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La parole retrouvée de la poésie slovène

La parole retrouvée de la poésie slovène

Par Françoise Siri

Françoise Siri)On connaît peu la poésie slovène en France. L’occasion nous a été donnée de la découvrir en octobre, à la Sorbonne, où l’on recevait Barbara Pogačnik, lumineuse poète de quarante ans, ayant déjà trois recueils derrière elle et des traductions dans plus d’une vingtaine de langues. L’un de ses traducteurs français est un poète singulier et rare, Guy Goffette, qui retrouve dans la poésie de cette jeune femme un écho à sa propre mélancolie :

 « Grand­mère est assise au milieu de sa chambre, / dans la lumière des tableaux peints par sa mère. / Le reflet de l’argenterie terne se pose sur ses joues, et tout est en mi­mineur. / Je le savais bien, tu devais te trouver par ici, / qu’est-ce que tu t’es bien cachée, lui dis­-je d’une voix joyeuse. / Barbika, me répond­-elle, fixant les lointains./ La poussière couleur chair de ses  poudriers/ flotte au-­dessus de la commode, sur le coin gauche, ensoleillé. (…) / La paume ovale de sa main pend telle une tête de cormoran sur la mer. (…) / Elle fixe les lointains. Sous la peau de son visage, je vois du sang empoisonné. Ses doux foulards sont dans une odeur ancienne, entassés. /En un instant, elle est toute dans son odeur, elle pose la main / sur le temps présent, pour saluer un autre temps, / les yeux frais, d’une main dans le grand matin. » (extrait de l’anthologie de poésie slovène « La parole te retrouve »)

Barbara vient d’une famille francophone où la lecture et l’écriture étaient privilégiées. Son grand-père, Bogdan Pogačnik, journaliste très connu dans son pays, et plusieurs fois correspondant à Paris pour le journal Delo (qui signifie « le travail »), lui avait dit quand elle était enfant : « Toi, tu écriras ! » Mais il entendait par là qu’elle devienne une célèbre critique littéraire. C’était son domaine de prédilection, dans lequel il avait révolutionné l’art de l’entretien : au lieu des sèches « questions-réponses » en vogue sous l’ère communiste, il commençait par décrire l’atmosphère et la personnalité de l’écrivain qui le recevait chez lui –comme Ionesco à Paris–, ses gestes et ses déplacements. Elle s’opposera en partie à l’oracle en décidant de s’engager dans la poésie :

« Mon grand-père avait une empreinte trop forte pour qu’on puisse marcher sur ses traces. Mon père était journaliste, spécialisé dans l’économie, ce qui ne correspondait pas à son tempérament artistique et je l’ai vu malheureux. Je ne voulais pas suivre son exemple. D’ailleurs la poésie, c’est cela justement : le courage, l’opposition, la vérité. »Barbara-Pogacnik-2

La mère de Barbara est juriste dans une maison d’édition et ramène les livres des poètes à la maison, qu’elle lit à ses deux filles. Barbara écrit tôt ses premiers poèmes. Le grand-père emmène chaque année ses petits-enfants dans une capitale : elle a onze ans quand elle découvre Paris, avant d’y revenir pour étudier Mallarmé à la Sorbonne.

« Je l’aime profondément parce qu’il recherchait la forme parfaite, tout en convenant qu’elle n’existait pas. Il a mené cette quête à un moment charnière de l’histoire où Dieu avait disparu. Il s’est demandé si l’homme pouvait créer la perfection et il a recherché une autre invisibilité. »

 Elle aime aussi les poètes slovènes, dont elle retrace l’histoire à grands traits :

