
Un éclat de prose poétique pour la fiancée de l’Emir
L’expression “prose poétique” est devenue une telle tarte à la crème que, s’agissant des productions contemporaines, ce qu’on n’ose appeler les nouveautés, elle recouvre tout et n’importe quoi. Sans en appeler à Xavier Forneret ou Maurice de Guérin, ni au Baudelaire du Spleen de Paris, ni à même à la cinquième promenade rousseauiste du rêveur solitaire au bord du lac, elle est devenue si pratique pour anoblir l’ordinaire qu’on en viendrait à se demander si elle ne va pas bientôt être consacrée par quelque instance (para)universitaire au titre de genre littéraire à part entière. Nul n’est à l’abri. En attendant ce jour de gloire, on se délectera du dernier livre de Vénus Khoury-Ghata La Fiancée était à dos d’âne (160 pages, 16,50 euros, Mercure de France)
C’est l’histoire d’une fiancée juive, Yudah, fille du rabbin Haïm, vendue par son père à l’Emir Abdelkader ; car dans certaine tradition, en guise de dot, c’est l’époux qui paie le père de la mariée. Chacun y trouve son compte : l’Emir qui cherche une quatrième épouse, le rabbin qui entend faire bénéficier ainsi de la plus sûre des protections sa petite communauté régulièrement persécutée et massacrée à Mascara. Sortie de son village du désert à dos d’âne pour le rejoindre, la jeune vierge croit qu’elle va épouser l’homme le plus important du pays ; mais c’est un proscrit condamné au nomadisme politique qu’elle découvre. Façon de parler : elle n’a pas même l’occasion de lui parler. Le rêve d’un grand destin s’effondre. Car ce remarquable guerrier à la tête de la résistance contre le corps expéditionnaire français qui entend coloniser l’Algérie, n’est autre que le mythique Abd el-Kader ben Muhieddine (Mascara 1808- Damas 1883) .
Quinze ans qu’il lutte contre colonialisme français. Jusqu’à la reddition et l’exil. Les Français, qui le tiennent pour un homme d’honneur par sa manière de concevoir la bataille, l’estiment et le respectent. Les Européens l’appellent même « l’ami des Français », et les Français, le général Bugeaud comme le duc d’Aumale, « notre meilleur ennemi ». Il est assigné à résidence au château de Pau, tandis que ses milliers de partisans sont envoyés à Sainte-Margerite, l’une des îles de Lérins, qui sent la mort. La promise suit le pérégrin, ne parvient toujours pas à le voir, mais elle est emportée par sa smala, véritable capitale mobile faite de tentes, de guerriers et de familles ; elle va de lieu en lieu, ballotée par des évènements qui la dépassent tant leur portée lui échappe. Yudah se retrouve métamorphosée en Judith par le soin des carmélites d’un monastère qui la recueillent. Mais si les musulmans la rejetaient, les religieuses la soupçonnent des pires turpitudes. Il n’y a guère qu’une troupe de comédiens itinérants pour la prendre pour ce qu’elle est, et l’accepter comme telle, à condition toutefois de métamorphoser la Judith en Esther, pour les besoins de leur pièce, leur manière à eux de l’enRaciner.
Tant pis pour ceux qui s’offusqueront de ce que la narratrice décrètent tous les Arabes bisexuels de tous temps (« C’est toléré par leur religion. Tout trou est bon à pénétrer, même celui d’une chèvre en l’absence d’une femme ») ou qu’ailleurs Dieu apparaisse en « gros propriétaire céleste ». Rien de choquant car rien de gratuit, rien de tapageur, rien de racoleur sous cette plume qui nous dédommage de la vulgarité ambiante. Le voyage nous mène jusqu’au château d’Amboise, loin du passage des caravaniers, chasseurs de gazelles et creuseurs de mines de sel. Là où Abd-el-Kader, le guerrier devenu écrivain, poète, soufi, philosophe (ses Ecrits spirituels ont été traduits par Michel Chodkiewicz, Seuil, 1989), rumine son humiliation. Il réfléchit, il écrit et cette ultime étape transfigure le guerrier en saint tant religieux, laïque que politique (bien plus tard, le FLN en fera le père de l’Etat algérien moderne). Mais on ne vous dira pas comment Yudah, elle, finira par mourir sur les barricades de 1848 lors du soulèvement contre la monarchie, tandis qu’à l’issue de quatre années de captivité, l’Emir est royalement traité par Napoléon III qui le reçoit en grandes pompes…
Il s’agit bien d’un roman mais animé de part en part d’un souffle, d’une sensibilité, d’une écriture, d’un rythme, d’une couleur, d’un son authentiquement poétiques ; on y retrouve même des inflexions récemment observées dans ses traductions de l’arabe de poètes tels qu’Adonis. C’est peu dire qu’elle sait les mots justes pour dire la musique du khamsin qui déplace les dunes, le silence du désert, l’esprit des Qurayzas qui voient plus loin que leur vie, les superstitions et rituels locaux. D’origine libanaise, l’auteur mêle naturellement le roman au conte, à la fable et au légendaire. Exempt de ce côté documentaire qui alourdit toute histoire qui doit à l’Histoire, sans rapport aucun avec le genre bien éprouvé du roman historique, son récit est ailé au point d’effleurer ce nirvana auquel rêve tout romancier quelle que soit la matière de son récit : l’inaccessible légèreté. C’est d’autant plus remarquable que son histoire est si riche en rebondissements et en ouvertures qu’il y avait là de quoi nourrir un épais roman ; mais c’est justement la poétesse en elle qui l’a poussée à l’épure, au dépouillement de la langue.
(« Etude pour la noce juive au Maroc » aquarelle d’Eugène Delacroix, Collection particulière -à noter que dans son Delacroix. Un voyage initiatique (Non Lieu, 2006), Maurice Arama précise : « Le peintre avait associé des études faites au Maroc et à Oran à une petite moisson algéroise pour exécuter la toile du Louvre » ; « Abd-el-Kader » photo Carjat.)