de Pierre Assouline

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La République des livres
Pour saluer Bernard de Fallois

Pour saluer Bernard de Fallois

Doyen de l’édition encore en activité depuis la mort de Maurice Nadeau, Bernard de Fallois, qui vient de s’éteindre à 91 ans, ne fut pas seulement l’une des figures marquantes de son métier durant le demi-siècle échu : c’était un homme de qualité, dont la vaste culture classique, l’étendue du goût, l’acuité de l’intelligence, le flair appuyé sur une expérience éprouvée des choses de la librairie,  la causticité de l’humour, la franchise toujours courtoise, la curiosité intellectuelle inassouvie étaient sans égal dans son milieu. S’il n’avait pas « tout lu », il avait beaucoup lu, en profondeur ; il pouvait soutenir une conversation, improviser une conférence ou prendre part à un débat sur un écrivain ou une œuvre littéraire en réussissant la prouesse de ne jamais émettre une pensée qui fut un lieu commun, une idée marquée du sceau de la doxa, une vue politiquement correcte, au risque de choquer, de provoquer ou de surprendre (fou de cirque, il s’était institué producteur de la troupe Les Muchachos), ce qui l’amusait plutôt tant il lui importait de demeurer avant tout un esprit libre, dépris des idéologies, fût-il classé à droite.

Après des débuts dans la vie comme professeur au cours Stanislas à Paris,, ce qui n’allait pas de soi dans une vieille famille de militaires, il enseigna durant une quinzaine d’années au lendemain de l’agrégation de Lettres classiques. Mais très jeune, avant la trentaine, il emprunta parallèlement des chemins de traverse qui le firent entrer dans l’édition. La préparation de sa thèse sur Proust (son écrivain de chevet, du début à la fin) lui fit connaître sa descendante, Suzy Mante-Proust ; la confiance, ou l’indifférence, fut telle qu’elle lui laissa fouiller dans son tas de vieux papiers qui n’avaient pas encore l’allure d’archives, il s’en faut. Il y fit deux découvertes dont la révélation bouleversa notre intelligence de cette œuvre : les manuscrits inachevés de Jean Santeuil, œuvre de jeunesse constituée de fragments contenant en germe des morceaux de la future Recherche du temps perdu, et un recueil de textes sur la littérature et l’art d’écrire que le jeune chercheur baptisera lui-même Contre Sainte-Beuve en en assurant l’édition chez Gallimard. Il est d’ailleurs assez piquant, en retrouvant le premier numéro du « Bulletin Marcel Proust « (1950), publié sous les auspices de la Société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, de constater que Bernard de Fallois figure au bureau en qualité d’« archiviste » !

Entré chez Hachette où il oeuvra au Livre de poche, il fut directeur général du groupe qu’il quitta pour le groupe rival Les Presses de la Cité où il s’attacha notamment au développement de Presses Pocket et de Julliard. Jusqu’à ce qu’à 61 ans, il se décide à voler de ses propres ailes en fondant les éditions qui portent son nom, y emmenant quelques auteurs (les droits de Marcel Pagnol) pour démarrer, bientôt rejoints par Hubert Monteilhet, Robert Merle, Alain Peyrefitte, Rose Tremain, Kate Atkinson, Françoise Chandernagor, Jacqueline de Romilly, Pascal Jardin, Mgr Lustiger, Vladimir Volkoff, Friedrich Dürrenmatt, Marc Fumaroli, Fernand Braudel qu’il publia avec le même soin qu’il accordait aux mémoires de Raymond Aron ou à l’exhumation des articles et chroniques d’Emmanuel Berl, ou d’autres tels Alain Besançon et ceux trouvés dans le sillage de la revue aronienne Commentaire dont il était un pilier. Attentif à tous et à chacun, il faisait de ses auteurs des amis auxquels il ne marchandait pas son admiration.Marcel_Proust_13752

