plus qui est qui et quel est le plus menteur des deux à supposer qu’ils ne fassent pas qu’un : leurs échanges téléphoniques ambiguës, leur rencontre à Jérusalem en marge du procès du supposé bourreau de Treblinka John Demjanjuk, des déclarations de Lech Walesa selon lesquelles l’Espagne se serait ruinée en expulsant ses Juifs, la nécessité pour la Pologne de récupérer ses propres Juifs…
Relu la chose avec avidité malgré tout, malgré le doute, l’incrédulité, l’inquiétude, me surprenant souvent à rire de bon cœur, ce qui n’arrive presque jamais à un critique doublé d’un juré littéraire normalement constitué. L’autre Philip Roth, le double monstrueux, insomniaque et homonyme, a manifestement de sérieux problèmes d’identité, effet collatéral d’un abus d’Halcion, mais il agite tout le long du roman une idée intéressante, à moins qu’il ne soit agité par elle : le diasporisme. Le mot m’était jusqu’alors inconnu. Son sens se déduit aisément de son étymologie et de ses aventures depuis deux mille ans. Est diasporiste celui qui reconnaît dans l’exil l’un des spécificités de l’être-juif. Comment pourrait-il en être autrement en regard de l’histoire de ce peuple toute de migration, d’instabilité, d’éphémère, d’intranquillité, d’expulsions, de nouveaux départs, d’angoisse, de capacité d’adaptation et encore et encore.
Deux mots essentiels se sont maintenus en grec dans notre vocabulaire sans que jamais l’hébreu prenne le dessus : synagogue et diaspora. S’agissant de ce dernier, l’hébreu l’exprime en deux mots : gola (dispersion) et galout (exil). Les diasporistes tiennent que l’exil a partie liée avec le génie du peuple juif. Ce qui n’est pas faux. Mais pour quoi la naissance d’Israël devrait-elle y mettre un terme ? S’il existe un parti diasporiste, s’il délivre une carte de membre, je veux bien en être et tant pis si d’autres me font les gros yeux en attendant de me faire de mauvaises manières. Je m’inscris, ne fût-ce que pour y cotoyer mes glorieux pairs Saül Bellow et George Steiner pour ne citer qu’eux, sans oublier Philip Roth mais lequel ?
Cela dit, je n’imaginais pas que cela put à ce point occuper un esprit jusqu’à en faire une idéologie et le but de sa vie. Fondamentalement antisioniste en ce qu’il est perusadé que la présence d’Israël dans le concert des nations arabes est si dissonante qu’elle ne pourra s’achever que par une Shoah/saison 2, le double de Roth n’a de cesse de hâter le retour des aschkénazes dans leurs patries d’origine. Un projet dément pour tant de raisons, une tentative de réversion jusqu’au point de passage du sionisme afin de retraverser en arrière. Une folie eu égard aux sentiments prêtés encore aux populations locales. Encore que, à la réflexion… Philip Roth, le vrai, a écrit Opération Schylock au début des années 1990 ; or, à la fin des années 2010, le fait est que l’Allemagne, la Pologne, l’Autriche, la Hongrie offrent désormais aux descendants de « leurs » Juifs de rentrer au pays en échange de la nationalité. Ils l’accordent automatiquement, sans autre forme de procès, sans lourdes démarches administratives, sans documents introuvables à fournir, sans avoir à apprendre la langue et sans s’engager à vivre dans le pays.
On comprend que des étudiants et des jeunes entrepreneurs israéliens issus d’un couple mixte (mais non, pas homme/femme mais aschkénaze/séfarade), séduits à l’origine par le retour en Espagne aient été plutôt tentés par l’Europe centrale. La perspective d’obtenir aussi facilement un passeport européen a estompé le souvenir assez sombre, noir, enténébré, sinon mortifère, que leurs parents leur avaient transmis de cette terre qui avait englouti l’essentiel de leur famille. Si encore elle s’en était tenue là, mais elle a également fait disparaître leur civilisation. On n’oublie rien et on ne recommence pas. Ces pérégrins venus de Terre sainte sont des citoyens mondialisés comme nous le sommes tous désormais.
