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La République des livres
Manifeste éclectique

Manifeste éclectique

Par Fulvio Caccia

fulvioQue peut la littérature face aux replis identitaires qui risquent d’aspirer l’Europe et le monde ? Est-elle simplement un baromètre de nos inclinaisons centripètes ou centrifuges ? Le sismographe des nos peurs et de nos espoirs ? Que dit-elle de nous, de nos échecs et des seuils encore à franchir au moment où la mondialisation financière s’épuise et met en danger l’équilibre écologique de la planète ? Il ne s’agit pas ici de faire de la littérature le porte-étendard d’une nouvelle cause à défendre, mais de rendre enfin visibles les frontières du territoire qui n’a jamais cessé d’être le sien : celles de la condition humaine. Ces frontières ne sont pas nationales ; elles ne l’ont jamais été d’ailleurs. « La littérature nationale – affirmait déjà Goethe au début du XIXe siècle – ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale (die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »[1]. Cinq siècles plus tôt, un autre fondateur d’une « littérature nationale » allait dans le même sens en évoquant « une langue commune à toutes les cités sans que celle-ci n’appartienne à aucune ». Cette langue de la poésie, l’italien, Dante devait la forger à partir du meilleur des langues populaires (vulgaires) parlées et écrites alors dans la péninsule et le pourtour méditerranéen.

Il n’est pas question ici de développer le long processus par lequel une langue s’attache à un territoire et devient nationale. Mentionnons néanmoins qu’en devenant d’abord langue de droit puis langue de lettres, le français servira de modèle aux autres sociétés en proposant une nouvelle forme d’état qui la contient et qui la détermine : l’état-nation. Les Lumières avec en poupe l’Histoire en tant que discipline d’interprétation de la tradition, allaient faire le reste. La France et le Vieux continent se verront ainsi propulsés dans la modernité avec comme conséquence la dissémination de leurs langues dans le reste du monde. Cela n’a pas été sans conséquence.

Aujourd’hui encore la réaction à cet héritage colonial est telle qu’elle sert de référence pour penser une alternative à la mondialisation. Tout se passe comme si la langue du colon qui naguère avait été détournée pour s’émanciper des représentations coloniales, pouvait également redéfinir un autre rapport au monde à l’heure de la numérisation. C’est faire là une grave erreur de perspective. Pourquoi ? Parce que la mondialisation financière n’est plus du ressort politique comme ce fut le cas pour la colonisation, mais dépend de l’économie ; elle n’est plus déterminée par des états (même si certains d’entre eux, comme les États-Unis, y exercent un certain rôle), mais bien par des flux financiers dont la régulation ou la dérégulation se fait dans un nouvel espace devenu transnational et par le biais d’un nouveau langage : le langage numérique. Cet espace fonctionne comme un permutateur mondialisé qui ne possède plus de frontière, ni symbolique ni juridique car le langage qu’il utilise n’est plus « humain » : c’est un langage-machine.

Loin de nous l’idée d’alimenter le scénario de science-fiction où notre destin serait contrôlé par des robots, ce qui nous importe c’est de savoir comment la littérature peut incarner le nécessaire contre poids symbolique à l’imaginaire débridé qu’induit l’omniprésence de ce langage-machine. Le surgissement d’une « world literature » a fait un moment écran au sens propre et figuré pour nous distraire de cette mission. « C’est ainsi que l’on voit apparaître – disait déjà Bourdieu en 2001 – des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde tout en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales et qui, du fait de leur ambiguïté, peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes grâce à un effet d’allodoxia »[2].

Cette ambiguïté constitue en effet le terreau du populisme et de sa critique anti-système, de droite comme de gauche. Pour la lever, la littérature se doit de jouer son rôle. Pourquoi ? Parce qu’elle est le lieu par excellence de l’expression de la révolte, le réceptacle où la conscience individuelle de l’auteur entre en résonance avec celle du lecteur pour contribuer à créer l’espace public. Car cet espace est celui du langage, c’est celui de la délibération où se forment le goût, les représentations mais aussi les opinions. C’est ensuite que celles-ci sont traduites en décisions politiques.IMG_8527

Depuis toujours les pouvoirs ont voulu abolir cet espace pour faire de l’exécution un simple stimili pavlovien, soumis au commandement indiscuté et indiscutable : une servitude volontaire intériorisée par chacun. Voilà pourquoi le lecteur constitue aussi le premier des citoyens, non pas que son savoir lui donne plus de courage, tant s’en faut, mais la lecture peut lui révéler son intériorité, prendre conscience que sa singularité est partagée. Le roman Fahrenheit 451de Ray Bradbury l’illustre éloquemment.

