de Pierre Assouline

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La République des livres
N° 23 Jack Lang épilé

N° 23 Jack Lang épilé

Par Jacques Drillon

L’h de héros, aspirée pour éviter la confusion, au pluriel, avec des zéros. À l’école de guerre on collectionne les héros.

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L’ongle du pouce comme tournevis.

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L’insulte qui fait sourire sa victime. (Le compliment qui humilie.)

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Les belles accords des adverbs au plurielles
« Les paysages tombés entre les mains de ces spéculateurs ont été façonnés par des paysann·e·s. De ces terres et ces fermes luberonnaises tant convoitées, celles et ceux-cis ne récoltent plus les fruits du travail mené depuis des générations » (lundi.am).
(Noter :
– qu’on n’a pas écrit « spéculateur·rice·s », comme si les femmes ne spéculaient jamais
– que le point médian dans « paysann·e·s » est mal placé. Il aurait fallu écrire : paysan·ne·s. Même eux se prennent les pieds dans le tapis
– que l’adresse du site « Lundi matin » n’est pas lundi.matin, mais lundi.am, à l’américaine, plus chic.)

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Personne ne sait
Si l’on peut faire confiance, parler, serrer la main, à quelqu’un qui circule en ville, cheveux au vent, sur une trottinette électrique.
(Et que penser d’un engin dont le guidon haut vous force à garder le dos droit, alors que la honte devrait vous plier en deux ?)

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Starobinski soignant Cingria à l’hôpital de Genève.

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(Suite)
Tentant de le soigner, plus exactement : « Malade docile et têtu, il approuvait ce qu’on lui recommandait et faisait le contraire. […] Pour notre science, il était intraitable : elle ne parviendrait pas jusqu’à lui, il saurait la déformer, à son usage ; déjà, il mettait ses crayons à encre dans le verre où l’on devait lui verser un remède, il se relevait à l’heure de la sieste, il rallumait sa lumière après l’extinction réglementaire… »

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La méfiance que vous inspire la pureté. Diderot écrit dans une lettre : « Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée. »

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L’épilation intime, comme manière de supprimer le centre de gravité du corps, de l’effacer, de le nier. Indifférenciation des parties qui le composent : le coude vaut le genou, qui vaut l’oreille, qui vaut la cuisse, qui vaut le pubis.
L’indifférenciation, l’égalisation méthodique, comme un symptôme d’« effondrement central », comme disait Artaud. (Cf. Jack Lang, qui considérait la gastronomie, le hip hop et le macramé comme des arts.)

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(Suite)
Les bureaux de tabac, qui vendent des billets de train ; Orange, qui est une banque ; les gares, nouveaux centres commerciaux ; les wc, qui mesurent le taux de sucre dans votre sang… Tout devient tout. Déjà, on paie avec un téléphone. Demain, le wc vendra des billets de train, on ira à sa séance de dialyse sur un quai de la Gare Montparnasse, et on épousera des trottinettes épilées.

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Les belles étymologies
Mascara vient de l’italien maschera, qui veut dire masque. Le bas latin masca signifie masque, mais aussi sorcière, démon. Le radical commun à ces deux acceptions est le pré-roman maska (noir). La noirceur et la sorcellerie sont associées dans l’esprit populaire : depuis toujours on se déguise en se noircissant le visage (le loup qu’on se met devant les yeux est noir). Le masque, c’est à la fois l’objet qui cache le vrai visage, et celui qui le porte. Le mascara est le masque des yeux.

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(Suite)
La hiérarchie ecclésiastique prit en 1514 un Arrêté contre les masques, pour mettre fin à tous les débordements du carnaval, à la multiplication des spectacles représentés sur le parvis des édifices religieux ou à l’intérieur. Le déguisement le plus populaire était la nudité.

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Matisse tentant de convaincre Renoir que le rouge de cadmium est bien supérieur au vermillon. Renoir, qui ne veut rien savoir.

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Lu : « Frais de mise à disposition en magasin : offerts. »

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Les prostatiques, qui prétendent que l’envie d’uriner ne les réveille pas la nuit, mais que se réveiller la nuit leur donne envie d’uriner. Ils ajoutent : il suffit de ne pas céder à ce besoin presque imaginaire, et il passera.

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(Dernière minute)
David Hockney, qui a quitté les États-Unis parce qu’on lui interdisait de fumer presque partout. Il a débarqué en Normandie.
Il a tout prévu : « Je mourrai soit d’une maladie liée au tabagisme, soit d’une maladie non liée au tabagisme. »

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(Dernière minute, deuxième)
La Bibliothèque d’État de Dresde, qui vient de numériser un document d’une importance inestimable, encore inconnu en France : l’inventaire de la cave de Wagner, dressé par le compositeur en 1876. 

Déjà, les exégètes s’interrogent sur la présence de 155 bouteilles de vin blanc ordinaire, mais surtout de 41 bouteilles de cognac et de 5 bouteilles de château Lafite. En effet, avoir 41 bouteilles de cognac dans sa cave signifie-t-il qu’on prévoit d’en boire énormément, ou bien qu’on en boit  si rarement qu’on les a oubliées ? De même, ou plutôt inversement, ces 5 malheureuses bouteilles de château Lafite sont-elles un reliquat de multiples beuveries, ou bien un très chiche viatique pour les sept années qui lui restaient à vivre ? Moins d’une bouteille par an, est-ce suffisant pour le compositeur des Maîtres-Chanteurs et de Parsifal ? Est-ce seulement avouable ?

j.drillon@orange.fr

(Tous les vendredis à 7h 30)

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Cette entrée a été publiée dans Les petits papiers de Jacques Drillon.

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