(« Philip Roth, seul et en famille, 1942 » photos Bob Peterson et D.R.)
411 Réponses pour Les illusions de grandeur de Philip Roth
JC….. dit: 5 octobre 2017 à 13 h 53 min
Nous sommes en guerre contre la bêtise institutionnelle.
Hon est cerné faut se droper à sauve qui peut comme dirait Ferdine…
JAZZI dit: 5 octobre 2017 à 11 h 38 min
C’est un livre trop passionnant pour le laisser entre les mains des théologiens et des religieux !
Yes. Surtout les passages où i se les coupent les glaouis et ils les entassent en tas ; les Narabs eux au moins ils savent que c’est marrant !
Et ça donne :
NORD.
Un Nobel de littérature pour le Majordome…
Today, j’ai entendu que notre Nobel 2008 -en attendant Houellebecq 2022- sort en librairie une belle confession.En effet JMG Le Clézio évoque sa diasporisation…
Et puis une triste nouvelle , JL Godard qui vient de perdre son épouse.
« il n’est pas d’individu plus intéressant que lui-même. »
Non mais qu’est-ce que c’est que ce travail ? Un individu n’est JAMAIS intéressant ! Même le Manneken-Pis ou la Liberté guidant le peuple…
Je reste de l’opinion, Jacques, que un bon écrivain ne devrait pas participer au cirque télévisuel car, sauf si l’on fait une passion pour le Kitsch, il faudrait toujours se méfier des sympathique simplificateur qui pratiquent la paupérisation du discours et que de ce fait ne savent pas faire la différence, pourtant faite par le législateur, entre être menacé avec un revolver et être touché par une balle — entre la vulgarité d’un tripotage en ascenseur et le viol — ; que l’on ne compare pas n’importe quel sympathique conducteur de talk-show à Balzac, p. ex. ; les automatisme du sympathique simplificateur à l’habilité de l’écrivain qui sait alterner une observation sociale pertinente et une analyse psychologique précise en les entremêlant de scènes de mélodrame sans épaisseur et bon marché — il est vrai que j’ai entendu comparer Callas à une chanteuse à deux balles, c’est vrai que nous vivons sur terre entre humains mais il y a des limites… enfin… je suppose… il est vrai aussi que la masse des spectateurs se donne comme norme, peu importe, aucun écrivain ne pourra changer la référence ou améliorer l’état des choses.
Cela dit, puisque de mon modeste point de vue déjà la séduction par le biais de flatteries et promesses est un insulte à la dignité de la personne visée, lors de l’affaire DSK j’ai découvert que selon certains commentateurs, séduire c’est passer directement d’un banal bonjour à la main aux fesses, j’ai cru rêver car, manque de civilité bien à part, il faut vraiment manquer de confiance en soi-même pour se satisfaire d’une si fruste relation humaine.
Oups !
des sympathique simplificateur > des sympathiqueS simplificateurS
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« … ses problèmes avec les femmes et les aléas de sa vie sexuelle dûs [sic] à son éducation entre une mère juive excessivement mère juive et un père hanté par les menaces de la constipation… « Ca va faire sensation, vous allez certainement être assiégé [sic] par les journalistes, je voulais juste vous prévenir… ». Roth dût [sic] attendre la mort de sa mère pour connaître, de la bouche de son père, sa réaction à cette nouvelle. »
Quel visiteur peut avoir envie de poursuivre sa lecture, s’il se fait recevoir par une telle salve de fautes d’orthographe ?
« … leurs échanges téléphoniques ambiguës » : ah bon, le mot échange est devenu féminin ?
« Cela dit, je n’imaginais pas que cela put à ce point occuper un esprit jusqu’à en faire une idéologie et le but de sa vie. »
Là, l’accent circonflexe aurait servi à quelque chose : « pût ». Mais cela n’empêche que la construction de la phrase est lourde et redondante.
J’aurais dit :
« Cela dit, je n’imaginais pas que cela pût occuper l’esprit de quelqu’un au point de devenir une idéologie et le but de sa vie. »
Bien sincèrement à vous.
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