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Sholem-Aleikhem jusqu’au bout de la nuit

Sholem-Aleikhem jusqu’au bout de la nuit

Par Albert Bensoussan

Bensoussan-Albert_BDQuand il écrit en 1915 Les mille et une nuits de Krushnik, ce récit que nous offrent aujourd’hui les éditions de l’Antilope, dans la savoureuse traduction assortie de la savante introduction de Nadia Déhan-Rotschild et Évelyne Grumberg (160 pages, 16€), Sholem-Aleikhem vogue vers l’Amérique en tournant le dos à la première grande boucherie du XXesiècle. Cholem Naumovitch Rabinovitch, pour l’état civil, né à Pereïaslav, en Ukraine sous l’empire russe, en 1859, et mort en 1916 à New York, est alors un homme célèbre et le plus grand écrivain de langue yiddish. Sa créature, Tevye le laitier, Tevye der Milkhiger, a fait, depuis 1891, le tour de la terre, plus tard triomphant aussi sur toutes les scènes et même sur les écrans de cinéma sous le visage de Chaïm Topol (Un violon sur le toit, 1971). Le XXesiècle yiddish est dominé par deux écrivains majeurs, Sholem-Aleikhem et Isaac Bashevis Singer, juif polonais devenu newyorkais à partir de 1935 qui prit le relais de son illustre aîné. Par chance, nous voyons aujourd’hui ressusciter ce yiddishland qu’on croyait disparu.

Lorsqu’on évoque le nom de Sholem-Aleikhem, le sourire monte aux lèvres et même l’on se tient les côtes : c’est l’esprit yiddish dans toute sa verve et sa verdeur, multipliant les Witz, les mots d’esprit, chers à Freud. On se rappelle la truculente chronique des Gens de Kasrilevkè (Julliard, 1993), un shtetl imaginaire, et les contes drolatiques de Guitel Pourishkevittsh et autres héros dépités(publié précédemment à l’Antilope). Et pourtant le monde qu’il décrit nous restera toujours en travers de la gorge, car c’est celui des pogroms russes, des persécutions polonaises et des guerres allemandes, aboutissant – mais l’auteur ne le verra pas – à la Shoah. La première chose qu’on entend en ouvrant ce livre, et l’on en prend plein la gueule, c’est cette injure russe : Zhidovske morde,« gueule de youpin ».

Les juifs sont ici, quel que soit l’occupant du shtetl, tantôt russe, tantôt polonais, tantôt allemand, traités de « youpins » ou de « Beilis », du nom de ce juif ukrainien accusé, à tort, d’avoir commis un crime rituel. Mais nous sommes là sur un Exodus qui emmène, via Copenhague – « Coupeinehague », dit le narrateur en humoristique distorsion –   bon nombre de juifs d’Europe centrale vers l’Eldorado américain, alors que la Grande Guerre fait rage : on est en 1915. Et là Sholem-Aleikhem, grand intellectuel et glorieux écrivain, se trouve sur le même bateau qu’un émigrant des 3èmescabines, nommé Yankl (Jacob en yiddish), un fameux bavard qui, en 14 chapitres, qui correspondent aux 14 jours de la traversée réelle de l’auteur, raconte tous les avatars de son histoire. Qui est, bien sûr, un conte et une allégorie, progressant à la façon des Mille et Une nuits, avec interruption périodique en fin de jour, là même où le discours reste en suspens, et reprise du conte le lendemain, les récits étant rythmés, au début du moins, par la sonnerie du shofar, qui est ici, sur le pont qui tangue et qui roule, la corne ou la cloche annonçant le service de table.

Quant à la ville dont on rapporte la chronique, Krushnik, c’est le nom yiddish de Kraśnik, un bourg polonais de la province de Lublin, au demeurant peuplé majoritairement de juifs, présents là depuis des siècles. À la veille de la 2ndeGuerre mondiale, la ville comptait 5000 juifs, composant la moitié de la population : il n’en restait plus, après la Shoah, que quelques centaines. Le récit de Sholem-Aleikhem, étonnamment prophétique, montre la progressive extinction du Yiddishland.

