de Pierre Assouline

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La République des livres

Une logique « soft » de taliban contre le latin et le grec

Évoquant, il y a maintenant plus de 15 ans, « la disparition programmée du latin » comme référence culturelle majeure de notre enseignement général, nous la disions à la fois injuste et absurde, soulignant qu’elle allait à rebours d’un véritable aggiornamento, indispensable, des études littéraires. Depuis, l’Association ALLE,  le latin dans les littératures européennes, n’a cessé d’œuvrer pour qu’apparaisse avec le maximum de clarté et d’ambition cette présence du latin dans le français, comme langue de culture, et dans les littératures européennes.

La préface de notre ouvrage collectif Sans le latin… postfacé par Yves Bonnefoy, entérine ce souci de mettre le latin au cœur d’une réforme ambitieuse des disciplines fondamentales. Loin de l’oublier ou de le minorer, nous rappelions que le Grec, devait également trouver sa place légitime dans une rénovation de l’enseignement de ces langues anciennes, qu’il a tout à gagner de la bonne santé du latin, que rien ne serait plus absurde qu’une concurrence contre nature entre ces deux langues (Utraque lingua/utraeque litterae…).CIMG1484

C’est dire si la réforme du collège en cours, qui prétend intégrer en une sorte de bricolage, confus et rudimentaire, l’enseignement des langues anciennes dans les EPI, au prétexte de familiariser les collégiens avec les « expressions latines ou grecques » pendant le cours de français, n’est qu’une triste caricature de cette discipline nouvelle, ambitieuse, à fonder, dont nous dessinions les contours dans l’Envoi de notre essai (Faisons un rêve…). Telle qu’elle se présente, elle semble plutôt entériner, sous un amas de faux-semblants à même de jeter la confusion dans les esprits des parents et des élèves, la disparition du latin et du grec, en amont comme en aval.

Qui peut croire que des orientations sérieuses se feront en classe de seconde sur la base des EPI, alors même qu’aujourd’hui la dimension optionnelle de ces disciplines entraîne au lycée une forte diminution des effectifs ? D’autant que rien n’est évidemment annoncé de la création d’une filière littéraire dotée de son véritable socle épistémologique : soit cet enseignement du latin et du grec qu’ont appelé tour à tour de leurs vœux des esprits aussi différents que ceux de Jean Pierre Vernant et Jacqueline de Romilly ? Ce projet de réforme aussi timide que confus a de quoi alarmer l’ensemble des enseignants des disciplines fondamentales, convaincus de la présence indispensable du latin à tous les moments de la formation et de toutes les disciplines de la mémoire et du langage.

Les démonstrations et propositions que nous avons formulées ces dernières années gardent leur entière pertinence. Elles se trouvent en ligne sur notre site (rubrique Publications et Contributions, avec également le dossier médiatique de Sans le Latin…). Mais la situation actuelle renforce l’urgence de leur prise en compte Nous continuons à penser que le système optionnel est l’impedimentum majeur qui pèse sur les langues anciennes : il en a progressivement fragilisé, amoindri la portée scientifique, placé son enseignement en concurrence déloyale avec les autres disciplines (maintenant 2 langues vivantes ), contraint les enseignants à se dépêtrer héroïquement dans de misérables pièges (rendre attractives les langues anciennes…), dans le même temps où les autres disciplines fondamentales campent sur le territoire de ces langues anciennes,  trouvent en elles le gage permanent de la validité historique et scientifique de leur démarche.

IMG_2705La dernière conférence croisée donnée, le jeudi 12 mars 2015, par notre association au lycée Louis-le-Grand a été l’occasion pour Laurent Lafforgue, médaille Fields 2002, de rappeler de la manière la plus claire, la plus objectivement convaincante, le rôle heuristique, méthodologique, pleinement grammatical d’une langue morte qu’on n’est pas tenu de parler !… Son collègue Olivier Rey et lui-même ont apporté la démonstration de l’apport précieux pour les scientifiques des traces, vives et parlantes, sous forme de sédiments laissés par la verticalité et la monumentalité de la composante latine de la langue française.

Toutes les modalités que prendront aujourd’hui les défenses d’un enseignement des langues anciennes sont bienvenues, et les argumentaires classiques qui vont dans ce sens ne manquent pas, nous nous y associons volontiers. Mais, pour notre part, c’est à un véritable débat qui en fait n’a jamais eu lieu que nous en appelons, pour que cesse tout bricolage ou replâtrage, pour que le paysage des études littéraires en France, qui ne cesse de se déliter, retrouve une cohérence doctrinale. Aucune réforme des humanités ne pourra faire l’économie de la connaissance historique de leur objet, laquelle inclut évidemment le latin et le grec.

