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La République des livres

Canavaggio de la Mancha

Par Albert Bensoussan

Un dimanche, allant m’asseoir à ma table de travail, j’ai promené la main sur les rayons de livres derrière moi, et tiens, en bonne place, ce Dictionnaire Cervantès, de mon ami Jean Canavaggio, voilà que je l’ai caressé. Puis, j’ai ouvert ma boîte mail, et là, le choc d’apprendre la mort du plus grand cervantin de France et même du monde : Jean Canavaggio nous a quittés dimanche 20 août 2023. Mais alors, venait-il de me faire signe, moi son vieil ami, lui que j’avais connu en 1960, à l’agrégation d’espagnol dont il fut reçu premier, « cacique », disions-nous, et moi juste après, lui emboîtant le pas. Ne cessant depuis d’être son ami, son fidèle compagnon, je l’admirais et je l’aimais. Ce livre de lui que j’avais caressé comme guidé par sa main et son geste d’adieu, est son dernier ouvrage, publié en 2021. En reparler ici, le regard brouillé, le cœur broyé, c’est lui rendre hommage, lui qui, par la lance invincible de Don Quichotte, remporta toutes les victoires pour gagner désormais l’immortelle mémoire.

 « Le romancier n’a de comptes à rendre à personne sauf à Cervantès », écrivait Milan Kundera — qui, lui aussi, vient de nous quitter. Et l’on n’a jamais cessé, en interprétant diversement Don Quichotte de la Manche, son chef-d’œuvre, d’interroger Cervantès. Qui était donc cet homme qui nous en a tant dit en traçant sur l’océan des Lettres pareil sillage ? Le biographe le plus accompli de Miguel de Cervantes y Saavedra, est assurément Jean Canavaggio, qui nous a donné en 1986 un Cervantès, aux éditions Mazarine, qui fut prix Goncourt de la biographie, qui fut aussi le maître d’œuvre de l’édition, en 2001, dans la Pléiade des Œuvres romanesques complètes de Cervantès, et qui nous a donné cette somme Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance, aux éditions Fayard, en 2005, couronnée du prix Roland de Jouvenel de l’Académie française. Et voilà qu’il sait, enfin, le mettre à sa juste place dans l’empyrée des Lettres, la sphère céleste des Immortels, en faisant de lui tout un dictionnaire, sa dernière parution. Avec Canavaggio, main dans la main du Chevalier de la Manche, nous déchiffrons le monde.

Œuvre exemplaire, emblématique, paradigme du roman, le premier assurément des temps modernes, Don Quichotte, considérablement amplifié d’immenses et glorieuses résonances au fil des ans et des siècles, jusqu’à atteindre à une espèce d’éternité, n’a pas manqué, à l’instar d’un autre géant des Lettres, parfaitement contemporain de l’Espagnol, Shakespeare, d’effacer son auteur, de gommer son visage, de noyer sa biographie dans un écheveau d’hypothèses et d’incertitudes.

Jean Canavaggio, avec l’immense modestie des vrais savants qui avouent, au terme de leurs recherches, ne rien savoir — répondant au fameux Que sais-je ? de Montaigne —, en établissant ce dictionnaire qui entend nous livrer toutes les cartes du continent Cervantès, estime « hasardeux de vouloir saisir son intimité spirituelle qui, en fin de compte, nous échappe irrémédiablement, tout comme [son] “moi” secret ». Mais il nous en dit finalement tant et tant, et de l’homme et de la gloire de celui « à qui Don Quichotte a valu d’entrer dans l’immortalité », que nous prenons cet encyclopédique ouvrage pour un dictionnaire des littératures, une Bible de sainte écriture.

Et certes, on voudrait bien savoir qui était ce bonhomme qui mourut en 1616, l’année même où disparaissait Shakespeare, à dix jours près, privant ainsi ce début du XVIIe siècle de ses deux phares de longue portée. Beaucoup pensent, à tort ou à raison, que Cervantès descendait de ces Juifs convertis (conversos) que l’Inquisition espagnole et ses « statuts de pureté de sang » –  promulgués l’année même de la naissance de Cervantès (1547, probablement le 29 septembre) – avaient multipliés parmi les « bons Espagnols », tel Sancho Pança, si fier de descendre de « vieux chrétiens » face à Don Quichotte, son maître qui n’en souffle mot. L’affaire est délicate, on ne peut que conjecturer car, écrit le biographe, « jamais il n’a fourni la preuve tangible de sa pureté de sang ».