Le sujet unique du récit est la guerre. La guerre qui ravage l’Europe, et même, croit-on savoir, la terre entière. « Qu’est-ce que c’est que ce travail, des gens qui se tirent les uns sur les autres ! » s’écrie Yankl, prenant à témoin l’auteur, ici campé en personnage et témoin, auditeur du monologue de ce grand bavard qui l’interpelle à tout moment en usant de la formule : « Vous me suivez ? », dont la multiple répétition produit un effet comique sur un discours qui ne l’est assurément pas. Et il réitère sa vision des conflits : « Qu’est-ce donc que la guerre avec ses combattants sinon l’ange de la mort en personne ? » Oui, mais alors quelle attitude prendre face à la guerre ? Cet homme, ce Jacob/Yankl, a deux fils qui sont comme les deux faces d’une même monnaie : l’un est pacifiste à tout crin, l’autre engagé volontaire. Yehiel le doux est allergique à la tuerie : « ‘’Tu ne tueras point’’ pour lui c’était le summum. On ne plaisante pas avec ‘’Tu ne tueras point’’ ».

Si on lui donne un fusil en lui ordonnant de tirer, il fait feu en l’air au furieux désespoir de l’adjudant-chef, qui lui enjoint de viser en face. « En face ? répond-il, mais il y a des gens ! » Ce doux, malgré tout et sans doute pour cela, mourra au front. Le second fils de Yankl, Shmuel-Moyshe, est tout le contraire du brave Yehiel, car lui s’engage dans l’armée russe et veut combattre pour sa patrie : « Un juif est capable, dit-il, de faire autre chose que le commerce de poisson juif ou de vodka russe ». Le voilà en front, hardi combattant, et tout près d’embrocher un officier qui lui fait face et qui, se voyant perdu, se met soudain à réciter le « Chema Israël », acte de foi et prière que tout juif récite à l’article de la mort. Mais quoi, un juif allemand contre un juif russe, est-ce possible ?

La guerre des frères n’aura pas lieu. Shmuel-Moyshe abaisse son arme et se saisit de son adversaire pour l’embrasser. Ce qui lui vaut d’être traduit en conseil de guerre, mais il s’en tirera quand même, du moins le père veut croire que ce fils si dégourdi aura pu échapper à la mort et gagner l’Amérique, et c’est bien pour cela, alors que tous les siens ont été tués, qu’il monte sur le bateau. La nef de la délivrance. Tout en doutant malgré tout d’un si faible espoir. Le discours de Yankl, plein d’amertume et de révolte contre la bêtise des hommes exprime ce qui peut apparaître comme le noyau dur de ce récit : l’homme est pire que la bête qui,

 quand elle a faim, elle vous attaque, vous dévore, et une fois rassasiée, elle se tient tranquille. Mais l’homme, quand il se déchaîne, ne sait pas s’arrêter. Au contraire, plus il voit de sang, plus il a envie d’en répandre, on se jette les uns sur les autres, on se hache menu comme du chou, on se saigne comme des porcs, pardon pour l’expression, et le sang coule à flot.

Un passage de ce livre nous interpelle avec une étrange actualité : les Polonais affament les juifs et leur arme offensive tient en un seul mot : « Boycott ». D’où cette remarque enragée du conteur : « Le mot boycott, vous me suivez, est à rayer du vocabulaire et des mémoires ». Comment ne pas y penser ou y souscrire en ces temps de stigmatisation d’Israël ? Et, dans sa rancœur, ou son désir de vengeance, Yankl (mais n’est-ce pas l’auteur qui parle par sa bouche ?) imagine le châtiment des Polonais, pris en tenaille entre les Russes et les Allemands : « Le Ruskoff leur donnera des nèfles et l’Allemand une belle figue ». L’expression métaphorique ravit le lecteur qui étanche à bon compte sa soif de revanche. Bien des sourires, malgré tout, dans ce récit tragi-comique. Le concept de lutte des classes trouve à s’exprimer dans ce bateau où l’auteur à succès, Sholem-Aleikhem, jouit d’une cabine du pont supérieur, tandis que le tout-venant de l’émigration juive croupit en cale, et l’humour s’en prend à la cacherout à bord du bateau de l‘exil : « Dans ce qu’on nous donne sur ce bateau tout n’est pas autorisé et tout ce qui l’est n’est pas forcément mangeable ». Ou cette terrible métaphore, cette fois sans nul sourire, où le monde juif est comparé à une olive : « Car il est telle l’olive qui ne donne son huile que pilonnée, broyée, pressée ».

