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La République des livres

L’injonction à écrire

Par Hélène Gestern

Dans les jours qui ont suivi l’annonce du confinement, j’ai été contactée à plusieurs reprises par des maisons d’édition étrangères, qui ont eu la gentillesse de me traduire, ou par des connaissances qui me proposaient de rédiger un écrit, voire de tourner une vidéo du confinement. Beaucoup d’amis m’ont également écrit, et terminé leur message par leur espérance, là encore empreinte d’une immense gentillesse, que j’allais « en profiter pour écrire un beau livre » ou «  trouver l’inspiration » (ou bien « le temps ») pour écrire. Dans une association dont je suis membre, un débat a beaucoup animé les discussions par mail, durant les premiers jours : journaux de confinement, pour ou contre ? De grands médias en avaient commandé à Leïla Slimani ou Marie Darrieussecq, ce qui avait d’ailleurs suscité sarcasmes, voire déclarations haineuses. L’association elle-même avait décidé d’ouvrir une section de blog pour que ses membres pussent s’y exprimer. Enfin, une chercheuse de mon université a lancé un appel aux étudiants, dans le cadre d’une étude de psychologie sociale qu’elle a décidé de mener sur le sujet, et les a invités à tenir leur journal de confinement.

Bref, l’écriture comme remède, comme médicament, comme thérapie souveraine au mal du confinement.

Au fil des jours, une irritation sourde m’a gagnée. Entendons-nous bien : elle n’est dirigée contre personne. Ces initiatives sont toutes sincères, généreuses, bienveillantes, pour reprendre un mot souvent utilisé ces dernières années mais qui prend durant ces journées particulières une autre connotation. Je ne les juge pas, je ne les désapprouve pas, je mesure aussi la cordialité ou la confiance en l’autre qui les sous-tend. Simplement, elles m’ont inspiré un violent sentiment de décalage. Les jours passant, je me suis interrogée sur la raison d’être de celui-ci – car si une chose est certaine, c’est bien que le confinement nous laisse du temps pour l’introspection.

Je crois que la première chose qui m’a étonnée est cette image étrange que renvoie l’écrivain. L’écrivain plus fort que tout. L’écriture plus forte que la mort. L’écriture ailée et victorieuse triomphant de l’hydre du confinement.

Dans mon cas, la recette miracle n’a pas fonctionné. L’écrivaine s’est révélée une femme ordinaire, inquiète pour les siens, pour ses proches fragiles, pour ses amis malades du covid. Elle a découvert, comme tout le monde, lors de sa première sortie, avec une sidération remplie de tristesse, une ville désertée, des supermarchés où l’on se croisait, méfiants et masqués comme des gangsters, et dont certains rayonnages, durant les deux premières semaines, étaient vides des produits de première nécessité. L’écrivaine – et elle n’a pas dû être la seule – a tenté de faire le calcul du taux exact de mortalité de la pneumonie, s’est demandé si des gens qu’elle aimait ou qu’elle  connaissait en mourraient, si elle-même tomberait malade, dans une ville aux hôpitaux saturés, dont le ciel certes vibre de chants d’oiseaux, mais vrombit aussi depuis trois semaines du ballet infernal des hélicoptères transportant les malades. L’écrivaine a eu l’impression que son cœur se brisait en voyant dans un média en ligne une photo de « sa » gare, « son » TGV, celui de Paris, du travail, de visites à l’éditeur, aux amis, des vacances, transformé en ambulance roulante pour transporter des êtres au bord de la mort dont la vie tenait à un fil de respirateur. C’est une des images les plus tristes que j’ai jamais vues, celle de ce renversement infernal des forces de la vie et de la mort, qui nous assaille ces jours-ci de plein fouet.

L’écrivaine, après avoir fait ce qu’elle avait pu pour travailler en ligne et mettre en place tout ce qui était possible en termes de cours de substitution, de suivi, d’accompagnement pédagogique et de messages, a eu un pincement au cœur en pensant à ces étudiants et étudiantes avec lesquels elle était en train d’achever le deuxième semestre. À leur prénom, à leurs visages, à ces gens jeunes, bûcheurs, charmants et motivés, avec qui travailler était un plaisir hebdomadaire. Elle a pensé à l’immense déception du groupe de master qui avait travaillé dur pour préparer une rencontre avec Léonor de Recondo et se réjouissait de l’interroger sur son magnifique Pietra Viva. De leurs messages est parfois venu le réconfort.

