de Pierre Assouline

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La République des livres

Le latin et la bourgeoisie

Par Christophe Bertiau

Il semble désormais admis que le latin soit une matière scolaire d’élite, destinée à reproduire les inégalités sociales en érigeant en valeur suprême la distance à la nécessité matérielle, la gratuité des apprentissages non professionnalisants, dont seuls les bourgeois peuvent faire ostentation. La Russie soviétique, déjà, supprimait le latin des programmes en vue d’émanciper les travailleurs, tandis que l’Italie fasciste lui prêtait des vertus anti-marxistes. On ne peut nier que le latin s’adresse depuis longtemps en priorité à des catégories sociales aisées, sinon en théorie, du moins dans les faits. Mais en soutenant que le latin est une matière scolaire « bourgeoise », on omet un élément décisif : le recul considérable qu’il a subi au cours des derniers siècles s’explique avant toute chose par l’essor économique et politique de la bourgeoisie.

À l’époque moderne, l’école occidentale vise en priorité à l’acquisition de la langue latine et à la connaissance de la civilisation romaine. Le monde grec n’est pas oublié, mais n’occupe généralement qu’une place secondaire dans les apprentissages. Les cours se donnent longtemps en latin, et les élèves sont tenus de parler latin durant les récréations sous peine de sanctions. Avec le temps, cette suprématie du latin sera de plus en plus contestée. Elle se maintient toutefois à peu près jusqu’à la fin du XIXe siècle, avec des reculs significatifs et des chronologies différentes selon les territoires. Pour qui n’est pas familier de l’histoire du latin, cette persistance a de quoi surprendre. Au XIXe siècle par exemple, de nombreux cours universitaires aux Pays-Bas se donnent encore en latin. À l’université française, les thèses secondaires devaient être conçues en latin jusqu’en 1903 – ainsi de celle d’Émile Durkheim sur Montesquieu en 1892. Quant à l’Église catholique, elle n’abandonne officiellement le latin pour la liturgie et l’administration des sacrements qu’avec le concile Vatican II (1962-1965), décision immortalisée par Georges Brassens, qui chante :

« Sans le latin, la messe nous emmerde ».

Le déclin du latin dans l’enseignement n’est pas dû à une prétendue poussée d’utilitarisme qui caractériserait l’entrée de l’Occident dans la modernité. On notera tout d’abord qu’au moins jusqu’au XVIIIe siècle, le latin possédait une utilité pratique d’une importance sociale considérable : il était la langue privilégiée de l’Église catholique, de la science et de l’administration. Ensuite, l’éducation était loin de se résumer à l’école, institution qui joue certes alors un rôle clé, mais ne s’adresse qu’à une minorité privilégiée. Dès le Moyen Âge, la plupart des métiers s’apprennent en situation, au contact avec des professionnels plus aguerris. La transformation historique majeure consiste en réalité dans la prise en charge par l’école de savoirs qui en étaient jusque-là exclus et vont concurrencer les humanités classiques sur leur propre terrain. À mesure que la bourgeoisie gagne en puissance, elle va pouvoir remodeler l’école pour l’adapter à ses propres besoins en matière éducative.

Il n’empêche que les partisans du latin ont fini par devoir répondre de son utilité. L’utilité du latin est en réalité une question biaisée. Une chose n’est jamais utile en soi; l’utilité est fonction d’un but. Mais quelle est donc l’utilité que l’on commence à dénier au latin ? Dans le journal belge Le Messager de Gand du 25 décembre 1845, un publiciste dénonce l’absurdité d’un enseignement « moyen » (notre enseignement secondaire) fondé sur le latin :

«Tandis que pour faire un médecin l’enseignement supérieur enseigne la médecine, l’enseignement moyen pour faire un fabricant enseigne le latin ; pour faire un navigateur, le latin ; et afin de rendre le futur navigateur intrépide, le professeur lui expliquera illi robur et aes triplex, élégie admirable qui le fera trembler de tous ses membres, à la vue d’une vague furieuse ; pour faire un maître de forges, on lui apprend encore le latin. »

Autrement dit, la langue de Cicéron ne permet pas aux enfants de bourgeois d’acquérir les compétences nécessaires à l’exercice de leur futur métier. Ce n’est pas tant l’utilité du latin que la fonction même de l’enseignement secondaire qui est en jeu : celui-ci doit-il former des professionnels ou œuvrer à un perfectionnement intellectuel et moral de l’homme en général, comme le souhaitaient les partisans des études classiques en un temps où le latin avait perdu beaucoup de son utilité professionnelle ?

De ce point de vue, des matières alors nouvelles telles que les sciences, les langues modernes ou les mathématiques se veulent d’emblée plus « utiles » : les sciences contribuent au développement des techniques, qui à leur tour permettent l’innovation et facilitent la production de marchandises ; les langues modernes font depuis longtemps partie de l’éducation des commerçants, censés pouvoir communiquer avec des étrangers ; la connaissance des mathématiques permet, entre autres, de tenir les comptes d’un commerce. On pourra, certes, toujours prêter à ces matières un rôle humaniste de perfectionnement intellectuel et moral, mais il ne peut s’agir que d’une interprétation a posteriori, qui ignore les mobiles des acteurs qui ont réclamé pour elles une place plus importante dans l’enseignement. Suite au bannissement de la Compagnie de Jésus – à la tête d’un prestigieux réseau d’écoles international – en France en 1763, la ville de Nîmes, réputée pour son commerce du drap, plaide ainsi pour que les collèges enseignent désormais les mathématiques et les langues vivantes.