Alors, s’il est vrai que Don Quichotte, établissant le menu de sa semaine, déjeune d’œufs au lard le samedi, plat que Cervantès qualifie de « deuils et brisures » (« duelos y quebrantos ») qui laisse à penser qu’il fait là le deuil du Chabbat et brise la règle alimentaire judaïque, il est tout aussi vrai que les Juifs n’apparaissent guère dans son roman, même si l’auteur — au demeurant, Arabe supposé : Cid Hamet Benengeli — nous dit que l’hébreu est « une langue plus sainte et plus ancienne », ce qui fait écrire à Canavaggio, pour solde de tout compte : « Le fait que le symbole même du génie universel de l’Espagne ait été un homme obligé de taire ses origines pourra éclairer, sans doute, tel aspect de son univers mental, mais ne nous donnera jamais la clé de sa création. » Ce qui rembarre diverses interprétations aussi pseudo talmudiques que farfelues du Quichotte, celles de Dominique Aubier (Don Quichotte, prophète d’Israël) et de quelques autres.

Il est vrai que le « Chevalier à la triste figure » vit d’imagination et son bras armé ne conduit qu’à la défaite dès lors que le rêve se confronte au réel en découvrant « à ses dépens l’ambiguïté des rapports entre la littérature et la vie ». De fait, il autorise toutes les interprétations : moule propre à toutes les métamorphoses, aussi délirantes soient-elles. Pantin bouffon pour ses lecteurs contemporains, raisonneur éclairé à l’âge des Lumières, Don Quichotte devient vite, à l’époque romantique, cette « force qui va » chère à Victor Hugo. Et c’est pour percevoir, au XXe siècle, la faillite de la vision utopiste, celle qui prônait une société de véritable justice, de pleine égalité et de totale liberté : Don Quichotte défend la veuve et l’orphelin, libère les hommes enchaînés (épisode des galériens), défend la femme libre (le plaidoyer en faveur de Marcela est probablement le premier discours féministe de l’histoire), lutte contre le racisme en évoquant ces morisques qui seront expulsés au début du XVIIe siècle, et la captivité dont son auteur, Cervantès, fut victime pendant plus de cinq ans à Alger (épisode du « Captif »)…

Canavaggio aborde toutes les facettes du personnage devenu mythique : le cinéaste soviétique Kozintsev opposera à l’idéalisme (bourgeois ?) de Don Quichotte la figure pragmatique de Sancho qui prend, à l’écran, le visage de Khrouchtchev ! Les Allemands, avec Pabst, lui ont donné les traits de Tcherkassov (l’inoubliable acteur d’Ivan le Terrible) et la voix de Chaliapine, qui avait chanté le Don Quichotte de Massenet. Canavaggio, également musicien et musicologue averti, nous fait entendre la « Chanson à boire de Don Quichotte » composée par Ravel, et les airs que Jacques Ibert avait écrits pour Pabst. Sans oublier l’adaptation sympathique de Jacques Brel qui, lui aussi, avec sa voix trémolante, campa un « Don Quichotte chantant ».

Passant au crible le rayonnement de ce roman, Canavaggio recense à profusion ces écrivains qui plongèrent leur plume dans l’encre cervantine. Au premier rang desquels Daniel Defoe et son couple Robinson-Vendredi, Fielding et Sterne, Tourgueniev et Dostoïevski — par l’entremise de Viardot, le traducteur de référence, et son épouse Pauline partageant avec Tourgueniev le « Chant de l’amour triomphant ». Et puis Dickens, certes, tout en sachant voir, au-delà d’une influence certaine, tout ce qui le sépare de l’Espagnol. Et, chez nous, Diderot et son emblématique Jacques le fataliste, inspirant à son tour Kundera (Jacques et son maître). On ne finirait pas de pointer les influences : que serait Emma Bovary, aliénée par ses lectures, sans Don Quichotte, livre de chevet de Flaubert pendant les cinq ans que dura l’écriture de Madame Bovary ? Et la théorie de l’illusion et du miroir chez Foucault qui, par ailleurs, voyait dans Don Quichotte le premier jalon de la mise en cage des fous. À vrai dire, rares sont ceux qui échappent à la séduction du chevalier rêveur idéaliste. Et Canavaggio de rappeler ici le visage d’Orson Welles qui ne parvint jamais au bout de son Quichotte, et là, la silhouette mélancolique de Jean Rochefort au rôle inabouti.

