de Pierre Assouline

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La République des livres
Une rustine sur le cul d’un cheval

Une rustine sur le cul d’un cheval

Par Bernanrd Hoeppfner

Si Louis et Celia Zukovsky sont parvenus à faire entrer le Brooklyn des années 30-40 dans les vers de Catulle lorsqu’ils l’ont traduit, est-il possible de faire entrer dans la langue française ce même Brooklyn, tel qu’il a été entendu, utilisé et transformé par Gilbert Sorrentino ? Seuls les lecteurs pourront le dire. Mais j’espère cependant qu’un peu de la langue de Sorrentino se retrouvera un jour dans le français de ses trop rares admirateurs de ce côté de l’Atlantique. Genre — « C’est pas un homme, mais une rustine sur le cul d’un homme », que j’aimerais entendre un jour, dans le métro par exemple, j’aurai alors l’impression d’avoir servi à quelque chose, d’avoir eu raison de me battre contre les correcteurs ou correctrices qui me disent : « Quel est le sens en anglais de a patch on a man’s ass ? il faut trouver le sens et ensuite trouver un équivalent qui ait du sens en vf, impossible de laisser ça tel quel, (nombreuses occurrences dans le texte). » Eh, oui ! 7 fois dans Aberration, 4 fois dans Red le Démon. Plus dans ces deux livres que dans tout le Web (8 fois).
Au fil des années, je me suis construit un dictionnaire sorrentinien qui compte aujourd’hui 1564 entrées : l’énumération de tous les mots ou expressions dont j’ai décelé la présence dans les sept livres traduits à ce jour, suivie par leur traduction. Je vois ainsi que « greaseball » apparaît dans trois livres et est devenu « gominé » ; « bimbo », dans deux livres, devient « boudin » ; plusieurs de ses personnages ont les dents qui sèchent dehors ; les « hunkies » sont des polacks dans La Folie de l’or comme dans Aberration ; et « swell » se transforme en « astap ».
Car les livres de Sorrentino ne forment qu’une seule œuvre, un tout cohérent, et j’aimerais que quiconque voudrait lire cette œuvre en français, petit à petit, à mesure que les éditeurs français acceptent de la publier, au risque de ne pas gagner beaucoup d’argent (ou d’en perdre un peu), puisse retrouver tous ces échos d’un livre à l’autre, un peu comme certains personnages ou certaines situations réapparaissent d’un livre à l’autre. Ainsi, sous d’autres noms, les quatre personnages principaux d’Aberration se retrouvent dans Red, Red lui-même étant présent dans Steelwork, etc. Et c’est en reprenant aujourd’hui cette sorte de lexique que je me rends compte que, dans Aberration, j’ai tenu à conserver en anglais « Our Lady of the Angels », comme je l’avais fait dans Petit Casino et dans Steelwork, alors que dans Red j’avais accepté la correction de Brice Matthieussent, qui voulait « Notre Dame des Anges » — tant pis, à la prochaine réédition de Red, nous corrigerons. (Essayez de trouver Notre-Dame-des-Anges à Brooklyn !)
Travail futile, pourrait-on dire, que tenter de rendre le Brooklyn de Sorrentino en Français, mais comment a été rendu en anglais la France de Pinget, un auteur qui a beaucoup influencé Sorrentino (après Joyce et Flann O’Brien) alors qu’il ne lisait pas le français ? Et, d’ailleurs, ce n’est pas l’anglais de Brooklyn que je traduis, mais le sorrentinien, de même que le Brooklyn de Daniel Fuchs, que j’ai traduit dans Été à Williamsburgh, était surtout du Fuchs. Ma recherche de fidélité va d’abord à l’auteur, ensuite à l’anglais et pour finir, quand c’est possible, au français. « Une traduction est presque toujours regardée tout d’abord par le peuple à qui on la donne comme une violence qu’on lui fait », disait Victor Hugo. Sorrentino violente l’anglais pour en faire sa langue et le traducteur doit essayer de faire de même, c’est ainsi, dit Antoine Berman, qu’on enrichit, qu’on élargit et qu’on assouplit le français.
On m’a souvent dit que cette volonté de faire pénétrer l’« autre », l’« étranger », dans le français venait du fait que je traduis dans les deux sens, que version et thème sont pour moi la même chose. C’est possible, et c’est aussi cela qui explique que je pense que toute traduction doit rester un corps étranger, ne doit pas donner l’impression d’avoir été écrite en « bon français » (un critique, à propos de la traduction de Salmigondi, parle même des « pages hypnotisantes écrites en ancien français », oubliant que Sorrentino les avait rédigées, évidemment, en vieil anglais).

