Voix poétiques et transatlantiques d’Amérique latine
Après plusieurs approches, pénétrantes mais fragmentaires, des poètes francophones (ou mieux : francographes) d’Amérique latine, le remarquable travail de synthèse publié par Émilien Sermier, de l’Université de Lausanne, sous un titre à la fois judicieux et intrigant – Diamétralement modernes (311 pages, 26€, Les Impressions nouvelles) et le sous-titrePoètes francophones d’Amérique latine – s’inscrit dans une perspective très nouvelle, loin de notre vision habituelle centrée sur les poètes d’expression française des Caraïbes. Depuis les rives européennes, nombre d’écrivains ont été attirés par l’Amérique latine dans la première moitié du XXe siècle : Cendrars, Michaux, Drieu la Rochelle, Caillois, Bernanos et Zweig sans oublier les surréalistes – Breton, Péret, Desnos, Artaud. Tous en ordre dispersé et pour des motivations souvent différentes, ils ont laissé une empreinte latino-américaine considérable dans leurs œuvres, toutes en français.
À l’opposé, beaucoup de poètes nés et ayant vécu dans les pays d’Amérique latine, hispanophones de naissance, ont traversé l’Atlantique et adopté le français comme langue d’expression poétique. Il y a là le précurseur, le Chilien Vicente Huidobro, les oubliés comme le Brésilien Sergio Milliet, le Vénézuélien Robert Ganzo, l’Équatorien Alfredo Gangotena, l’Argentine Gloria Alcorta et surtout le Péruvien César Moro, le plus radical. Ils sont au cœur de la réflexion de Sermier. Enfin, l’auteur n’oublie pas le trio des poètes nés en Uruguay mais de familles françaises et d’expression uniquement francophone : Lautréamont et Laforgue au XIXe siècle et en particulier Jules Supervielle à leur suite qui jouera un rôle important de passeurentre les deux rives et de promoteur de ses confrères latino-américains.
Sermier a l’immense mérite de remplacer un point de vue européo-centré par une vision stéréoscopique, un double point de vue qui se dégage des approches convenues en termes d’influence, de domination linguistique et culturelle au profit de celles de l’échange, du cosmopolitisme, de la libération symétrique du vers, du détachement par rapport aux logiques territoriales et aux corsetages académiques. Tout en décrivant par le menu les « situations transatlantiques » de chacun des poètes, il s’attache à montrer dans les œuvres elles-mêmes quel a été leur apport novateur à l’enrichissement de la poésie en français et comment la modernité poétique – emblématisée côté américain par le modernisme et côté européen par les avant-gardes – a pu connaître son apogée dans l’entre-deux-guerres. Au-delà de la polémique Huidobro-Reverdy sur la question d’un supposé plagiat qu’illustrerait le parallèle entre les recueils Horizon carré du premier et La lucarne ovale du second – dont Sermier rétablit l’équilibre avec subtilité – tout un réseau de lectures réciproques et de relations personnelles – voire de franches amitiés comme celle de Michaux et de Gangotena – est mis au jour pour dresser un panorama d’une grande richesse.
Le lecteur français est frappé par l’importance de la matière d’Amérique dans l’ensemble des productions de tous les poètes s’exprimant dans notre langue. C’est presque évident pour les natifs hispanophones, mais Sermier rappelle avec pertinence la première période de plusieurs poètes français, tel Michaux avec Ecuador en 1929, Supervielle surtout avec Débarcadères (1922) et une partie de Gravitations (1925). Pourtant, c’est avec raison qu’à mon sens Sermier fait une large place à trois des poètes majeurs de la constellation francographe et livre à leur sujet des analyses précieuses : Alfredo Gangotena, Vicente Huidobro et César Moro.
Gangotena est célébré pour « une écriture très vite singulière…immédiatement remarquée par Jacob, Cocteau, Larbaud, Fargue, Morhange ou plus tard Artaud qui, tous, seront frappés par la véhémence lyrique de cette œuvre ». « …elle déploie un verset d’une ampleur peu commune, s’inscrivant quelque part entre celles de Perse, Claudel, Milosz ou Supervielle. » Mystique sans être religieux, Gangotena est le poète du souffle qui trouve ici un défenseur convaincu. Huidobro est mieux connu en France par les polémiques littéraires qu’il a fait naître ou auxquelles il a largement participé, mais aussi par sa contribution significative à la modernité poétique avec un sens aigu de la nouveauté. Quant à César Moro, sa figure hautement troublante apparaît avec justesse dans un chapitre qui fait valoir la radicalité de sa conception de la vie et de la poésie – totalement à l’écart de tout convenu– qui l’a poussé dès sa jeunesse à répudier son nom – Alfredo Quispez Asín -, son pays – le Pérou – et jusqu’à sa langue – l’espagnol – pour épouser en même temps sous le nom de César Moro la langue française et le surréalisme. Il est sans doute le seul poète d’Amérique latine, et même l’un des plus rares dans le surréalisme européen, à avoir fait preuve de surréalisme absolu dans le sens défini par Breton. Sa répulsion éthique envers toute compromission, quelle qu’elle soit, l’a marginalisé au point de ne publier qu’une infime partie de son œuvre poétique et de ne laisser de son passage dans le surréalisme français que de rares traces visibles, notamment son poème « Renommée de l’amour » – où la fulgurance des images le dispute à la splendeur des vers – dans le n°5 du Surréalisme au service de la révolution en 1933.
Il n’est pas anodin de remarquer que cet ouvrage à la fois panoramique et détaillé en profondeur soit publié en même temps que deux rééditions de poètes francophones d’Amérique latine – Horizon carré de Huidobro et Orogénie de Gangotena (éd. L’oncle d’Amérique), tous deux préfacés par Émilien Sermier – et la traduction en français par Michèle Gendreau-Massaloux et Marc Cheymol du seul recueil de poèmes écrits en espagnol de César Moro, La tortue équestre (Éliott Éditions), offrant un regard renouvelé sur ce secteur oublié de la poésie.
(« Daniel Lefort » photo .D.R. ; « Vicente Huidobro vers 1942 » photo D.R.)