
Quand les vies doubles abolissent les frontières
Canada n’est pas le seul roman du double de la rentrée, il s’en faut. Il faut aussi compter avec quelques autres. Siamoises (284 pages, 19 euros, Naïve) est l’un des plus troublants et sans aucun doute le plus accompli du tandem formé par Michel Canesi et Jamil Rahmani. Cette fois, contrairement à leurs précédents romans, ils ne se contentent pas de traiter une bonne histoire : ils s’en donnent les moyens avec une technique irréprochable. Diabolique même eu égard au thème. Une manière bien à eux de refléter l’époque à travers des destins brisés. Essayons d’en dire davantage sans en dire trop. Car un coup de théâtre final (c’est déjà trop de l’annoncer) jette une lumière noire mais éblouissante sur l’ensemble.
Deux sœurs que leur caractère oppose sont soudées autour de l’insupportable disparition de leur père adoré, et contre les harcèlements de leur mère dépressive. Chacune sa voix dans ce roman qui se veut choral par nécessité et non par commodité ou goût du procédé. Arrive le beau-père, attentionné, trop même. Il faut à l’héroïne un voyage au Maroc et un séjour à Alger, pour y préparer les corps d’un industriel français et son fils assassinés, avec la découverte de véritables siamoises pour comprendre que sa tendance schizoïde lui a fait projeter une sœur fictive (tant pis, c’est dit mais comment en parler sans en parler ?). Advient alors le temps du traitement. Mais la soigner, c’est la normaliser en lui ôtant son imaginaire. Anesthésie et thanatopraxie. L’histoire commence dans la nuit et s’achève dans la lumière. Où se situe la frontière entre la raison et la folie ? La camisole chimique est au bout du chemin, et parfois les électrochocs. Même si à la veille de basculer, il y aura toujours une blouse blanche pour se demander si certains dérèglements de l’esprit n’ont pas plutôt partie liée avec l’univers des rêves. Autrement dit : par souci de préservation de l’ordre social, peut-on amputer des êtres de leur imaginaire, de leurs songes et de leurs fantasmes ?
On se prend alors à douter de la norme. Troublé au début de la lecture, le lecteur est dérangé en fin de parcours comme on peut l’être par un récit proprement dérangeant, dans la meilleure acception du terme, la seule qui vaille en littérature : un livre, voire un chapitre, une page, un paragraphe qui vous expliquent ce qui vous arrive mieux que vous ne sauriez le faire. « La frontière aujourd’hui c’est la mer » lit-on quand même les frontières identitaires, auxquelles tant s’accrochent lorsque tout vacille, se brouillent à leur tour. Le membre fantôme au centre d’un autre roman de ces médecins-écrivains a été remplacé cette fois par le gris neuroleptique. Une vraie trouvaille, idéale dans cette forêt de faux-semblants et de vrais indices avant de comprendre que l’une des deux sœurs n’est que le fruit de l’imagination de l’autre. Qui jurerait n’avoir jamais craint de basculer de l’autre côté ? C’est toute la réussite de ce thriller psychologique de nous forcer à affronter la question.
Un autre personnage de double est au centre de L’invention de nos vies (492 pages, 20,50 euros, Grasset) de Karine Tuil, l’un des romans les plus prenants et les mieux ficelés de la rentrée. Mais oui, c’est un art ! Les destins de trois personnages s’y croisent et s’y entremêlent entre Paris, New York et le Pakistan. Une histoire de double usurpation d’identité où l’on voit le (anti)héros Samir Tahar, fils d’immigrés tunisiens, intelligent, séducteur, brillant, devenu un brillant avocat pénaliste grâce à la méritocratie républicaine, se cogne à un plafond de verre. La faute à son prénom. Du moins en est-il persuadé. En le raccourcissant en Sam, il n’éprouve même pas la honte de sacrifier le nom du père par ambition puisqu’il ne s’agit que du prénom.
Engagé au cabinet d’un Maître Lévy qui le prend pour un séfarade, il se dit qu’il n’y aurait pas de mal au fond à le laisser croire. Le culte de la performance compense chez lui la honte des origines. Le voilà lancé sans faire exprès. Un cynique charismatique au sourire de prédateur. Musulman devenu juif sans avoir même à se convertir, il falsifie tout pour parfaire son identité. Il s’invente une autre vie dans le fol et naïf espoir d’échapper au déterminisme. Juste assez pour conquérir sa place. Sauf qu’un tel projet est sans limite. Son ascension commence. Il a mis un doigt dans l’engrenage et s’engouffre non sans volupté dans la machine à réussir. Le voici à New York. Son charme agit sur la fille d’un magnat juif. Il l’épouse et bascule définitivement dans la mystification en empruntant le passé de son plus ancien ami, Samuel, un écrivain laborieux à qui il avait déjà disputé une femme dans leur jeunesse, une Nina à laquelle ils sont restés chacun liés à leur manière. Grisé par ses succès, il ignore les limites et outrepasse les frontières là même où il se croyait illégitime.
Les clichés ne manquent pas mais l’auteur désamorce toute critique en les détournant aussitôt. Elle fait de l’équilibrisme sur un fil tendu entre le mensonge, la tromperie, la trahison. Ce Tahar, dont le sentiment d’insécurité est le carburant, fait fortement penser à Karine Tuil, et au reflet qu’elle a déjà donné de sa propre fragilité dans ses précédents romans. C’est aussi palpitant qu’une bonne série télévisée dont les chapitres seraient autant de saisons. Efficace dans la férocité. Oublions le titre, très tendance. Il aurait fallu interdire « L’invention de… » après L’invention de la solitude de Paul Auster il y a une vingtaine d’années. J’aurais plutôt vu à la place La Consolation. Ceux qui l’ont lu comprendront pourquoi. Ce roman marque probablement l’accomplissement de Karine Tuil. Ce qu’elle a écrit de plus dense, de plus fouillé, de mieux composé. La réflexion sur le déni identitaire est forte, convaincante, nonobstant quelques tics d’écriture, plusieurs mots accolés pour ne pas en choisir un et quelques trucs typographiques énervants qui relèvent de l’affèterie.
Là encore, comme chez Canesi & Rahmani, un festival d’identités insincères, de faux-semblants, d’impostures aux autres et à soi-même, concentrés en un personnage que l’on finit par trouver pathétique, même si on ne sait plus s’il est Samir, Samuel ou Sam. Lui-même le sait-il encore ? Que l’on se rassure, la fin est morale. Il finira par tomber. Tout cela pour dire que nul n’a le pouvoir d’inventer sa vie : il peut juste la rêver avant de passer à côté en la manquant.
(Photos Jean-Pierre Bertin-Maghit)