de Pierre Assouline

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Tombeau de l’écrivain inconnu

Tombeau de l’écrivain inconnu

Sans pour autant verser dans le vain exercice de l’uchronie, on ne peut s’empêcher de se demander quel aurait été le destin littéraire de Charles Péguy, d’Alain-Fournier, de Louis Pergaud s’ils n’étaient tombés au champ d’honneur ? Et, pour rester dans l’époque, Raymond Radiguet, fauché si jeune par la fièvre typhoïde ? Peut-être n’avaient-ils rien d’autre dans le ventre que ce qu’ils avaient déjà donné. C’était déjà beaucoup dans le cas de leur aîné, Péguy ; mais les autres ? On ne le saura jamais.

Connaissiez-vous Jean de la Ville de Mirmont ? Moi non plus. Une identité qui ne s’oublie pas pourtant. C’est à peine si on l’a  croisé pour peu que l’on se soit intéressé à la jeunesse de Mauriac. Mais jamais lu, ce qui demeure la seule et unique façon de connaître un écrivain. C’est peu dire qu’il fut rare. Un inconnu parmi les rares. Tout à fait le genre de Jérôme Garcin qui n’aime rien tant que révéler les poètes oubliés réédités par des petits éditeurs nichés aux fins fonds de la province française. Avec celui-ci, il est à son affaire pour lui édifier un tombeau. Bleus horizons (212 pages, 16,90 euros, Gallimard) n’en est pas moins un roman, et de belle facture, quand bien même se présenterait-il comme « un roman historique des vies exemplaires et brisées » proche par l’esprit de ceux qu’il avait déjà consacrés au révolutionnaire Hérault de Seychelles et à l’écuyer Beudant.

Jean de la Ville de Mirmont avait 28  ans quand, sergent au 57ème régiment d’infanterie, engagé très volontaire après avoir été écarté en raison de déficiences physiques, il fut tué à l’ennemi le 28 novembre 1914 sur le front de Verneuil. C’était un garçon habité et fiévreux, à l’œuvre encore mince mais déjà intense et prometteuse : Les Dimanches de Jean Dézert, roman inspiré dans sa forme par la lecture de Paludes mais dont 20 exemplaires à peine trouvèrent preneurs sur les 300 édités à compte d’auteur, un recueil de poèmes L’Horizon chimérique et un destin. Il n’avait d’yeux que pour les pages de Baudelaire, Laforgue, Moréas, Jammes. Ce qui le rapprocha d’un garçon de son âge du nom de Louis Gémon, fils de professeurs de Lettres parisiens, le narrateur. Ils vivent ce début de guerre comme une circumnavigation souterraine. Jusqu’au jour où un obus Minenwerfer brise net la colonne de Mirmont, le métamorphosant dans l’instant en gisant debout, mort immobile dans l’orage d’acier et de boue. Peu après, une grenade a raison de l’acharnement de Gémon ; après avoir fermé les yeux au Chemin des Dames, il les rouvre au casino de Deauville transformé en hôpital où Isadora Duncan se fait infirmière.

Avant guerre, le narrateur était secrétaire des débats à l’Assemblée nationale ; après guerre, il vaque à son occupation de subalterne dans un office notarial où il n’ennuie mortellement, comme Huysmans et Maupassant lorsqu’il étaient fonctionnaires dans un ministère, en se consolant à l’idée qu’au moins, cela leur permettait d’écrire à côté. Sauf que Gémon, lui, ne sera jamais qu’un ancien combattant. Il n’est jamais sorti du Chemin des Dames et de la grande nuit de la guerre. Son existence est terne, quasi misérable ; sa compagne finit par le quitter ; il est vrai qu’il ne s’intéresse qu’à une chose, une seule : le souvenir, la vie, l’oeuvre de Jean de La Ville de Mirmont. Il lui sacrifie tout, absolument tout ; il se prend pour son légataire testamentaire ; sa propre œuvre à venir passe après celle de son ami ; il écrit certes, des textes, des notes mais qui rien ne soit paralysé par Bleus horizons édifié durant des jours et des années pour la plus grande gloire de son ami disparu.

Sans cesse sur les traces d’un fantôme, son chemin tient moins de l’enquête journalistique que de la quête spirituelle. Il part à la rencontre de la mère de son ami à Bordeaux, de son éditeur Bernard Grasset qui se tâte à peine pour lancer à grands renforts de publicité « l’œuvre romantique d’un jeune mort pour la France », de son camarade de jeunesse François Mauriac, du compositeur Gabriel Fauré qui posa ses notes sur ses vers (« Vaisseaux, nous vous aurons aimés… »)  ce qui nous vaut des portraits aigus ou chaleureux. Et c’est tout. Jamais les Actualités Gaumont ne parlèrent de Jean de la Ville de Mirmont. L’histoire s’arrête une première fois en 1942, une seconde fois dix ans après. Il eut été anachronique de préciser que Julien Clerc s’est emparé d’Horizon chimérique pour en faire une chanson dans l’album Si j’étais elle. Ou que les éditions Quai Voltaire ont réédité Les Dimanches de Jean Dézert en 1994, et les « Cahiers rouges » de Grasset sa poésie en 2008. Rien de tel dans ce livre à l’émotion juste assez maîtrisée, mais pas trop. On ne chipotera le styliste soucieux en Garcin que sur deux points minuscules : dès la première page, l’expression « compatir avec » qu’on avale mal, puisque le verbe seul signifie déjà « souffrir avec » (de cum-patior) ; et puis ce « devoir de mémoire », expression qui résonne tellement des préoccupations contemporaines et moins de celles des années trente. Vétilles qu’on ne remarque que parce qu’elles sont enveloppées par une splendide prose si classiquement française dans sa précision et son tremblé.

Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette quête touchée par une grâce sombre. Surtout pour qui a lu certains des autres livres de Jérôme Garcin, La Chute de cheval, Cavalier seul, Olivier sans oublier les hommages à Jean Prévost et Jacques Chessex. Qu’il soit une main à plume ou non, tout grand lecteur se crée sa famille de papier. Il arrive qu’il se cherche des aînés de substitution, des pères tutélaires, des compagnons de route. Ici, un frère disparu en la personne d’un frère d’armes. Une vie n’y suffirait pas. Alors d’autres vies que la sienne. « De nous deux, ce n’est pas lui qui aurait dû mourir si jeune (…) Il a été mon jumeau de guerre, mon double idéal, et je ne suis jamais parvenu à en faire le deuil ». Des phrases trouvées ici qu’on aurait pu ire ailleurs, avant, sous la même plume.

Jusqu’à présent, Jean de la Ville de Mirmont n’avait connu que la dérisoire consécration d’une fiche Wikipédia. Les éventuels pèlerins pouvaient se recueillir en passant par Bordeaux devant sa tombe, au cimetière protestant de la rue Judaïque. Il jouit désormais dans son repos éternel d’un tombeau digne de lui. Les deux amis voulaient être des Rimbaud ou rien. Ce sera rien. De ce rien, Jérôme Garcin a fait un tout qui restera comme leur œuvre commune, à tous les deux.

(« Les fantômes du Chemin des Dames » Photo de Gérard Rondeau ; « Jean de la Ville de Mirmont » photo D.R.)

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