Il fallait le voir par exemple s’enflammer à l’évocation des poèmes non moins brûlants que Paul Valéry amoureux adressa à sa maîtresse Jeanne Loviton dite Jean Voilier en littérature. Le recueil de ces poèmes parut sous les auspices de Bernard de Fallois sous le titre Corona et Coronilla. Il avait fallu 63 ans pour qu’ils soient enfin publiés. Un évènement éditorial. Longtemps interdite par la famille du poète qui avait carrément effacé ces traces «  »honteuses » » de sa biographie, la publication était envisageable depuis que les manuscrits avaient été mis en vente aux enchères en 1979 et 1981. La patience, l’enthousiasme et la compétence de l’éditeur avaient fini par vaincre les réticences des ayant-droits. La fille de Valéry avait instauré le tabou sur toute cette histoire afin qu’elle n’entachât d’aucune manière le prestige du grand homme ; sa petite-fille l’avait levé. Ce n’était évidemment pas du niveau des vers qui avaient assuré sa gloire, ceux de La Jeune parque (1918), du Cimetière marin (1920) ou de Charmes (1922. Mais Bernard de Fallois tenait ces vers pour «  »une des suites élégiaques les plus belles de notre littérature »… Il se disait convaincu qu’un jour, certains de ces poèmes figureraient dans les anthologies. Notant l’évident plaisir que Valéry avait eu à les composer, il s’était persuadé, dans une éclairante préface, que cette publication servirait sa mémoire auprès des lecteurs. Lui permettrait-t-elle de passer de la catégorie des poètes que l’on admire (Malherbe, Mallarmé) à la catégorie de ceux que l’on aime (Nerval, Apollinaire) ? Ils furent jugés splendides ou anodins, légers ou gracieux, touchants de simplicité ou charmants sans plus. Fallois, lui, y croyait dur comme fer jusqu’à s’en faire l’ardent plaideur en s’offrant la volupté de cette préface, chose rare chez un éditeur.

Il fallait le voir sur le plateau d’Apostrophes dissimulé dans le public derrière son auteur Hugo Claus, savourant l’instant avec malice lorsque l’auteur du Chagrin des Belges ait remis à leur place Françoise Sagan et Alain Robbe-Grillet qui venaient de s’extasier devant l’excellence du titre de son roman : «  : » »Ah bon… Parce qu’il y en a un parmi vous qui comprend le néerlandais ? », répartie qui les laissa médusés. S’en souvenant longtemps après, Fallois en riait encore.

Il fallait le voir défendre Roger Nimier, dont la publication de la correspondance avec Paul Morand posait problème chez Gallimard en raison de la liberté de ton des épistoliers, parfois misogyne, potinière, xénophobe ou raciste. Bernard de Fallois, exécuteur testamentaire de Roger Nimier, en soutenait naturellement la publication. Lui qui possédait une centaine de lettres que lui avait adressées l’écrivain, témoignait de ce qu’elles étaient souvent marquées par l’esprit du canular car ce ton était son genre.BdFallois-CopyrightBoubat-227x300

Il fut aussi l’éditeur de Simenon aux Presses de la Cité et leur relation illustre bien ce que peuvent être les rapports entre un auteur et son éditeur lorsqu’ils sont marqués du sceau de l’amitié et de l’estime réciproque. A bien des égards, Simenon est l’anti-Proust : qu’il s’agisse de la culture, du style, de l’univers, de l’éducation, de la formation, des goûts, des tropismes, tout les opposait. Pourtant on ne s’étonne pas que Georges Simenon l’ait choisi pour lui confier sa manière de comprendre Proust : il lui disait la vérité sur son œuvre. Sa propre vérité de lecteur. Ainsi, après avoir dicté Un homme un autre, Simenon notait :

« J’ai failli le garder dans mes tiroirs sans le laisser publier. Un de mes amis, Bernard de Fallois, qui l’a lu à la maison où il était venu me voir, m’a convaincu du contraire. Je l’ai donc publié, en me souvenant toujours des paroles du père Fayard. Un romancier qui abandonne le roman déçoit fatalement ses lecteurs »

Fallois lui consacra d’ailleurs en 1961 l’une des toutes premières monographies parues sur son œuvre, celle qui donna le « la » tant ses analyses étaient fines et argumentées ; pour autant, jamais il ne réussit à lui faire quitter Les Presses de la Cité pour le rejoindre dans sa propre maison car le romancier l’eut vécu comme une trahison vis à vis de Sven Nielsen. Lorsque Fallois lui rendit visite à Lausanne afin de le débaucher, Simenon l’écouta puis fit venir du champagne et trinqua à l’avenir de sa nouvelle maison en lui faisant comprendre délicatement qu’il ne fallait pas insister car il demeurerait fidèle à son éditeur de l’après-guerre. Il n’en resta pas moins très proche de Fallois :