« Le public français connaît Kosovel (1904-1926) grâce à Marc Alyn qui l’avait fait découvrir dans une adaptation sublime, publiée aux éditions Seghers (Poètes d’aujourd’hui n°127), un gros succès éditorial. C’était un poète visionnaire qui écrivait des poèmes intenses, mystiques et d’une noirceur absolue. Le public français a souvent associé la poésie slovène aux images fortes. Il faut se rappeler que la Slovénie a toujours été sous domination de différents pays. Les poètes ont donc traditionnellement employé la métaphore ou, plus tard, l’humour pour s’exprimer. Le poète le plus populaire de la génération des années 20-30, Dane Zajc, qui est encore vivant, est le seul qui ose critiquer le système. Dès ses premiers poèmes, il disait la vérité à travers des métaphores comme celle des murs kafkaïens derrière lesquels se trouvait un animal, ou celle du grand taureau qui mugit dans le matin, et qui sait que la hache l’attend… Aujourd’hui, le poète le plus connu à l’international est Tomaž Šalamun, né en 1941. Il a écrit plus d’une quarantaine de recueils et a souvent enseigné aux Etats-Unis. Lui a choisi le ludisme, l’illogisme, la nonchalance apparente pour pouvoir dire les choses. »

Barbara Pogačnik a à la fois un tempérament de philosophe et de poète. « Les deux ne s’opposent pas : un philosophe qui est poète sera un meilleur philosophe ! » En philosophe, elle s’inquiète de la disparition, dans nos sociétés, de la notion de respect. Elle constate aussi la dévalorisation de la culture dans tous les pays où elle se rend pour ses lectures, ses traductions (slovène, serbe, bosniaque, croate, français, anglais, italien) et ses résidences d’écrivain :

 « En Slovénie, au moment de l’indépendance, en 1991, les gens avaient soif de culture et de savoir. En vingt ans, on a rattrapé un retard colossal : on n’avait aucune traduction, ni en poésie, ni en philosophie. Aujourd’hui, on a tout. Mais les jeunes sont aussi déboussolés qu’ici. Je suis née en 1973 et j’ai l’impression d’avoir vécu trois vies : le communisme, l’indépendance, et l’époque actuelle. Aujourd’hui le pouvoir menace les artistes. On supprime la qualité et la diversité. J’ai vu ce processus à l’œuvre en Serbie, sous Milošević, avec la « culture nationale » : un ersatz de culture appauvrie. Cela porte ses fruits : on ne parvient plus à penser. Je vois le même processus à l’œuvre, de manière pour l’instant imperceptible, en France et partout dans le monde touché par la crise. C’est le divertissement, l’image, l’égoïsme qui se répandent. Beaucoup de monde résiste : les profs, les intellectuels, les artistes, les journalistes, mais c’est insuffisant. La crise n’est pas passagère : elle modifie le monde au détriment de la démocratie. Je vois un avenir très cruel où les intellectuels seront sans importance, sans parole, sans droits.»

 Aujourd’hui, elle dit des poèmes pour que “La parole te retrouve”, ce qui est le titre de l’anthologie de poésie slovène qui vient de paraître. Elle est accompagnée de deux autres poètes, Gorazd Kocjančič et Aleš Šteger, qui ont chacun leur couleur et leur univers propre.

FRANCOISE SIRI

Pour en savoir plus :

Anthologie bilingue La parole te retrouve, éd. Beletrina., en partenariat avec le festival international Journées de poésie et du vin 2013 de Ptuj en Slovénie et avec la Maison de la poésie de Tinqueux.

Informations : Centre Culturel, Centre de Créations pour l’Enfance – 8 rue Kléber, 51430 Tinqueux – Tel.03.26.08.13.26 ou renata@zalozba.org

Tomaž Šalamun, Poèmes choisis, ed. Est-Ouest Internationales, 2005. Présentation par Robert Hass, préface de Jacques Roubaud, traduits du slovène par Mireille Robin et Zdenka Stimac, avec l’auteur ; L’Arbre de vie, 2013, ed. franco-slovènes & Cie, 68 rue Lenain-de-Tillemont, 93100 Montreuil ; J’ai un cheval, 2013, ed. franco-slovènes & Cie, 68 rue Lenain-de-Tillemont, 93100 Montreuil.

 (« Françoise Siri et Barbara Pogacnik » photo D.R.)

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