L’écrivaine a également été en colère, très vite, contre son gouvernement. Non qu’elle croie que le politique puisse vaincre une maladie, ni qu’un premier ministre soit capable de faire sortir un remède ou un million de masques de son chapeau. Mais comment ne pas l’éprouver, cette désolation furieuse, quand on a entendu le jeudi qu’il fallait fermer les écoles, le samedi les magasins, mais qu’on nous a martelé qu’on pouvait aller voter sans risque ? Comment ne pas avoir été révoltée par des propos de maître d’école, reprochant aux Français de s’être trop promenés le dimanche, pour justifier le confinement ? Le confinement n’avait pas besoin de ces pauvres arguments : il est une mesure sanitaire essentielle, parce que bonne ou mauvaise, c’est la seule qu’on ait – et tant pis si elle est impopulaire.

L’écrivaine est allée voter et n’a pas réussi à dissuader son père cardiaque de 84 ans d’aller le faire. Elle s’est dit que s’il devait contracter le virus quinze jours après, elle ne le pardonnerait jamais à Emmanuel Macron. Très vite, elle a cessé de regarder les nouvelles et de lire les journaux, consternée par les marchands de malheurs, les fabricants professionnels de peur, le flux anxiogène de nouvelles toutes plus catastrophiques les unes que les autres, les doctrines médicales qui variaient surtout en fonction du matériel disponible. Elle a apprécié, un soir, que le premier ministre reconnaisse qu’il n’avait ni masque ni test, et qu’en conséquence… Il était temps. L’écrivaine a constaté qu’un nombre incroyable de gens éprouvait un tout aussi incroyable besoin de donner son avis sur la question, qu’en l’espace d’une semaine, des philosophes, des présidents de grandes nations, des chroniqueurs télés étaient devenus plus calés que les plus forts des épidémiologistes, et savaient tout ce qu’il y avait à savoir (et plus encore) sur l’hydroxychloroquine ou la prophylaxie. Ne parlons pas des catastrophologues en chef, dûment estampillés « économiste », prompts à nous expliquer que la planète entière s’effondrera sans remède parce que le capitalisme vient de tomber sur un os tellement gros qu’il n’arrivera pas à l’avaler.

Pitié.

Alors non, l’écrivain n’avait pas eu envie d’écrire, mais alors pas du tout. Elle a fait comme tout le monde : sortir une fois par semaine pour acheter de quoi manger, gérer le travail qui restait, avec un manque d’efficacité qui l’a souvent consternée, prendre des nouvelles où elle devait en prendre, tenter de réconforter qui avait en avait besoin, se faire réconforter quand elle en avait besoin. Elle a regardé des séries à la télé (elle vous recommande les excellents Revenants, qu’elle avait ratés en leur temps) et elle a lu : pas ses classiques, pas Kant et Schopenhauer, pas La Peste de Camus, même pas Montaigne ni Pascal. Simplement des journaux et des autobiographies qu’elle avait envie de chroniquer depuis longtemps, et des romans policiers, sud-africains, japonais, islandais, israéliens. Lu pas très bien d’ailleurs, l’attention souvent distraite, hachée, par la tentation de passer un mail, un sms, de demander des nouvelles de tel ami dont on n’a rien entendu depuis trois jours, d’envoyer une photo du chat à telle autre connaissance.

L’écrivaine a nettoyé son jardin, l’a débarrassé des feuilles d’automne dont elle s’était servie pour protéger les plantations du gel, elle a longuement écouté les oiseaux entre deux hélicoptères, observé les floraisons successives de la saxifrage et du forsythia, vu se déplier les feuilles de l’hortensia et se préparer l’explosion de la glycine. La glycine, plante étonnante et subite qui amasse la sève en ses bourgeons et peut en trois jours recouvrir un jardin d’une canopée vert tendre. Elle a longuement observé l’animal avec qui elle vit et a puisé dans sa contemplation, la douceur de sa fourrure et le spectacle de sa quiétude un réconfort infini.

Elle s’est souvenue aussi des années passées à lire les journaux personnels tenus par des femmes sous l’Occupation, ces pages à la fois similaires et différentes d’un livre à l’autre, qui disaient pendant quatre années le froid, la peur, le rationnement, la séparation de l’être aimé, la cruauté de ces nouvelles impossibles à obtenir sinon par de misérables cartes interzones ; qui racontaient, pour certaines, le supplice infernal d’être devenue une lépreuse, un animal traqué, bref, une juive sous Pétain, la barbarie qu’on touchait du doigt, le désespoir et l’ennui ; mais dans lesquelles on sentait parfois vibrer le goût de résister, la détermination à faire front, la plus pure fraternité, celle qui s’affirme dans l’épreuve. L’écrivaine s’est demandé comment certains pouvaient parler de « guerre » alors que la Wehrmacht n’était pas à la porte, qu’on avait du courant, de l’eau chaude, du café, un frigo plein et rien de plus de grave que dix jours d’attente pour récupérer une liste de courses à Monoprix.

