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Comment j’ai traduit « Last exit to Brooklyn »

Comment j’ai traduit « Last exit to Brooklyn »

Par Jean-Pierre Carasso

CPB86007546Tout le monde (ou presque) doit connaître cette plaisanterie : le restaurateur dit à un client : « Comment avez-vous trouvé votre bifteck ? » Le client : « Par hasard, en soulevant une frite. » À la question : « Comment avez-vous traduit Last Exit to Brooklyn ? » je suis tenté de répondre par le même genre de pirouette : « Avec les plus grandes difficultés ! »

Pour commencer, il nous a fallu, à Jacqueline Huet et à moi, consentir l’effort de surmonter une vraie répugnance à certains des traits les plus sordides des descriptions d’Hubert Selby Jr. Les filaments de vomi sanguinolents du malheureux troufion passé à tabac ; le mélange de sperme, d’urine et de bière qui arrose la mort atroce de Tralala ; le corps disloqué et désarticulé (littéralement) de Harry, le prolo pédophile inconscient, etc. On me croira si j’affirme que ces images produisent une vraie souffrance pour peu qu’on soit sensible au pouvoir de suggestion de la littérature (qualité dont on est en droit de souhaiter que des traducteurs littéraires la possèdent !).

Mais trêve de plaisanteries. Outre les difficultés inhérentes à toute traduction – passage d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, dans ses dizaines de nuances possibles selon qu’on soit « cibliste » ou « sourcier » ou qu’on tente, comme j’en suis partisan, d’aboutir à une manière de compromis entre les deux attitudes – celle de Last Exit to Brooklyn présentait, présente et présentera quelques obstacles de taille. À commencer par l’orthographe et la typographie choisies par Hubert Selby Jr. Refus catégorique de l’apostrophe. Tant dans les cas possessifs (Harry’s death devient systématiquement Harrys death) que dans les élisions dont l’anglais est friand (I cannot, I can’t, chez Selby : I cant ; I would be, I’d be, et chez Selby : I/d be).

Selby affirme avec une telle force qu’il tient absolument à ses solutions que, contrairement à la précédente traduction, j’ai tenu à respecter, c’est-à-dire à retranscrire, sa volonté. Mais si nous n’avons pas de cas possessif, notre langue regorge quant à elle d’élisions, et l/on s/en aperçoit vite et l/on s/effraie d/imposer l/exercice de déchiffrage rébarbatif au lecteur (futur !). Quant à l’orthographe plus ou moins phonétique qu’adopte Selby, et malgré les avancées dans ce domaine que textos et autres SMS ont récemment fé fer à la langue française, on sait depuis le doukipudonktan du grand Queneau et les Nouillorque et autres coquetèles de Marcel Aymé que, malgré leur caractère parfaitement sérieux chez le premier, et tout à fait justifié du point de vue de la défense de la langue chez le second, cette façon d’écrire est irrésistiblement ressentie comme cocasse, et ne relevant précisément pas de la littérature « sérieuse ».187-as-1206517687

C’est ainsi que j’aurai été toute ma vie (de traducteur) empêché d’écrire ticheurte, chouinegomme et bloudgine, dont je maintiens qu’ils sont plus légitimes en français que téchirte, chévingegüme, et blüdejan – vous riez ? mais c’est ce déboussolage qui fait que la moitié des gens cultivés d’aujourd’hui (y compris un précédent ministre de la Culture !) baptisent Meuray le pamphlétaire Philippe Muray, croient que Jean Clair demeure rue du Meïl alors qu’il vit tout bonnement rue du Mail, et que les dames croient porter des souites (sweatshirts) c’est-à-dire des doux, des sucrés, plutôt que des souettes (sweats) c’est-à-dire des chandails qui absorbent la sueur ! Et, n’en déplaise à mes amis éditeurs, personne n’éclate de rire en lisant redingote ou Malbrouk, quand il s’en va-t-en guerre, mais Marlboro quand on le fume – en réalité deux avatars, un français et un américain, de Marlborough.

Bref, nous avons mis au point une espèce de cotte mal taillée, évitant une trop grande multiplication des barres de fraction, en choisissant d’écrire lhomme, lami, lautre (mécanisme connu en français qui a donné lierre) mais s/en aller, c/est, et enfin jfais, jvais, questcej/en ai à foutre moi drencontrer un pédé ? On voit ça d’ici, je n’insiste pas.