On pense parfois au chef-d’œuvre du Tchèque Jaroslav Hašek et à son Brave Soldat Chvéïk, publié de 1921 à 1923, donc quelques années après cet ouvrage. Moins dans le portrait du naïf et de l’idiot qui se révèle tellement rusé et tourne les autres en bourrique, que par le ton, le style, cette façon de conter où tout est mis à distance avec un rire étouffé ou une grimace de dérision.  Et puis dans les deux œuvres, nous assistons à un procès de la guerre et au même constat : la stupidité des hommes. Tel cet exemple donné par Sholem-Aleikhem :

 Le Ruskoff entre en bisbille avec Frantz l’Austro-goth pour un bout de Serbie qui ne vaut pas deux sous, le monde entier s’embrase, mon Dieu protégez-nous ! 

qui résume assez bien la folie humaine qui a présidé à la première des grandes guerres du XXesiècle. Au dernier chapitre, intitulé significativement « Écoute, Israël », il faut se préparer à quitter cette existence et cette terre de sang et de larmes ; comme ses personnages, il nous faut réciter une prière d’espoir, ou de désespoir, en délaissant la scène de ce monde d’idiots et de fous.

Qui niera l’actualité d’un tel livre, sa résonance dans les temps que nous vivons où nulle leçon n’a été tirée et, balayée l’histoire, rien n’a été compris ? La guerre des loups, dénoncée au temps de Hobbes (Homo homini lupus), fait rage un peu partout, et les morts s’amoncellent au milieu des pires exactions. Le mot de la fin est donc la prière de l’agonisant, psalmodiée avec un parfait accent yiddish (on peut entendre Simone Signoret la prononcer telle dans le film La vie devant soi, d’après Romain Gary, cet autre rescapé du Yiddishland) :

Shema Yisroel, adonay elohenu, adonay ekhod

auquel le survivant (peut-être) répond, dans la logique de la prière : « Borekh shem kvoyd malkhuso ». Et donc, quand tombe le rideau, le rescapé de tous les pogromes, laisse parler son désespoir : « À quoi bon vivre ? »

A-t-il oublié le célèbre proverbe yiddish : « La vie vaut la peine d’être vécue… ne serait-ce que par curiosité » ? Alors s’il a péché par excès de pessimisme, et s’il nous fait pleurer, Yankl prend congé de l’auteur sur cette seule expression, sa dernière parole : « Sans rancune ».

Soit. On se consolera en cherchant un souffle d’espoir, au deuxième tour d’écrou de la catastrophe, et trouvant cet écho chez Max Jacob reclus à Drancy, en 1944, aux portes du Pitchipoï, ce lieu de nulle part et qui était Auschwitz :

Ce qui demeure est le futur

               Non le présent qui désole.

On aura compris que ce livre admirable, véritable testament d’une des grandes voix du monde yiddish, est à lire sans plus tarder, dût-on rire et pleurer jusqu’au bout de la nuit.

Albert Bensoussan

(photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, Littérature étrangères.

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commentaires

5 Réponses pour Sholem-Aleikhem jusqu’au bout de la nuit

christiane dit: à

Quelle magnifique méditation. Merci.

Claude Kayat dit: à

Merci cher Albert, de cette magnifique analyse! Toi qui comprends mieux que personne l’art de mêler le tragique et le comique! Bravo pour ce tur de force!

Bételgeuse dit: à

Claude, si vous m’autoriser , tour de force. Israël stigmatisé, situation complexe que la géo politique dans cette région du monde . Et bien que les tensions et stratégies puissent s’expliquer , cela ne devrait pas conduire à ne pas espérer un meilleur sort aux laissés pour compte de l’Histoire. Je ne parviens pas à approuver la politique du présent. La situation nous apparaît sans issue et c’est déplorable. Mot trop faible pour traduire le souci de l’autre quel qu’il soit et notre foi en un progrès et une justice qui atteignent le plus grand nombre s’ils étaient envisageables dans des conditions de respect mutuel en enterrant les haines et plus des hommes.

Passou dit: à

Muchísimas gracias, mi querido Albert, por este escrito tuyo que no es una reseña sino un alegato pacifista en un mundo de lobos feroces, que hacen del boycott su plataforma endeble pero más que destructiva, desoladora, como la soledad en que se encuentra Yankl en medio de sus palabras que, sin embargo resuenan hasta nosotros, nuestros hijos y nietos. ¿No ha sido siempre esa la táctica que ha pretendido extinguir lo que todavía y por mucho futuro, nos distingue?

Me conmueve esa sensibilidad tuya hacia el yiddish y todo lo que representa un mundo que, desde las cenizas, entre estos chispazos vuelve a iluminar.

Muchos abrazos,

Lisa (de Montevideo)

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