Je ne minimise pas. Certains souffrent et souffrent réellement, physiquement : un homme qui vit dehors dans mon quartier, visage familier, qui expliquait au policier de faction qu’il ne parvenait plus à avoir le moindre ravitaillement, même pas un café chaud le matin. Les gens qui gagnaient peu et ne gagnent plus rien. Ceux qui vivent à sept en banlieue dans cinquante mètres carrés. Ceux qui vont travailler avec la peur au ventre. Curieusement, ce ne sont pas eux qui pérorent à longueur de pages.

Le confinement ne m’aura rendue, en tant qu’écrivaine, ni meilleure ni pire. Il n’aura pas buriné mon âme d’artiste ni suscité en moi la moindre inspiration. Il m’aurait plutôt donné, à ce stade, l’envie de continuer à vivre comme je vivais avant lui, dans le silence, la quiétude, l’attention à une nature dont je me sens particule éphémère, insignifiante, petite poussière dans le grand tout – et c’est tant mieux.  Je n’ai pas de certitude ni de mode d’emploi sur la suite. Je me dis simplement qu’il en faudra, des efforts, pour se reconstruire et savoir récréer une vie collective où l’on n’aura pas peur de son prochain. Et que les belles paroles du moment ne pèseront pas lourd quand il s’agira de remettre en route la pompe à fric, celle qui pollue, qui empoisonne, qui déforeste et qui tue. Mais celle qui gagne.

Le confinement ne m’a pas saisie en tant qu’écrivaine, mais en tant qu’être. Et mon expérience était si banale, si peu tragique, si insignifiante, que je ne voyais pas la pertinence d’en dire quoi que ce soit. Sur un seul point, il a percuté l’écriture et lui a fait un mal infini : le 17 mars, alors que les librairies étaient déjà fermées (et je préfère savoir les libraires à l’abri, malgré le préjudice terrible que va leur causer ces semaines d’arrêt forcé), le livre qui devait paraître deux jours plus tard en libraire est retourné chez le distributeur. Il s’appelait Armen. J’y avais travaillé pendant trois années, deux pour l’écrire, une pour préparer le manuscrit, les autorisations, les photographies. Mes éditeurs en avaient fait un petit bijou. C’est la biographie d’un poète arménien, Armen Lubin, et je m’étais jetée dans l’aventure archivistique de toutes mes forces, racontant sa vie aussi fidèlement que possible, et un peu de la mienne aussi à travers la sienne. Je me réjouissais de venir en parler à Saint-Marcellin avec Danielle Maurel, revue à Grenoble quelques semaines plus tôt ; je me faisais une joie de converser à propos de de photographie avec mon amie Gaëlle Josse, d’évoquer la figure troublante de Viviane Meier, le poids de la responsabilité biographique si bien décrite à la fin de À contrejour.

La parution dArmen, dont l’écriture m’avait requise et épuisée jusqu’à l’os était une délivrance longtemps attendue, après un chemin difficulteux. Et il s’est brisé là, sur les arêtes du confinement, sans qu’on sache si, quand il pourra être remis en place en en librairie et comment. Sans que je puisse me défaire du sentiment d’avoir failli, de l’avoir trahi et d’avoir déçu tous ceux qui m’avaient fait confiance et ouvert leur porte pour évoquer sa mémoire.

Et sans que je sache, au-delà de ce que je ressens, si c’est vraiment la question, si on peut s’autoriser à avoir du chagrin, dans un contexte où tant de gens en ont, du chagrin, et pas lié à des questionnements littéraires. S’il y a la moindre justification, la moindre pertinence, à encombrer le monde avec ce genre d’état d’âme, le monde aujourd’hui tenu tellement plus frontalement que d’habitude dans les mâchoires de la mort et confronté au spectre d’une faillite collective.

Le temps sera long, ensuite, pour faire le tri dans les émotions, du temps pour renouer avec la beauté de la vie, retrouver l’équilibre, le désir et le goût.

Mais pour le moment, se taire, juste un peu.

HELENE GESTERN

(« Hélène Gestern » photo D.R. ; illustration de John Keane)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, vie littéraire.

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commentaires

2 Réponses pour L’injonction à écrire

Jean-Louis Marzorati dit: à

Il fallait que ce soit… écrit.

Catherine Debages dit: à

AInsi vont ma pensée et mes reflexions, mais dans le désordre, mais sans la façon pour les’écrire… Merci.

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