Dans Aberration de lumière, la même histoire, exactement, celle d’une séduction, est racontée par ses quatre protagonistes, évidemment selon quatre points de vue différents : celui du gamin, Billy, de sa mère, Mary, de Tom, qui courtise Mary, et enfin de John, le grand-père du gamin. Quatre chapitres divisés en dix sections — chacune un exemple d’un genre littéraire différent disposé dans le même ordre (un texte à la troisième personne présentant le personnage principal du chapitre ; une courte lettre de ce personnage à une personne extérieure au roman ; un dialogue pur, sans didascalie ; des questions réponses dans le style d’un catéchisme joycien ; une lettre fantaisiste adressée à un des trois autres personnages ; une fantaisie à la troisième personne présentant les désirs du personnage de ce chapitre ; comment celui-ci aimerait transformer le passé ; la description de la sortie de Mary et Tom au dancing ; le résultat de cette sortie ; et, pour finir, un collage, une sorte de liste présentant les obsessions du personnage de ce chapitre). C’est ainsi que Sorrentino nous montre non seulement à quel point la perception est subjective mais aussi et surtout comment elle est conditionnée par le désir.
Il s’agit donc pour le traducteur, un peu comme dans les dix-huit épisodes de l’Ulysse de Joyce, de trouver un style différent pour ces quarante sections, une grammaire, une syntaxe et un vocabulaire différents — sans jamais oublier que l’ensemble forme un tout parfaitement cohérent : « Il se peut que la vérité puisse alors apparaître, qu’elle surgisse comme l’image d’un puzzle. » (Salmigondis)

Billy ne parle pas comme sa mère, ni comme Tom, ni comme son grand-père ; les techniques narratives de ces quatre personnages sont différentes, elles sont construites à partir d’imaginaires et de fantasmes opposés ; leurs styles sont fondés sur leur désir de voir la réalité fondée sur leurs désirs. Par exemple, si tous parlent de polka (une réalité commune à tous), Billy écrit « poka » qui pourrait être soit la danse soit une saucisse à base de porc (il est d’ailleurs amusant de voir que poka yoke, en japonais, signifie « correction d’erreur »), et cette ambiguïté doit être conservée.
Avant la mort de Sorrentino en 2006, quand je pouvais lui poser des questions sur les innombrables ambiguïtés et obscurités (volontaires) dans ses textes, il me répondait souvent « référence personnelle », et le problème que pose la traduction de livres comme les siens est la tendance à désambiguïser, à aplatir le texte — parce que le traducteur veut tout comprendre et, une fois qu’il a tout compris, a du mal à réintroduire de l’obscurité. Ce qui explique qu’il faut parfois, bon gré mal gré, ajouter quelques « références personnelles » personnelles pour que la traduction garde autant que possible la vibrillation qu’avait l’original, pour que ne se perde pas toute la matière qui transparaissait entre les lignes. C’est ainsi que dans un autre Sorrentino, j’avais introduit un « schmouss » de mon enfance, ainsi que si, dans ce livre, « din-din coat » devient une « veste classieuse », c’est sans doute parce que, cinq lignes plus bas, « brosse à chatte » est bien moins bon que « womb broom ».

Dans ses livres, Sorrentino, nous fait revivre le Brooklyn de son enfance retravaillé par son écriture (il ne s’agit aucunement de nostalgie). Toute cette culture, le parler, le manger, le courtiser, la baise, les relations familiales, la musique (partout présente), la pauvreté, Coney Island, tout cela est toujours difficile à faire partager en français, d’autant plus qu’il faut en outre indiquer qu’il ne s’agit plus de la culture d’aujourd’hui, que l’époque et le lieu sont en partie rêvés, insaisissables. J’ai déjà expliqué ailleurs à quel point « blue » se traduit mal par « bleu ». Ici, autre problème classique de tout traducteur de l’anglais des États-Unis, les personnages se retrouvent 56 fois « on the porch » — sur le porche est imbécile, et un porche français ne ressemble absolument pas à un porch américain, qui serait plutôt « une galerie », mais je vois mal des canapés installés « dans une galerie » ; « dans la véranda » donne une fois de plus une idée fausse, car le porch est ouvert, et j’ai finalement opté pour « sur la véranda » en espérant que les lecteurs ne verraient pas les personnages faire des acrobaties sur les toits.