Or, cette communauté de citoyens que les lecteurs forment avec les auteurs n’a pas de demeure assignée. Cette communauté est virtuelle et recoupe la république des lettres à laquelle Goethe fait allusion. Mais que pèse aujourd’hui cette communauté ? Peut-elle contribuer à infléchir le sens de l’Histoire dans le labyrinthe numérique dans lequel on nous divertit ? C’est toute la question que posait Milan Kundera lorsqu’il qualifiait l’absence de Weltiteratur comme « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe »[3].

Certains argueront que la littérature mondiale existe bel et bien puisqu’elle réside dans la diversité et la multiplicité des littératures nationales depuis le milieu du XIXèmesiècle, et qui ne cessent encore de progresser depuis. Ne nous leurrons pas, cette diversité qui n’est qu’une addition, une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les œuvres de leurs contemporains, à les analyser en fonction du « petit contexte » comme nous explique l’auteur de L’immortalité, c’est-à-dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra-nationale de l’art ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

La littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Dans cette perspective, il est tentant de confondre la littérature de voyage avec une manifestation de cette littérature monde. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain-pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous-tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques. Eclectique nous apprend le dictionnaire provient du grec eklegein (choisir) et désigne d’abord une tournure d’esprit qui vient en droite ligne de la philosophie de Potamon d’Alexandrie. Celui-ci proposait d’extraire le meilleur des divers courants de pensée plutôt que d’édifier un système nouveau. Ces fondateurs transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie, les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Procédé vieux comme le monde, c’est le mécanisme même de l’intelligence sélective. Car celui qui choisit, sait ou du moins est supposé savoir. En choisissant, l’individu s’affirme comme sujet et donc comme homme libre.

Voilà pourquoi l’échec de l’Europe à affirmer une véritable transnationalité littéraire a des conséquences bien plus graves que celles uniquement éditoriales car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’immense responsabilité de créer de la valeur.

La quatrième dimension

En faisant éclater la chaîne du livre, l’environnement numérique induit par la mondialisation peut la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature transnationale, les opérateurs des littératures nationales (c’est-à-dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine.

En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui est toujours demeuré caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné, tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’autochtonie littéraire.

Car aujourd’hui, c’est l’ensemble des littératures qui se retrouvent dans cette situation « éclectique », voire quelconque. Quelconque est ici pris non pas au sens courant d’« indifférent », mais dans son acception latine de quodlibet« l’être tel que tout que de toute façon il importe», soit comme le rappelle le philosophe Giorgio Agamben, « en relation originelle avec le désir »[4].

Devant des espaces nationaux qui se rétrécissent comme peau de chagrin, face à l’implosion des espaces éditoriaux qui croulent sous la surproduction des pseudo-romans marqués par une esthétique post-naturaliste du plus mauvais aloi… il devient urgent de réintroduire les valeurs de cet espace littéraire qui permettra de séparer ce qui participe du nouveau de ce qui, sous un vernis de modernité, demeure passéiste. Formulons le souhait que l’on compare non seulement les écrivains migrants lusophones, hispanophones, italophones, anglophones… entre elles mais aussi avec les textes de « l’internationale dénationalisée des créateurs » dont « le centre est partout et nulle part [5]» afin que, par cette mise en relation, puisse émerger une véritable littérature transnationale.

