de Pierre Assouline

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La République des livres
MO3T, mon amour

MO3T, mon amour

Il arrive qu’en se télescopant sur la couverture d’une revue, des noms et des thèmes produisent un étrange effet dans l’inconscient du lecteur. Non sur celle de l’hebdomadaire Newsweek qui n’existe plus désormais qu’en ligne à la veille de fêter son 80ème anniversaire (ci-dessus la dernière couverture, historique) mais sur celle exquisement orangée de la vénérable (toujours préciser qu’elle est vénérable, eut dit Flaubert en son dico) Revue des deux mondes (220 pages, 13 euros) en sa livraison de janvier 2013 : l’annonce d’un grand dossier sur « La vie numérique » y voisine avec la révélation de lettres inédites de Paul Claudel. Et lorsqu’on prend connaissance de l’un et des autres, on n’est pas plus frappé par le contraste que leur juxtaposition provoque ; d’autant que dans celles-ci, adressées au cardinal Baudrillart, le dramaturge plaide la cause du Partage de Midi en avançant que le Magnificat n’est que la suite du Cantique de Mesa… On est loin du partage des fichiers évoqué dans le dossier qui le suit, concocté avec le think tank La Villa Numeris (toute ressemblance euphonique avec une certaine Villa Médicis ne semble pas fortuite). Il y a là d’intéressantes pistes de réflexion sur l’évolution technique du cinéma, ou sur les mutations de l’industrie musicale, censées redessiner les nouvelles frontières de la culture. Et le livre ? Passons charitablement sur l’entretien avec l’inévitable philosophe Michel Serres (mon Dieu, il en est encore, allégoriquement rassurez-vous, à pousser sa Petite Poucette à poncifs !). Attardons-nous plutôt sur l’éditorial-manifeste de David Lacombled, président de la Villa Numeris.

Un acronyme est sa vestale : MO3T. Les connectés connaissent déjà. Les autres iront voir par ici de quoi il en retourne, derrière le slogan appelant à libérer la distribution de l’écrit numérique par le principe de l’ouverture. A ses yeux, un tel changement de paradigme suppose un saut tant technologique que conceptuel. Autrement dit, la liberté du livre numérique ne passe plus par la libre circulation des fichiers mais par les droits d’accès à ces fichiers. Tout le monde sera d’accord avec les idées générales et les bons sentiments ici exprimés : l’ouverture, le respect du rôle de chacun etc Qui est contre la garantie des libertés ? Personne. Pour ce qui est des droits imprescriptibles du lecteur, Daniel Pennac avait déjà balisé la piste; quant aux « devoirs imprescriptibles du livre » ici mis en balance, j’avoue ne pas trop en saisir le principe. Quoi de neuf alors avec ce MO3T ? Une idée dont on veut croire qu’elle n’est pas qu’une formule, malgré sa résonance avec le slogan qui fit la fortune de Darty : « le tiers de confiance du lecteur ». Explication de David Lacombled :

« Il est celui qui lui garantit que tous les livres que le lecteur a acquis seront conservés –en l’occurrence dans le cloud, comme une « bibliothèque dans les nuages »-, lisibles pour les dix ans à venir, voire transmissibles à ses enfants. C’est la clef de voûte d’un nouveau système. Il change radicalement la dynamique de la distribution de contenus numériques tout en permettant de conserver-et non de contourner- l’existence de milliers de libraires ou vendeurs de livres. La confiance se trouve restaurée dans la pérennité des contenus- ou des droits- que l’on achète. Ainsi, exit le numérique jetable, pour développer une autre économie qui conserve le sens de la diversité et d’échanges humains. Bref, grâce à ce système, le livre reste livre, il ne devient pas simple fichier numérique. »

Bel optimisme à débattre. Le clin d’œil in fine au Guépard (« il faut tout bouge pour que rien ne change ») n’y suffira pas, non plus que le brevet d’invention accordé à MO3T ou le soutien du projet par Gallimard, Flammarion, La Martinière, Editis, Dilicom, Dialogues, la Procure – même s’ils représentent une bonne partie du paysage de l’édition et de la librairie. Une révolution des mentalités est encore à venir. On en est loin lorsqu’on croit comprendre en lisant la dernière tribune d’André Schiffrin dans Le Monde, qu’Amazon ne sert qu’à vendre des best-sellers… Le MO3T n’est pas une solution miracle même si c’est une réelle avancée. Un moyen et non une fin. Le fond du problème, ce sont moins les machines que les hommes. Il est en fait analysé avec le plus de pertinence à la fin du dossier par le producteur Philippe Carcassonne :

« Il existe une règle d’airain dans les révolutions en matière artistique, notamment cinématographique, dont des mouvements comme le néoréalisme, les Angry Young Men ou la Nouvelle Vague attestent : ce sont rarement les personnes en place sous l’ancien Régime qui fomentent les révolutions. Des révolutions qui précisément se donnent pour but de mettre à bas le système dont ils sont les tenants. Ces personnes peuvent éventuellement prendre le train en route, mais ne sont pas les artisans de leur propre chute. Il incombe généralement aux nouveaux venus de bouleverser les acquis de la génération précédente et de développer une nouvelle grammaire et de nouvelles pratiques. On peut poser l’hypothèse qu’une nouvelle génération porteuse d’un nouveau langage et de nouvelles pratiques issus du numérique est peut-être en train d’éclore.

Mais, pour l’instant, force est de constater que les outils numériques au lieu d’ouvrir de nouveaux horizons, de créer de nouvelles formes de langage, sont utilisés pour servir une grammaire cinématographique déjà en place. Il faut des gens assez vierges pour écrire et concevoir une nouvelle esthétique cinématographique, des esprits libérés du poids de la tradition et qui ne sauraient produire que du neuf avec de nouveaux outils… »

Remplacez « film » par « livre » et relisez. Le seul problème, c’est que « le cinéma » désigne autant ses créateurs que ses industriels, alors que édition, librairie et littérature recouvrent trois activités distinctes bien qu’elles se rencontrent. Il y a là de quoi donner un sacré coup de vieux aux professionnels de la profession. Ils pourront toujours se consoler à la lecture du Dictionnaire amoureux de l’humour (Plon) de Jean-Loup Chiflet. On y croise une ex-doyenne des Français si âgée qu’elle possédait un exemplaire dédicacé de la Bible ; et même un homme si vieux que, du temps où il était petit, la Mer morte n’était encore que malade…

(Illustrations de Evan Gaffney et de Fernando Vicente)

Cette entrée a été publiée dans La vie numérique.