On ne peut toutefois comprendre les résistances qu’ont rencontrées des doléances de ce type qu’en considérant le prestige qui s’attachait encore au latin. On reconnaît aux latinistes une intelligence et une morale supérieures qui les distingueraient du « vulgaire ». Dans l’Angleterre victorienne, on voit ainsi un nombre considérable de marchands enrichis envoyer leurs enfants dans des prestigieuses public schools (des écoles privées qui recrutaient au-delà des alentours immédiats) dont le programme, centré autour du latin et du grec, avait peu changé au cours des siècles. Au XIXe siècle, si l’on s’en prend aux prérogatives du latin, c’est d’ailleurs rarement pour souhaiter son éviction pure et simple de l’enseignement. Ce qui distingue surtout les établissements scolaires traditionnels et ceux qui proposaient un renouvellement des cursus, c’est que ceux-ci séduisaient fort peu en dehors des catégories professionnelles précises auxquelles ils étaient destinés.

Aujourd’hui célébrés dans les médias, les succès d’une bourgeoisie tournée vers le commerce et l’industrie s’attiraient alors souvent le mépris d’une bonne partie de l’intelligentsia. À la quête du profit et aux intérêts matériels, on oppose des mœurs exemplaires, acquises au contact des Anciens. L’extrait suivant, issu du Journal de l’instruction publique : revue littéraire et scientifique du 10 mars 1872, en dit long sur ce mépris :

« L’habitude de s’enfermer dans une sphère d’action d’où sont bannies les études que nous appelons inutiles et superflues, abaisse le sentiment et déprime les âmes. L’attitude des Anglais en est, de notre temps, une preuve frappante et singulière. Tout mesurer au mètre, tout peser au poids de la livre sterling, c’est, je le veux bien, sagesse et prudence. Un peuple qui se conduit d’après ces principes peut avoir une forte marine, une industrie puissante ; il peut avoir le sentiment vif et pénétrant de sa valeur, le désir jaloux de sauver partout sa liberté et sa dignité. Je ne méprise point ces avantages, et je les voudrais voir plus à notre portée. Mais on m’accordera sans doute aussi qu’il y a dans le caractère du peuple anglais une rudesse, un égoïsme, un calcul d’intérêt qui ne sont pas ses plus belles qualités. »

Pour que les matières nouvelles détrônent le latin au sein même d’un enseignement dit « humaniste », il fallait toutefois que survienne un changement de grande ampleur, qui petit à petit devait rendre la position humaniste intenable comme projet éducatif global. Ce changement, c’est le basculement vers une société de marché, dont Karl Polanyi a bien saisi les implications :

« Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique».

À ce jour, on ne peut pas dire que l’enseignement n’ait jamais été un simple appendice au marché du travail. Néanmoins, alors que l’ordre divin, qui maintenait la bourgeoisie dans une position sociale subalterne, ne peut plus être invoqué pour justifier des inégalités de naissance, le marché du travail va prendre le relais pour déterminer quel sera le rôle de chacun dans le monde professionnel. De plus en plus, le système éducatif va devoir répondre de son « utilité », c’est-à-dire de la possibilité qu’il offre de trouver un emploi.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité se déploie à grande échelle un chantage par la faim : dépossédés de leurs propres moyens de subsistance, les individus se voient contraints de vendre leur force de travail sur un marché pour assurer leur survie. Désormais, la profession d’un individu se négociera sur un marché et fera intervenir l’éducation reçue comme facteur d’« employabilité ». Ainsi, tout enfant qui aurait suivi une formation peu valorisée ou peu demandée sur le marché du travail risque de se retrouver sans le sou à la fin de ses études. Plus la logique de marché s’impose, et plus une angoisse devient perceptible : en optant pour tel ou tel type d’études, l’enfant ne se condamne-t-il pas à mourir de faim ? Diversifier l’offre d’enseignement au sein d’une section qui entend s’adresser au plus grand nombre, c’est rendre les enfants aptes à envisager un vaste choix de carrières possibles sur un marché capricieux.

L’enseignement dit « général » n’est pas un enseignement humaniste, mais une solution de compromis qui mêle visées humanistes et visées professionnalisantes, afin d’assurer à tous une capacité d’adaptation face aux « exigences du marché du travail ». On voit bien comment l’ascension économique et politique de la bourgeoisie et l’instauration d’un marché du travail, voulue au premier chef par une bourgeoisie capitaliste en quête de main-d’œuvre, a rendu l’idée même d’un enseignement largement déconnecté du monde professionnel de plus en plus difficile à tenir : volonté politique, angoisse des familles et appât du gain se conjuguent désormais pour adapter l’enseignement à cette réalité nouvelle.