FULVIO CACCIA

***

Dans le milieu de ces réflexions, en octobre 2017 s’est constituée à Paris l’Agence littéraire transnationale LINGUAFRANCA, composée d’un collectif d’écrivains, de chercheurs et de traducteurs partagés entre la France et l’Italie, tous engagés depuis longtemps dans la voie des littératures transnationales. Cette agence envisage quatre types d’activités : la réflexion, l’animation, la communication, la traduction ainsi que la révision de textes. Un premier cercle de fondateurs – composé de Laura Accerboni, Fulvio Caccia, Roméo Fratti, Mia Lecomte, Maria Grazia Negro, Gioia Panzarella, Andrea Sirotti, Sarah Ventimiglia, Patrick Williamson– sera soutenu par un groupe international de collaborateurs extérieurs (autres traducteurs / réviseurs, conseillers, graphistes). Les actions de cette structure concernent à la fois l’organisation de festivals, de lectures, d’ateliers d’écriture, et surtout, les missions de traduction/révision. Cette agence exploite au maximum ce que le philosophe français Pierre Lévy appelle « l’intelligence collective », afin de créer un espace littéraire transnational ; sa spécificité réside dans l’attention portée au texte, afin de lui restituer une voix par-delà les langues, à travers un travail de singularisation en mesure de l’accompagner vers sa pleine réalisation, en évitant pour autant de faire des concessions à la standardisation éditoriale, ainsi qu’aux normes établies de la langue d’accueil.

Par la promotion du plurilinguisme et de la littérature transnationale, LINGUAFRANCA se proposedecontribuer à la création d’une conscience politique démocratique et inclusive, qui soit le point de départ d’une diversité culturelle mondialisée.

[1]    Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.50.

[2]          Voir Pierre Bourdieu, Contre-feux 2,Paris, Editions Raisons d’agir, 2001 p.

[3]       Milan Kundera, Le Rideau,cit., p.49.

[4]         Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Paris, Seuil, 1990, p. 9 (traduit de l’italien par Marilène Raiola).

[5]    Voir Pierre Bourdieu, cit., pp.83-84 « … les Joyce, Faulkner, Kafka, Beckett ou Gombrowicz produits purs de l’Irlande, des Etats-Unis, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne mais qui ont été faits à Paris …n’auraient jamais pu exister et subsister sans une tradition internationale d’internationalisme artistique et, plus précisément, sans le microcosme de producteurs, de critiques et de récepteurs avertis qui est nécessaire à sa survie et qui, constitué depuis longtemps, a réussi à survivre en quelques lieux, épargnés par l’invasion commerciale ».

(Photos D.R. et Passou)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, sciences humaines.

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commentaires

5 Réponses pour Manifeste éclectique

la vie dans les bois dit: à

Voir Pierre Bourdieu… non merci.

JC..... dit: à

Pierre Bourdieu ?
…Grand Dieu… !

(Tout mais pas ça, par pitié)

Elijah Keita dit: à

La notion de langage-machine est éclairante. Oui, déjouer le livre industrie, le livre marchandise, le livre publicité. Nous avons besoin de livres désirs, d’un champ commun pour nous faire le goût, précieux indice de lucidité, forge de liberté. On ne voit pas comment ce genre de « littérature » pourrait se laisser revendiquer comme propriété nationale ; en fait on ne voit pas comment elle pourrait se laisser enfermer dans quelque « ensemble » que ce soit.

Janssen J-J dit: à

1 – Objet : « ce qui nous importe c’est de savoir comment la littérature peut incarner le nécessaire contre-poids symbolique à l’imaginaire débridé qu’induit l’omniprésence de ce langage-machine » (sic).

2 – Conviction : « Parce qu’elle est le lieu par excellence de l’expression de la révolte, le réceptacle où la conscience individuelle de l’auteur entre en résonance avec celle du lecteur pour contribuer à créer l’espace public » (sic)

3 – Espoir : « Formulons le souhait que l’on compare non seulement les écrivains migrants lusophones, hispanophones, italophones, anglophones… entre elles mais aussi avec les textes de « l’internationale dénationalisée des créateurs » dont « le centre est partout et nulle part » afin que, par cette mise en relation, puisse émerger une véritable littérature transnationale » (sic)

4 – SAV : « Par la promotion du plurilinguisme et de la littérature transnationale, LINGUAFRANCA se propose de contribuer à la création d’une conscience politique démocratique et inclusive, qui soit le point de départ d’une diversité culturelle mondialisée ».

Du métissage éclectique post-exotique à la portée de tous en somme, pour sauver l’espace public littéraire du monde économique étréci, à l’ombre des « aulnes » (sic) en fleurs… plutôt qu’à « l’aune » de Bourdieu (hic jacet). Bravo les p’tits gars !

renato dit: à

Comme manifeste j’ai lu mieux.

Puis, éventuellement : manifeste de ou pour l’éclectisme.

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