Dans les bas-fonds de Brooklyn

Restait à faire parler les différents personnages. Selby lui-même dit dans un avant-propos avoir vite renoncé à retranscrire le phrasé et la prononciation typiques de chaque pâté de maisons fréquenté par tel ou tel à Brooklyn. Dans son infinie variété, cela, dit-il, aurait été totalement incompréhensible pour le lecteur et aurait occupé trop de place, finissant par masquer ce qu’il se dit désireux de bien montrer : les personnages et leur histoire individuelle, devant lesquels il affirme avoir appris à s’effacer totalement. En somme, il ne s’agit pas de tirer avantageusement parti de la matière première pour jouer les m’as-tu-vu quand j’écris, mais bien de se faire le porte-voix le plus transparent possible d’une réalité humaine. En cela, l’auteur original simplifie et complique dans le même mouvement la tâche du traducteur pour qui il s’agira de transposer la langue de l’original comme cette langue elle-même transpose le discours des protagonistes des différents récits (voilà pour la simplification), mais en même temps de faire comprendre qui sont les personnages alors qu’ils ne s’expriment manifestement pas, à Brooklyn, dans une quelconque langue populaire française (et voilà pour la complication).

Quand Selby met en scène un Noir, il lui suffit d’une ou deux tournures de phrase et d’une ou deux approximations phonétiques (Ol Abe au lieu de Old Abeghuddamn au lieu de goddamn, mah pour my) pour nous faire comprendre très précisément de qui il s’agit. Sans tomber dans le ridicule du petit-nègre ou du systématique « mec » pour man des piteuses versions doublées au cinéma, il a bien fallu se résigner à quelques « frère » par ci et « puuutain » par là, dans l’espoir de parvenir au même genre de résultat.

Ni Céline, ni Genet : la musique de Selby

Dans le choix d’un niveau de langue et plus encore d’un vocabulaire adéquat, il a fallu se garder d’une quelconque couleur locale (« cibliste ») qui aurait pu faire écrire chourav (pour voler), falzar, flouze, fissa, etc. mais aussi d’un argot trop précisément daté, bien souvent devenu incompréhensible, sans jamais perdre de vue que le livre a été écrit à la fin des années quarante et au début des années cinquante et qu’il aurait été ridicule d’y introduire tous les tics de langage du parler relâché moderne, les kiffer (dont messeigneurs hubertselbyBernard Pivot et Alain Rey affirment qu’ils l’aiment parce qu’il n’existe « aucun équivalent en français », ce qui ne m’empêche pas, quant à moi, de les apprécier, parfois de les aimer, souvent de les aimer bien, plus rarement de les goûter, de savourer leurs affirmations, allant parfois jusqu’à en jouir et, comme on aurait dit à l’époque de l’écriture de Last Exit, de bicher quand je les entends) super, hyper, t’es trop, ta meuf, ma reum, les keufs etc., ou du rap ! C’était là un des rares avantages de mon grand âge. Je n’ai pas eu à produire un trop rude effort pour me rappeler que « de mon temps » on disait un futal, une pédale, une tante, une honteuse, etc. mais jamais un homo, un trans, ni un gay (prononcé gaï, cela serait, en langue verte, un cheval !) on notera d’ailleurs que le mot n’apparaît qu’une fois sous la plume (enfin, la Remington) de Selby, ce n’en était que les premiers balbutiements.

La relecture de Mort à crédit, mais aussi de Querelle de Brest et de Notre-Dame-des-Fleurs, nous a permis de glaner par-ci par-là un terme ou une tournure chez les deux géants français, Céline et Genet, auxquels on a souvent comparé – bien à tort, d’après moi – Hubert Selby Jr ; l’un est un immense styliste créateur d’une petite musique dont Selby, pourtant grand amateur de Beethoven, n’était pas capable et à laquelle il ne prétendait pas, l’autre a toujours dit qu’il voulait parler de la pègre et des bas-fonds « dans la langue des maîtres », ce qui le différencie totalement du porte-parole de la faune des bas-fonds de Brooklyn. On distingue évidemment quelque chose de la somptueuse « cérémonialité » de Genet dans la mort déchirante de Georgette, la reine des folles qui, dans la vraie vie, n’avait pas vingt ans. Mais là encore, Selby, comme il l’affirme, s’efface totalement devant le personnage auquel il veut rendre hommage, refusant qu’un style quelconque s’interpose entre le lecteur et Georgette, la pure émotion que celle-ci doit faire naître en celui-là.