Le latin n’est pas une matière « bourgeoise », car la bourgeoisie n’a jamais été un groupe homogène. Il a ses défenseurs bourgeois et ses opposants bourgeois. Il séduit avant tout les privilégiés et n’a sans doute pas tous les mérites qu’on lui reconnaît, mais il a au moins le mérite de s’inscrire en faux par rapport à la logique marchande, même si ses défenseurs ont dû développer un argumentaire de la polyvalence (« apprendre à apprendre ») pour justifier sa présence dans les écoles à l’ère du capitalisme.

Les attaques réitérées contre le latin au nom de l’égalité des chances témoignent avant tout d’une acceptation du système économique tel qu’il est, puisqu’il semble désormais aller de soi que le capitalisme est « le moins mauvais des systèmes » et que le marché répond à des lois auxquelles il serait sacrilège de vouloir toucher. Si les inégalités économiques abyssales inhérentes au capitalisme sont fondées en nature et se justifient selon les mérites de chacun, le combat pour l’égalité cède nécessairement la place à celui pour l’égalité des chances. C’est à l’école qu’il revient désormais de remédier aux maux de notre société. Elle est chargée, d’une part, de réduire les inégalités familiales en permettant aux enfants les moins favorisés de rattraper leur retard et de prendre leur part au rêve capitaliste, censé récompenser le talent et le mérite par-delà les barrières de classes, et d’autre part, de combattre le chômage en offrant une formation en adéquation avec les besoins du marché du travail. Le système scolaire a dû s’adapter au marché. Et le latin en a fait les frais.

Christophe Bertiau 

  1. Ce texte est une version abrégée et légèrement remaniée de mon article « Le latin, une matière “bourgeoise” ? Sur le déclin du latin dans l’enseignement à l’époque contemporaine », dans Chr. Bertiau et D. Sacré (dir.), Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations, Bruxelles/Rome, Institut historique belge de Rome (« Institut historique belge de Rome. Études », 7), 2019, pp. 11‑34.
  2. Voir J.‑Cl. Passeron et P. Bourdieu, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit (« Grands documents », 18), 1964 et La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit (« Le sens commun »), 1970.
  3. Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. XVIe-XXe siècle, Paris, Albin Michel (« L’évolution de l’humanité »), 1998.
  4. Dominique Julia, « Une réforme impossible. Le changement des cursus dans la France du 18e siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 47, 1 (1983), p. 63.
  5. John Lawson et Harold Silver, A Social History of Education in England, London, Methuen & Co Ltd, 1973, p. 252.
  6. Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice Angeno, préf. de Louis Dumont, [Paris], Gallimard (« Bibliothèque des sciences humaines »), 1983 [1944], p. 88.
  7. (« Christophe Bertiau », photo D.R. ; « Cicéron contre Catinila au Sénat » oeuvre de Hans W. Schmidt, 1912)

Cette entrée a été publiée dans LE COIN DU CRITIQUE SDF, vie littéraire.

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commentaires

5 Réponses pour Le latin et la bourgeoisie

et alii dit: à

bonjour;
de mon temps on apprenait même par coeur des récitations latines!
quant au grec, certains le commençaient en 4 ème, d’autres en seconde, je crois,mais nous étions dans la même classe,avec des « scientifiques »;
merci,et bonne journée

Marie Sasseur dit: à

Cet article de M. Bertiau sur le latin pour tous ,n’a pas eu le retentissement qu’il aurait dû.
Déjà pour demander si ce monsieur milite pour le NPA?
Et s’il a bien compris que ceux qu’il dénonce sont ceux qui font école de commerce, c’est à dire sans grec, ni latin, ni maths, ni physique, ni histoire, ni géo. Mais savent tout sur l’art et la manière d’enculer leur prochain.

Mellipheme dit: à

@Marie Sasseur :
Commentaire bébête qui sent l’aigreur de celle qui n’a pas réussi à intégrer une école de commerce. Désolé, mais à HEC on fait ++beaucoup++ de math, d’histoire moderne, et on étudie très attentivement la géographie économique.
Par ailleurs, je trouve l’analyse de M. Bertiau très bien argumentée.

Bugler dit: à

Un point d’histoire. En 1960, l’examen d’entrée en sixième a été supprimé. Une autre réforme est intervenue, il y eut un « tronc commun » en sixième pendant le premier trimestre, à l’issue duquel les meilleurs élèves étaient sélectionnés pour faire du latin. Mais il fallait convaincre les parents, car c’était une matière ne plus, quatre heures de cours en plus du reste. J’ai fait partie de ces sélectionnés et mes parents ont acceptés. Nous avions quelques privilèges : classes moins surpeuplées, meilleurs enseignants … A partir de la quatrième, il y avait une classe C, tout le programme des « modernes » et tout le programme des « classiques ». Encore une précision, dans une classe de 30 élèves, il y en avait 28 qui avaient une bourse. D’un point de vue pratique, m’étant orienté vers l’Histoire du droit après ma licence en droit, j’ai vécu du latin toute ma carrière.

Soleil vert dit: à

L’élite, les HPI, c’est grec + latin nous expliquait-on au lycée

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