«  C’est celui qui me paraît le meilleur de ceux qui ont été écrits sur moi (y compris les études moins importantes). Il parle moins de moi que de mon oeuvre, ce qui est déjà un soulagement. (…)  j’ai été heureux de voir la résonance de mes livres chez un garçon pour qui j’ai beaucoup d’amitié (…) Dans mes testaments successifs, j’ai désigné en dernier ressort, et faute de mieux, la Société des auteurs (j’ai horreur de celle des gens de lettres). Il faudra que je corrige mon testament et que j’écrive le nom de De Fallois à la place. (…) Ce dont je lui suis le plus reconnaissant, c’est de ne pas avoir parlé de « phénomène», de ne pas prétendre analyser le « mécanisme de la création », de ne pas chercher les «sources» mais d’avoir essayé de comprendre un certain nombre de romans — et de les avoir compris. Quand je dis un certain nombre, je veux dire tous mes romans, car il les a tous lus scrupuleusement, certains deux et trois fois. Plus tard, peut-être serai-je capable de lire ces sortes d’ouvrages sans être pris de panique « 

Voilà, Bernard de Fallois était quelqu’un comme ça, tout de discrétion (rares sont ses photos et ses interviews) sauf dans l’affirmation de ses convictions, observateur attentif mais très critique et moqueur de la vie politique, toujours disponible pour défendre son catalogue et ses auteurs dans une émission ou un débat, préfaçant Joachim du Bellay ou Brasillach, Jouhandeau ou Mérimée, mais jamais pour parler de lui. Le paradoxe (sauf à ses yeux et son déni était désarmant) est que ces dernières années, sa maison souffrait comme d’autres maisons indépendantes. Ses auteurs avaient vieilli avec lui. Et ceux qui n’étaient pas morts étaient partis ailleurs justement pour ne pas vieillir avec lui.

Et puis il y a quelques années, la silhouette tassée après avoir été très haute mais l’oeil toujours aussi vif dès qu’il s’agissait de juger livres, manuscrits et écrivains,  poursuivant sa collaboration avec son regretté ami suisse Vladimir Dimitrijevic, patron de l’Âge d’homme, il publia en co-édition avec elle le roman d’un inconnu nommé Joël Dicker (La vérité sur l’affaire Harry Québert), exprima urbi et orbi un enthousiasme communicatif et fit de cette histoire un immense succès français et international qui renfloua sa maison pour de nombreuses années et lui permit de continuer à publier ce qui lui plaisait sans se soucier de l’avenir, ravi de ce clin d’oeil du destin comme un bon tour joué à la profession qui l’avait déjà enterré, repoussant les offres de grands éditeurs anglais afin de faire monter la pression et rejetant celles d’Hollywood au motif que ce n’était pas à lui mais à eux de se déplacer…

(« Bernard de Fallois et Joël Dicker » photo Passou ; « Marcel Proust » photo D.R.; « Bernard de Fallois » photo Edouard Boubat)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, vie littéraire.

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805 Réponses pour Pour saluer Bernard de Fallois

renato dit: à

Chaloux, école élémentaire, première année…

renato dit: à

Évidemment, Chaloux, à l’époque il y avait des noix plutôt que des pistaches…

Chaloux dit: à

Merci de votre réponse, Renato, j’ai fait un copier-coller de votre version.

(Merci aussi à Rose, je ne connaissais pas ce film, ça à l’air très joli).

rose dit: à

Chaloux
ce n’est pas à proprement parler un joli film.
Sur la critique aVoir-aLire est noté
Macadam à deux voies s’insceit dans le désenchantement de l’Amérique, mais va plus loin dans ce portrait d’un monde voué à l’absurde et au vide.
In fine, c’est plutôt Macadam à deux voix, deux mecs silencieux et deux voitures. Dont une Chevrolet 1955 grise dehors et une GTO 70 amarillo et un type qui ressemble à Julio Iglesias au volant. Il ne rencontre que des marlous. C’est sa vie à lui. Il lui propose Mexico, mais elle c’est un jeune tendron, à la tête hyper bien vissée sr les épaules. Entre un gamin comme elle à moto à 12 km et Julio elle choisit le gamin. Il est plutôt pour Sergio ce film.là. Faut aimer les grosses caisses. Et aimer vivre dedans, on the road, on the high way.

rose dit: à

Chaloux
s’inscrit
le gamin l’emmène à

oublié l’essentiel : rien d’absurde dans ce film et pas de vide. Du macadam. Le type qui a fait la critique doit pas aimer le macadam. C’est tout. Peut-être qu’il aime la plage.

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