J’ai envie de dire l’amour que je porte à l’anglais, à l’anglais de Sorrentino en particulier (comme à celui de Coover, d’Olson et de tant d’autres), et c’est cet amour qui me pousse à le traduire, à le faire mien, puis à le donner, même partiellement, à la langue française. Le plaisir de la traduction est l’immense plaisir d’une des lectures les plus intenses qui soit, le plaisir de se sentir un peu dans la peau de Sorrentino le temps du traduire. C’est ce plaisir que j’aimerais partager.
Si j’apprends un jour qu’un livre de Gilbert Sorrentino est en traduction mais que je n’en suis pas le traducteur, je crois bien que ma première réaction sera l’achat d’un revolver. Cependant, vu qu’il reste encore une dizaine de livres de lui à traduire, il est possible que je décède avant d’avoir terminé, d’autant plus que, ayant apparemment un nombre de lecteurs insuffisant à faire saliver les éditeurs, le rythme de parution ne dépasse pas un Sorrentino tous les deux ou trois ans.
J’espère alors qu’un ou plusieurs autres traducteurs reprendront le flambeau et termineront la tâche, je leur léguerai alors mon dictionnaire sorrentinien s’ils veulent en faire usage, mais pas avant. Au moment où j’écris ceci j’hésite entre Splendide-Hotel, dont j’avais déjà traduit une partie il y a plus de vingt ans, et The Abyss of Human Illusion, son dernier livre, publié après sa mort. Cette traduction sera publiée chez Cent Pages.
P.S. Le premier Sorrentino publié en France, Le Ciel Change, avait été traduit par Philippe Mikriamos aux Belles Lettres (j’avais choisi de traduire Toby Olson). J’espère un jour pouvoir le retraduire.

BERNARD HOEPFFNER

(« Bernard Hoepffner », « Lady Angel, « Gilbert Sorrentino » photos d.r.)
Gilbert  Sorrentino

Aberration de lumière,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Hoeppfner

320 pages, 22 euros

Actes Sud

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

8 Réponses pour Une rustine sur le cul d’un cheval

C.P. dit: à

Bel article, beau travail et orgueil fondé.
Ma vie familiale et ma « carrière » ont été essentiellement françaises. Mais, d’enfance et de langue maternelle américaines, si je lis « en direct », -et m’arrange avec les trouvailles verbales par exemple-, dans les deux langues respectivement, c’est souvent un second plaisir de découvrir une traduction et plus : un traducteur à son tour écrivain enrichissant en effet la langue d’accueil.

* moN dit: à

Bernard,une bonne surprise de te lire ici.
Avec mon meilleur souvenir.Alain,de Lyon.

J.Ch. dit: à

merci pour cet article… qui donne vraiment envie de lire cet auteur que je vais m’empresser de découvrir

Giovanni Sant'Angelo dit: à


…s’intégrer à un exemple de miroir,…avec un cadre de paillettes fusionnées,…des histoires et romans de souvenirs encore chauds,…des ressemblances copier-coller de notre temps,…un modus vivendi,…des modes de passe-partout,…à tout prendre,…
…etc,…Oui, j’exagère sur ce coup là,…

SF dit: à

Tiens, décidemment, Hopper est à la mode pour les book packagers!!

Merci de ce formidable article sur les joies et les périls la traduction. Un exercice passionnant, et souvent sur la corde raide, lorsque l’on traduit des quasi dialectes (Camillieri, Sorrentino), ou des exercices oulipiens. (« A void, » traduction de « La Disparition » de Perec…)

SF dit: à

les périls DE la traduction.

Hugo Savino dit: à

Cher M. Assouline: je suis un traducteur argentin. Bernard Hoeopffner est un grand maestro de la traduction.
Cordialement,
Hugo Savino

Highlander dit: à

Très beau texte, effectivement. Etant moi-même traducteur (« Les Bienveillantes » en albanais, par exemple), j’avais bien vu qu’il y avait un travail à faire sur le langage de ce Max Aue, un langage assez froid par moments, désabusé (surtout dans le premier chapitre « Toccata »). Ses phrases se composaient souvent en trois parties, elles étaient assez aéerées, il y avait une cadence bien à lui à suivre… Eh bien, j’ai voulu garder la même chose en albanais, en donnant un Aue qui parle lentement mais surement, qui sait donc de quoi il s’agit, il connait bien son sujet. L’éditrice en a décidé autrement, en supprimant une virgule et du coup les phrases ont pris un peu plus de vitesse, en donnant une impression d’Aue qui parle vite, genre Mussolini ou n’importe quel acteur italien, Sordi en tête. Qui a raison ? Comme toujours, celui qui tient les billets. Enfin. Pas facile pour le traducteur de défendre son auteur.

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