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La République des livres
Sono Pazzi Questi Romani !

Sono Pazzi Questi Romani !

Par Roméo Fratti

timthumb.phpQue traduit-on ? Une langue ou une culture ? La question mérite d’être posée à la lumière de la traduction italienne de la série Astérix : la langue italienne est en effet plus phonétique et moins apte à la déformation que le français. Les formes d’esprit et les expressions verbales humoristiques qui ponctuent les aventures du petit héros gaulois n’ont pourtant pas découragé leurs traducteurs italiens. Parmi ceux-ci, Marcello Marchesi et Luciana Marconcini ont tout particulièrement su exploiter les ressources de la culture transalpine et tirer parti de la médiation visuelle de cette série de bande dessinée, pour créer des tournures en mesure de compenser les pertes liées à la traduction de l’humour du texte d’origine.

Les albums d’Astérix mêlent trois registres humoristiques, à commencer par les jeux sur l’homonymie et la polysémie des mots. Ces jeux de mots se situent dans une perspective strictement intradiégétique, c’est-à-dire au sein des échanges entre les personnages, qui ont souvent recours aux jeux de mots dans leurs interactions. La pratique de la traduction vers l’italien, langue cousine du français, implique le souci de conserver autant que faire se peut l’esprit de ce type de jeux de mots : ainsi, dans Astérix et Cléopâtre, la réplique de Panoramix adressée à Numérobis, « C’est un Alexandrin. » devient dans la version italienne « È un Alessandrino ! ». L’Alexandrin et l’Alessandrino désignent Numérobis dans sa qualité d’habitant de la ville d’Alexandrie, mais ces deux noms sont des cas d’homonymie totale avec l’alexandrin entendu comme vers de douze syllabes et l’alessandrino en tant que vers composé de deux hémistiches d’au moins six syllabes chacun.

L’humour qui découle de ce double sens n’est rendu possible que grâce à l’ »alexandrin » préalablement formulé par Numérobis : « Je suis mon cher ami, très heureux de te voir. », traduit en italien par deux octosyllabes : « Io sono felicissimo (8 syllabes, ndlr) / di rivederti, alfine (8 syllabes, ndlr) ». Le soin apporté à la transposition de cette interaction entre Numérobis et Panoramix signale explicitement la volonté du traducteur de garder le jeu de mots original, tout en respectant les contraintes spécifiques issues de la culture de son pays : en effet, l’alessandrino italien ne présente pas la même structure que l’alexandrin français.Verso_202682

Cette tension entre conservation et réinvention du jeu de mots se manifeste particulièrement dans la traduction de l’humour lié aux vignettes ou à des procédés typographiques. Ce type de traduction permet à la langue traduisante de créer de nouvelles situations humoristiques, moins accessibles au lecteur français, qui impliquent un aspect visible de la bande dessinée. Ainsi, la traduction italienne de l’adage d’Obélix, « Ils sont fous ces Romains », en respecte scrupuleusement à la fois la forme et le sens : « Sono pazzi questi romani ». Mais la version italienne offre au traducteur l’occasion d’exploiter la familiarité du lecteur italien avec le sigle S.P.Q.R. et donc, de tourner en dérision la célèbre devise de la République romaine, Senatus PopulusQue Romanus, grâce à un procédé de mise en relief des caractères : Sono Pazzi Questi Romani. De fait, le jeu de mots devient polyréférentiel ; sa compréhension nécessite une perception strictement visuelle. La typographie et les images sont des moyens pour la langue d’arrivée d’élargir le champ de réception du jeu de mots.

Le cas de traduction homomorphe évoqué ci-dessus peut alors conduire à se poser la question de la marge de liberté du traducteur. La traduction libre se manifeste lorsqu’il est question de traduire des allusions à des enjeux culturels, ainsi qu’à des références stéréotypées des cultures européennes. De ce point de vue, la langue italienne a la possibilité de parodier l’identité ethnoculturelle propre à la Rome antique, en transposant l’accent romain actuel lorsque des légionnaires s’expriment. C’est ainsi que, dans Astérix et le Combat des chefs, l’observation du légionnaire Plutoqueprévus, « Essayez d’avoir l’air le plus végétal possible… » devient, en italien, « Cercate d’ave’ l’aria er più veggetale possibbile… »[1], au lieu de «Cercate di avere l’aria più vegetale possibile », une tournure a priori conforme à la langue italienne sur l’ensemble de la péninsule. Cette traduction libre prête à sourire, car elle crée un décalage entre des légionnaires de l’époque gallo-romaine censés s’exprimer en latin et une forme dialectale contemporaine bien connue de tous les Italiens, le romanesco.

C’est donc la part innée et subjective d’inconscient culturel qui permet au traducteur de se faire auteur second. De l’écriture à la réécriture traduisante, le pacte avec le lecteur reste au cœur de l’œuvre, et semble suggérer une nouvelle fois que la littérature tend à s’affranchir des langues.

ROMEO FRATTI

[1] René Goscinny et Albert Uderzo, Asterix e il duello dei capi, traduction de Luciana Marconcini, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1970, p. 14.

Cette entrée a été publiée dans Bandes dessinées, traducteur.

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commentaires

2 Réponses pour Sono Pazzi Questi Romani !

Janssen J-J dit: à

Il est clair que les traductions homomorphes dans le domaine des perspectives intradiégétiques mettant aux prises des personnages de BD ne peuvent laisser indifférente la part innée et subjective de l’inconscient culturel de chaque traducteur espagnol précarisé, c clair !

bouguereau dit: à

semble suggérer une nouvelle fois que la littérature tend à s’affranchir des langues

c’est vrai de tous les arts il semble..c’est l’espression qui prime..surtout qu’il n’y a pas que des bulles dans astérisque..c’est peut être du dessin qu’elles profitent aussi..enfin je veux dire de leur concours dans les belles audaces qu’elles authorisent dans la traduc..beau travail

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