Il faut aussi que les autorités intellectuelles dans leur ensemble cessent de feindre d’ignorer qu’il y a belle lurette que le latin et le grec ont cessé d’être instrumentalisés à des fins conservatrices et réactionnaires. Qu’on arrête donc de mettre, peureusement, misérablement,  des guillemets à l’expression « notre culture », comme si elle était à prendre avec des pincettes ! Revendiquons-la au contraire fièrement comme nôtre, non seulement parce qu’elle l’est, de fait, mais aussi parce que, loin de tout repli frileusement identitaire, notre matrice gréco-latine offre ce précieux privilège, à disposition de tous, de se décliner en une pluralité d’altérités : l’Islam, nous le savons, et la chose doit apparaître de plus en plus clairement, est partie prenante de l’héritage gréco-romain.

On semble même, ici et là, avoir oublié que la traduction a trouvé, en Occident, son lieu de naissance à Rome, faisant du latin la première langue moderne de l’Europe ; qu’à ce titre le latin reste évidemment le véhicule obligé d’une réappropriation par l’Europe de ses langues de culture. Pense-t-on que de jeunes esprits, dans un système éducatif, moderne, ambitieux, puissent ne pas se sentir concernés par « l’évidence de ces catégories oubliées », que rappelait Yves Bonnefoy dans sa postface ? Sans doute un coup de force, qui irait dans le sens de cette disparition programmée, peut-il réussir, moins par mauvaise volonté ou conviction – chez certains en tout cas – que par étourderie, paresse, irresponsabilité.IMG_2723

Les gouvernements qui se succèdent encouragent massivement l’appétit, légitime,  des langues vivantes et des études commerciales, mais on ne se débarrasse pas facilement du « grand nom de Rome », et de « la gloire d’Athènes »… Et le déficit culturel de l’Europe ne cesse aussi d’être dénoncé par les esprits les moins suspects de se retrancher dans une défense obsidionale du passé. Sans doute aussi, il y a bien eu de sombres moments dans l’histoire de la culture occidentale où l’on n’a plus su le grec, et où le latin lui-même était en mauvaise posture. Mais alors, comme le disait Thibaudet, qui s’agaçait déjà dans Le tournoi du latin de tant de tergiversations et d’inconséquences, qu’on en appelle franchement à « la démolition », qu’on en finisse avec cette logique soft de taliban. Qui en prendra le risque, sachant de surcroît la responsabilité historique et politique de la France davantage engagée en la matière, compte tenu de la forte singularité linguistique et littéraire que lui a léguée le geste renaissant ?

C’est de toute façon dans une refonte désormais inévitable des disciplines et de la formation des maîtres que nous devons continuer à œuvrer. Il faut cesser de s’enliser dans le piège de réformes dont on voit bien qu’elles ne font qu’aggraver suspicion et malentendus. Repartir sur de nouvelles bases : les bonnes volontés et les compétences ne manquent pas, d’autant que nous disposons aujourd’hui, en modernes que nous sommes, de tous les moyens humains, livresques, scientifiques et techniques de pallier les risques du « présentisme » et de la monosémie des langues.

Il appartient à des autorités politiques responsables, ambitieuses pour l’avenir culturel de leur pays, de mettre un terme à « cette ennuyeuse question du latin qui nous abrutit depuis quelque temps », disait déjà avec humour une nouvelle de Maupassant… Non pas en signant la mort du latin – c’est à la langue française (le français, ce latin des modernes, disait-on, si justement « autrefois ») que l’on porterait ce mauvais coup – mais en redéfinissant sa place, raisonnable et légitime, dans le cadre de cet aggiornamento que nous appelons de nos vœux.

Déclaration, au nom du bureau de l’ALLE, de sa fondatrice et présidente d’honneur, Cécilia Suzzoni, ce texte n’est pas une pétition : il ne constitue pas un appel à signatures . Il a reçu l’approbation et le soutien des personnalités suivantes :

Yves Bonnefoy

Tahar Bekri. Poète tunisien. Maître de conférences à l’Université Paris X Nanterre

Frédéric Boyer. Écrivain. Traducteur

Jean Canavaggio. Professeur émérite de littérature espagnole de l’Université de Paris X-Nanterre. Biographe et spécialiste de Cernantès.

Christophe Carraud. Directeur de la revue et des Éditions Conférence

Jacqueline Champeaux. Professeur  émérite à l’Université de Paris-Sorbonne. Administrateur de la Société des Études latines.