 

Jean Canavaggio nous convie, au fil de ses 130 articles, à un vagabondage aussi ludique que pléthorique, aussi plaisant que passionnant. Mais on conclura sur ce retour à l’Espagne, à bien des égards pays de la démesure et de la déraison (« Le sommeil de la raison enfante des monstres », dira et montrera Goya). Miguel de Unamuno, si fier de porter le même prénom que le génie des Lettres espagnoles, est assurément celui qui en a donné la meilleure appréciation, lui qui, entre L’essence de l’Espagne et Le sentiment tragique de la vie, eut à cœur de récrire rien de moins que La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança. Canavaggio, le citant d’abondance, nous livre son jugement, cette visée définitive :

« Chacune des générations qui se sont succédé a ajouté quelque chose à ce Don Quichotte, et lui s’est ainsi transformé et agrandi […] Cervantès a mis Don Quichotte au monde, après quoi Don Quichotte s’est chargé lui-même d’y vivre : et le brave Don Miguel a eu beau croire l’avoir tué et enterré et fait dresser devant notaire son acte de décès, afin que nul n’osât le ressusciter et le faire repartir, Don Quichotte s’est ressuscité lui-même, par lui-même et devant lui-même, et il court le monde en faisant des siennes. »

Superbe interprétation, d’une «  intuition profonde », commente Canavaggio, de cet écrivain majeur, l’une des plus hautes gloires des Lettres espagnoles du XXe siècle (on relira ses Contes réédités en 2020 en « Folio classique », ou Au mirador de Bilbao, paru en 2017 à La Part Commune), qui, bien avant que Jean Ricardou nous apprenne que « chaque lecture est une prise de sens », est le premier à avoir prôné, rejoignant en cela Pirandello, la liberté vagabonde des personnages qui, à tout jamais, échapperont à l’auteur. C’est dans cette même précieuse visée que Jean Canavaggio, dans la présentation de son Dictionnaire Cervantès, entend offrir à son lecteur « un libre parcours, pour ne pas dire un vagabondage, qui lui appartienne en propre ». Aussi, s’il est vrai que « Borges vaut le voyage », pour reprendre ce que Drieu disait de ce grand conteur argentin qui, scribe frustré, se lança dans « une trajectoire au terme de laquelle Borges finit par s’identifier tout à la fois à l’ingénieux hidalgo et à son créateur », à notre tour nous dirons : « Canavaggio vaut le voyage »…

… Et Jean s’en est allé. Et Don Quichotte, sur son lit d’agonie, nous a confié en conjurant le deuil : « Ya en los nidos de antaño, no hay pájaros hogaño / Dans les nids d’antan, plus d’oiseaux maintenant ». « Si le grain qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit », dit l’Évangile de Jean. Et voilà que le chant s’est arrêté, la voix de Jean Canavaggio a rejoint l’Olympe et le silence. Mais à jamais fructifère, elle ne cessera de résonner dans la mémoire des hommes.

ALBERT BENSOUSSAN

Bibliographie sélective :

Dictionnaire Cervantès, Bartillat, 2021, 576 p., 28 €

Et aussi :
Cervantès dramaturge : un théâtre à naître, PUF, 1977
Cervantès, Mazarine, 1986
Cervantès, Œuvres romanesques complètes, 2 vols., Gallimard, La Pléiade, 2001
Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance, Fayard, 2005
Histoire de la littérature espagnole (Fayard, tome 1, 1993; tome 2 (collab. A.Bensoussan), 1994.

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

3 Réponses pour Canavaggio de la Mancha

Jazzi dit: à

Bel article sur Canavaggio de la Mancha, Pablo75.
On ne peut pas commenter sur la page de ALBERT BENSOUSSAN, mais pourquoi pas ici ?

Jazzi dit: à

On peut !

Eric Warot dit: à

Sauf le respect dû à Jean Canavaggio, la traduction du Don Quichotte la plus savoureuse et la plus fidèle à l’esprit et à la langue de Cervantès est, pour la première partie, celle de César Oudin (revue par Jean Cassou), publiée dès 1614, et, pour la deuxième partie, celle François de Rosset, parue en 1618. Lire Oudin est un vrai bonheur, grâce notamment à la verdeur de sa langue, contemporaine de celle de Cervantès et pas encore dégrossie et lissée par le classicisme. Ces deux traductions ne sont, hélas, plus éditées. On peut se les procurer dans des volumes de seconde main de la Pléiade et de la collection Folio classique, de plus en plus rares sur le marché. La Pléiade et Folio ont désormais substitué la traduction de Jean Canavaggio à celles de César Oudin et François de Rosset relues par Jean Cassou. Bonne lecture ou relecture à tous.

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