Au risque de tomber dans le cliché qui veut que toute œuvre littéraire soit une traduction, qu’il me soit permis de penser que nous avons modestement réussi à nous effacer à notre tour stylistiquement parlant devant Selby pour laisser monter dans le lecteur toutes les émotions que ce rescapé de la tuberculose, privé de dix côtes, respirant avec un seul poumon, alcoolique, drogué et de son propre aveu assez frappadingue (whacky), s’est génialement acharné à évoquer.

JEAN-PIERRE CARASSO

(Cet article est paru d’abord sur IF Verso, la plateforme du livre traduit)

(« Jean-Pierre Carasso et Hubert Selby Jr », photos D.R.)

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Hubert Selby Jr

Last exit to Brooklyn

traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet

24,50 euros

Albin Michel

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

13

commentaires

13 Réponses pour Comment j’ai traduit « Last exit to Brooklyn »

Jacques Barozzi dit: à

Vous avez oublié de traduire le titre !

Loubachev dit: à

Carasso est un excellent traducteur mais, pour le style de Selby Jr, la traduction définitive a été donnée il y a une quinzaine d’années avec Le Saule (ed. de l’Olivier) par F. Kerline.

Jacques Barozzi dit: à

« LE SAULE » pour « LAST EXIT TO BROOKLYN » !?

Kiosseff dit: à

Livre extraordinaire, découvert à 20 ans … Gros choc !

Giovanni Sant'Angelo dit: à


…c’est très bien écrit,…en liberty days!,…
…de là à y tremper son biscuit moral français,…le nivellement par l’exemple,…

…çà me rappelle cette anecdote,…que durant la jeunesse les Calamity Jane’s du cinéma,… sont aux petits soins,…
…et que l’âge venu,…elle n’arrivent plus à se faire une omelette,…
…pas de quoi se caser l’oeuf à cuire !,…etc,…

parlangier dit: à

@ Jacques Barozzi

Le saule est un autre roman de Hubert Selby.
puor « Last exit to Brooklyn », JP Carasso ne pouvait pas traduire le titre puisque le livre était connu sous son titre original en France, comme le film d’ailleurs.
une traduction littérale serait « dernière sortie pour Brooklyn ».

Jacques Barozzi dit: à

« dernière sortie pour Brooklyn »

Ne faudrait-il pas plutôt traduire par « Dernière sortie avant Brooklin » ?

Roulou Takès dit: à

traduire par « Dernière sortie avant Brooklin » ? (barozzi)

« Avant » c’est before. « To » c’est « vers ».
C’est un truc de signalisation routière. Ça veut dire : si vous prenez pas la bretelle de sortie maintenant, après c’est foutu.

La Reine du com dit: à

De bien fascinantes révélations que les vôtres, JP Carasso, à des oreilles comme les miennes, moi qui ai tant aimé Last exit. Aux oreilles de quiconque manie en effet un peu la langue et se demande quelles transpositions/inventions/équivalences/interactions entre différents idiomatismes et, bien entendu, quelle part de création personnelle sont convoquées par le traducteur au moment où il essaie de restituer dans une autre langue un texte, au plus près de ce que l’auteur a voulu initialement en donner à entendre.
Je me suis toujours demandé, par exemple, à propos d’un presque homonyme – Shelby – (Foote, celui-ci), quelles difficultés avaient dû être surmontées pour arriver à reproduire « Tourbillon »? Ou quels avaient été les obstacles rencontrés par M.E Coindreau, pour « rendre » au mieux Faulkner ou Flannery O’C.
Ou ce à quoi doit exposer de complexe le fait de traduire Perec en anglais ou en italien. Ou Cohen. Cela ne doit pas être évident. Vous faites un beau métier.
Claro(!) que si?

Jacques Barozzi dit: à

Je sais bien que « avant » c’est « before », mais dans mon souvenir du livre, ce titre sonne comme une invite à échapper à Brooklin et a en sortir avant qu’il ne soit trop tard ? Dernière sortie avant l’enfer, après c’est trop tard et l’on sera en plein dedans !

lola dit: à

Très bel article, merci.
Est-ce normal que le nom du traducteur de The Shining de Stephen King n’apparaisse pas sur l’édition dans la collection Livre de poche ?

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