Johann Chapoutot. Historien spécialiste d’histoire contemporaine. Professeur à l’Université de Paris-III, Sorbonne nouvelle

Xavier Darcos. Membre de l’Académie française. Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques.

Régis Debray. Philosophe

Michel Deguy.

Vincent Descombes. Philosophe. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Pascal Engel. Philosophe. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales

Michael Edwards, de l’Académie française, Professeur au Collège de France, écrivain, poète.

Paul Giacobbi.Député . Président du Conseil exécutif de la Corse

Denis Kambouchner. Philosophe. Professeur de philosophie à l’Université Paris  I, Panthéon-Sorbonne

Laurent Lafforgue. Mathématicien. Membre de l’Académie des Sciences, médaille Fields 2002

Jacques Le Rider. Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Chaire intitulée « L’Europe et le monde germanique, époque moderne et contemporaine »

Pierre Manent. Professeur de philosophie politique. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches politiques Raymond Aron)

Valère Novarina. Écrivain, dramaturge, metteur en scène

Jean –Baptiste Para. Rédacteur en chef de la revue Europe.

Guy Samama. Philosophe. Directeur de la revue Approches.

Thomas Pavel. Professeur de littérature française et comparée à l’Université de Chicago. Titulaire en 2005/2006 de la Chaire internationale du Collège de France

John Scheid. Professeur au Collège de France, Chaire Religion, institutions et société de la Rome Antique.

Michel Zink. Titulaire de la Chaire de littérature médiévale au Collège de France. Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

(Photos Passou) 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6

commentaires

6 Réponses pour Une logique « soft » de taliban contre le latin et le grec

Widergänger dit: à

Pauvre « Cernantès »…

Mais on partage entièrement ce texte que Richard Millet aurait pu signer. Ici aussi on détruit la culture antique et la mémoire des peuples.

