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La République des livres

Camus, le poète derrière le philosophe

Par Roméo Fratti

Albert Camus, un poète épris de lyrisme ? Rien ne semble moins sûr à la lecture de ce passage tiré d’une lettre adressée à Francis Ponge, le 27 janvier 1943 :

(…) les romantiques ne me persuadent pas – et surtout ils ne m’émeuvent pas – lorsqu’ils me parlent de sentiments ou de situations ineffables, indicibles, infinis. Ces préfixes privatifs sont seulement les signes de leur pauvreté personnelle. Ils m’affirment que tel sentiment est indicible, ils ne me le font pas sentir.

Nourri d’auteurs classiques, Camus a toujours cultivé une brièveté et une retenue apparemment peu en accord avec les épanchements du moi propres au lyrisme traditionnel, dont la poésie romantique constitue le fer de lance durant la première moitié du XIXème siècle. La précision qui découle de ce sens de la mesure apporte pourtant une palette chromatique d’images fulgurantes, à tel point qu’elles permettent au penseur de l’absurde de donner une densité corporelle au spectacle de la beauté du monde, si cher aux romantiques. Qu’on en juge grâce à cet extrait de « L’Été à Alger » :

Dans le ciel, soudain vidé de son soleil, quelque chose se détend. Tout un petit peuple de nuages rouges s’étire jusqu’à se résorber dans l’air. Presque aussitôt après, la première étoile apparaît qu’on voyait se former et se durcir dans l’épaisseur du ciel. Et puis, d’un coup, dévorante la nuit. (« L’Été à Alger », Noces)

Dans cette hypotypose du crépuscule, les nuances de lumière sont indissociables d’une quasi-palpabilité des éléments naturels, incarnée notamment par la détente, l’étirement, le durcissement, « l’épaisseur ». La rareté des adjectifs et l’absence de tout jugement de valeur détachent l’écriture de la perception introspective et tendent, par conséquent, à la rapprocher de l’objectivité. Cette simplicité syntaxique et ce laconisme typiques de Camus évoquent paradoxalement avec une incroyable justesse les variations de couleurs et de consistance liées à la matière ; elles ouvrent par là même la voie à un lyrisme matérialiste en quelque sorte, dénué de tout anthropocentrisme. Ce choix stylistique va d’ailleurs conférer un sens fusionnel – au sens propre du terme – à la relation de l’individu avec la nature :

La brise est fraîche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. (« Noces à Tipasa », Noces)

Il s’agit moins de projeter un état d’âme sur un paysage que de se fondre en son sein. L’intensité des sensations qui sous-tendent la description donne corps aux éléments de la nature afin qu’ils fassent corps avec le sujet objectivé. La brise, le ciel, le soleil et la mer ne se bornent pas à jouer un rôle de confidents extérieurs et intimes : l’auteur-narrateur se confond avec eux. Le ressenti du corps au cœur même de la nature suscite la prise de conscience aigüe de la condition mortelle de chaque homme. L’osmose ainsi vécue consiste en une célébration de la beauté qui se débarrasse de l’esprit et confine à la jouissance sensuelle.

Oui, Albert Camus est bel et bien un poète lyrique ; sa poésie est empreinte d’un lyrisme humble et lucide, célébrant un réel strictement sensible, qui se suffit à lui-même : c’est le lyrisme de l’homme qui sait pertinemment qu’il n’existe « point de salut » hors de la « beauté du monde ».

Roméo Fratti

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature de langue française.

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commentaires

8 Réponses pour Camus, le poète derrière le philosophe

christiane dit: à

Très beau billet, bienvenu, en ce temps de batailles sur le fil de commentaires du blog de Pierre Assouline. Merci.

Soleil vert dit: à

Ces préfixes privatifs sont seulement les signes de leur pauvreté personnelle.

J’aurais parlé d’adjectifs; je connais un directeur de collection qui les a en horreur. Rimbaud n’a t-il pas écrit qq chose de semblable sur Hugo ?

Soleil vert dit: à

L’influence de René Char ?

Marc Court dit: à

Pour une fois hors-sujet, mais Merci pour votre article documenté sur les Arts à travers les Académies au Siècle de Louis XIV et la manière dont on devrait les enseigner…
Bien à vous.
MC

Petit Rappel dit: à

Hors-sujet, mais félicitations pour vote article sur Louis XIV et les Académies, documenté et appuyant là ou ça fait ma: son enseignement aujourd’hui en France.
Bien à vous.
MC

Petit Rappel dit: à

Je crois que cette idée d’une osmose est juste. Camus n’est pas Giono, et ne veut pas l’être. On ne l’imagine pas panthéiste.
Bien à vous.
MC

xlew dit: à

L’Extrait des Noces à Tipasa n’aurait pas fait pâlir de honte ou d’envie Swinburne.
Si l’on relit le long premier chapitre de Lesbia Brandon qui décrit le bain de Margaret sous les falaises de Culver, nous revivons la même fusion avec les éléments, le sel, les flots, et voyons presque les mêmes images.
À tel point que le fameux commentaire de Bachelard pourrait se retourner vers Camus, son Complexe n’ayant alors plus rien d’étranger à celui du poète victorien.
Baudelaire avait en son temps senti quelque chose, Camus le pressentit peut-être à rebours, quoi qu’il pensât, souvent les poètes n’avouent pas.
Même s’il trouva l’intelligence d’un ton, fort beau.
La solidarité des arts poétiques des uns et des autres se perçoit quelquefois accidentellement lorsque les styles de composition sont mis en présence et, dans la jubilation, qu’on leur dicte de se concurrencer.
Suffixe suprême, queue de la comète du Romantisme tellement préhensile, pour reprendre les mots d’André Breton, crawl ou backstroke, Camus et Swinburne brassent la même forme des eaux.

Petit Rappel dit: à

Swinburne romancier, oui.

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