Athéna dit: à

Le latin est déjà au centre de toutes les disciplines !!!! Tout cela est d’ailleurs clairement défini dans le Bulletin officiel n° 31 du 27 août 2009 ! Voici comment le latin permet de valider de nombreux items de chaque compétence du socle commun des compétences :
● Pilier 1 : Maîtrise de la langue française
La grammaire française s’est construite sur le modèle latin et le vocabulaire français est en grande partie d’origine latine : il est plus facile de
retenir le sens du mot « civique » quand on sait que « civis » signifie « le citoyen » en latin.
La lecture des textes s’articule sur la progression du programme de français !!!!
On pratique énormément l’expression orale : théâtre (Plaute et Molière, par exemple : eh oui, L’avare est une adaptation moliéresque d’une comédie latine !!!), exposés, entraînements aux oraux d’histoire des arts…
Bulletin officiel n° 31 du 27 août 2009 : « Ne relevant plus de la communication orale, les langues latine et grecque ont acquis le statut de langues de culture
par excellence : elles ont produit une littérature exceptionnellement riche et étendue, qui est naturellement l’objet
majeur du cours, avec ses prolongements multiples dans la littérature française et les littératures de l’Europe. Tous les prolongements, littéraires, musicaux, graphiques et cinématographiques, doivent être également considérés comme autant d’incitations à remonter jusqu’aux textes anciens. »
Les ateliers d’écriture y sont nombreux !!!! Exemple : écrire une suite de texte, imaginer un dialogue, écrire un poème élégiaque, écrire un monologue tragique…
● Pilier 2 : pratique d’une langue étrangère
De la même manière qu’en français, de nombreuses langues européennes, y compris l’anglais, trouvent leurs racines dans le latin : le mois
de mai latin « majus » est devenu « may » en anglais, « mayo » en espagnol, « maggio » en italien, « Mai » en allemand (et « mae » en breton !)
Il est de plus prouvé par les scientifiques que le latin, entraînant l’élève à « passer » d’une langue à l’autre, favorise l’apprentissage des
langues vivantes.
Exemple d’activité souvent pratiquée : comparer un extrait de Cesar (LA guerre des Gaules) avec des traductions en italien, espagnol, roumain…
● Pilier 3 : Principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technologique
Outre que ces disciplines trouvent leur origine dans l’Antiquité, faire du latin, contrairement aux idées reçues, développe le raisonnement
scientifique. Par exemple pour traduire « puella ludit » :
(puell-+-a) + (lud-+-it) = (« jeune fille » + Nominatif sujet) + (« jouer »+ présent 3sg)= la jeune fille joue
On travaille aussi sur l’histoire des sciences !!!!!
60 000 termes médicaux viennent directement du Latin ! Le latin est conseillé aux élèves souhaitant suivre un cursus scientifique, et en particulier, dans la voie médicale : pharmacien, médecin, vétérinaire… Comment feront les futurs étudiants en médecine pour mémoriser en comprenant tous ces termes sans avoir appris le Latin ??????
● Pilier 4 :maîtrise des techniques usuelles de l’informatique et de la communication
Le cours de latin s’appuie sur les outils informatiques que sont Internet et la salle pupitre.
Bulletin officiel n° 31 du 27 août 2009 : « Enseignant et élèves utiliseront avec profit des supports variés : documents imprimés, numériques et audiovisuels.
Sur Internet, de nombreux sites d’institutions culturelles mettent en ligne des ressources abondantes et de qualité. La visite de musées, de sites archéologiques, d’expositions permet un contact sensible irremplaçable avec le patrimoine artistique.
Pour la mise en œuvre de cette étude, on se référera tout particulièrement aux exemples et aux ressources publiés dans le cadre des programmes par Eduscol, et aux sites institutionnels (Musagora, sites académiques…). »
● Pilier 5 : Culture humaniste
L’antiquité latine est à la source de toute la culture humaniste européenne puisque c’est l’empire romain qui a constitué ce bloc de peuples
allant de l’actuelle Angleterre à la Roumanie en passant par …la Gaule Belgique, dont notre région faisait partie.
Bulletin officiel n° 31 du 27 août 2009 : « Tous les aspects de la culture antique sont abordés dans le cours : l’histoire des idées, des sociétés, le fait religieux,la culture scientifique et technique. Contribuant à faire émerger des interrogations et des thématiques porteuses de sens (Organisation de l’enseignement de l’histoire des arts, B.O. n° 32 du 28 août 2008), la rencontre et le dialogue avec les œuvres d’art occupent une place privilégiée du cours de latin et de grec. »
● Pilier 6 : compétences sociales et civiques
Le programme de latin (et de grec) de collège prévoit que l’élève réfléchisse à la place du citoyen romain dans la société, ce qui permet d’enrichir sa réflexion sur ses propres droits et devoirs dans la société moderne.
Exemple : on travaille sur les droits du travailleur, sur l’esclavage quand on aborde le thème de l’esclavage à Rome.
Exemple : on travaille sur les droits des femmes quand on aborde ce thème en Latin.
Le Latin est un prisme qui permet de s’ouvrir sur le monde !!!!!
Bulletin officiel n° 31 du 27 août 2009 : « Les cours de langues anciennes permettent à l’élève de découvrir directement et personnellement la richesse et la
fécondité de textes fondateurs qui ont nourri et ne cessent de nourrir la pensée, la création artistique, la vie politique
et sociale. L’élève peut ainsi acquérir les repères indispensables pour mettre en perspective les représentations du
monde qui lui sont proposées quotidiennement dans notre société de la communication. Ces allers et retours à travers
l’histoire entre les mondes grec et romain et les mondes contemporains exercent l’esprit critique, favorisent la perception des permanences et des évolutions. Ainsi l’enseignement des langues anciennes rayonne-t-il vers les autres disciplines, scientifiques, historiques, linguistiques, artistiques. »
● Pilier 7 : autonomie et initiative
Un élève qui fait latin gagne en autonomie car c’est un enseignement qui apprend à convoquer et faire dialoguer des connaissances dans des domaines habituellement séparés comme l’Histoire, l’Instruction civique, S.V.T., Français…

Par ailleurs, il n’est PAS RESERVE AUX MEILLEURS ELEVES : le BO est très clair : « Pour quels élèves ?
« Cet enseignement doit être conçu pour s’adresser au plus grand nombre ». « Il est exclu que cette option soit réservée à ceux que, de façon sans doute prématurée, l’on jugerait les meilleurs ». (références sur le site : http://eduscol.education.fr/lettres/pratiques/ticlaclg/lacol1/les_aspects_reglemen«

Donc, soutenons la pétition ! https://secure.avaaz.org/fr/petition/Madame_la_Ministre_Latin_et_grec_ancien_pour_tous_les_eleves_dans_tous_les_etablissements/?pv=22

ite missa est dit: à

 » comment le latin permet de valider de nombreux items  »
Que voilà une belle langue pour les jeunes filles en fleurs.
Y t’ aime, c’ est sûr!

babel oueda dit: à

Je contresigne ce texte par simple reconnaissance de la cervelle, comme on parle de reconnaissance du ventre.

Je sais ce que je leur dois.
Dommage pour ce qui ne pourront pas comprendre.

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