Spadolini ou l’amitié
Extinction, sous-titré « Un effondrement », est le dernier roman de Thomas Bernhard, disparu soudainement en 1989. C’est une œuvre imposante, d’une richesse extrême, un monologue en deux longs paragraphes, « Le télégramme » et « Le testament », qui s’étendent, dans la traduction française, sur plus de 400 pages écrites serrées. Le tout forme une sorte de bloc compact, dans lequel on a peine à reprendre son souffle, tant la prose tournoyante et obsessionnelle de Bernhard nous entraîne, sur un rythme vif et envoûtant. Pour décrypter ce labyrinthe romanesque étonnant, je m’arrêterai plus précisément sur l’un des personnages les plus importants de cette Extinction (Auslöschung, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, 518 pages, L’imaginaire/ Gallimard), une figure dont le rôle auprès du narrateur, Murau, est essentiel.
Il s’agit d’un archevêque romain nommé Spadolini, personnalité fascinante qui est le seul, peut-être, parmi toute cette galerie de caractères, à avoir pris son envol définitif. Extinction fait la part belle à la ville de Rome, où Murau, qui a fui l’Autriche, habite, et il semble aller de soi que le catholicisme romain y joue un rôle, sinon central, du moins important. Bernhard n’esquive pas la question, à travers l’archevêque Spadolini, même si, en familier de ses livres, on ne s’attendait pas vraiment à trouver sous sa plume un regard bienveillant envers un ministre du Christ.
Dans son autobiographie, la religion catholique en Autriche pendant et après la guerre apparaissait déjà sous un jour néfaste. Le lecteur se souvient peut-être de l’oncle Franz, dans L’Origine, portrait à charge d’un ecclésiastique qui prend la direction du lycée où étudie Bernhard, juste après la fin de la guerre. La croix catholique remplace alors la croix gammée, indique Bernhard, et c’est une même idéologie politique qui continue. Il écrit par exemple que désormais « dans nos relations avec Jésus-Christ il s’agissait de la même chose que celles que nous avions avec Adolf Hitler il y a encore six mois ou un an ».
Bernhard dénonce donc la persistance de l’idéologie nazie en Autriche. La religion catholique est adaptée par la société autrichienne, en vue de faire perdurer une situation sociale qui l’arrange, où elle trouve son compte. Les rapports de force sont les mêmes que sous le nazisme, mais au nom d’un catholicisme dégénéré. Voilà ce que Bernhard dénonce, non la religion en elle-même, mais le rôle qu’on lui fait jouer en l’instrumentalisant de manière perverse. Cette critique des apparences sera reprise dans les mêmes termes par Bernhard dans le roman qui nous occupe ici.
Des passages entiers d’Extinction reprennent cette idée, jusqu’à plus soif, sans se soucier d’ailleurs de varier l’invective. Cela ne retire rien, sans doute, à la pertinence et au bien-fondé du propos. Nous ne sommes plus en 1945, pourtant, et cependant l’Église catholique continue de ravager les esprits, nous redit Bernhard :
« L’Église catholique a sur la conscience l’homme détruit, l’homme rendu au chaos, en fin de compte malheureux de bout en bout, voilà la vérité, pas le contraire. Etc., etc. »
On sent peut-être sous ce ressassement de Bernhard certains accents nietzschéens, même si sa critique reste avant tout, disons, sociologique. Le paradoxe est que cette idée fixe du narrateur d’Extinction ne l’empêche pas d’avoir pour ami l’archevêque Spadolini, comme si sa subjectivité d’être humain passait avant des a priori trop rigides, dont il n’aurait finalement que faire. Lorsqu’il nous parlera plus en détail de Spadolini, il s’arrêtera sur d’autres traits du personnage, bien plus intimes, plus familiers. Néanmoins, sa relation privilégiée avec cet homme d’Église ne remettra jamais en question, apparemment, sa détestation du catholicisme. Malgré les liens d’amitié, la lucidité perdure. À tel point qu’il décidera de léguer l’héritage, non à cette Église honnie, mais à la communauté israélite de Vienne.
Murau, dans cette Extinction qu’il rédige, et que nous sommes en train de lire, recherche la sincérité. Il dira tout sur Spadolini, la grandeur et aussi les faiblesses. Les faiblesses seront notées, mais n’affaibliront pas son admiration, sa fascination pour lui, son besoin de l’aimer, pourrait-on dire. Murau l’avoue noir sur blanc :
« Spadolini n’est pas un homme à qui on peut renoncer, peu importe notre façon de voir cet homme, nous ne l’abandonnons pas, quels que soient les dommages que puisse causer cet homme… »
Manifestement, Murau subit une certaine emprise (qui reste de l’ordre de l’amitié), dans laquelle il laisse libre cours à sa pente naturelle. Nous reviendrons sur cette dimension de la subjectivité, tant elle est essentielle dans ce roman, chez le narrateur lui-même. Disons pour l’instant que cette subjectivité de Murau s’exerce, à Rome, loin de sa famille autrichienne, entre deux pôles amis principaux, que représentent Spadolini, d’un côté, dispensateur d’une autorité complice, et Gambetti, d’un autre, jeune homme à qui Murau prodigue des leçons d’allemand. Gambetti est probablement l’amant de Murau, comme le laisse entendre un signe, dans la première page du roman, lorsque Bernhard cite un de ses propres romans, Amras, que Murau est censé donner à étudier à son élève. Nous avons donc ici une organisation romaine de la vie du narrateur, placé comme un point aveugle entre Gambetti, le disciple, et Spadolini, le maître. On peut penser à une configuration de sagesse antique, pourquoi pas grecque, en tout cas hautement philosophique, qui confère en tout cas à l’amitié un rôle de premier plan.
Le narrateur n’hésite pas, dans son récit, à rendre hommage à Spadolini, à exprimer tout ce dont il lui est redevable ‒ un peu à la manière de Marc-Aurèle notant, au début de son livre fameux, ce qu’il devait à chacun de ceux qui l’ont accompagné dans son existence. Murau évoque par exemple l’influence salvatrice de Spadolini :
« J’ai très souvent marché avec lui dans Rome et il m’a tiré de toutes mes humeurs noires, de toutes sortes de désespoirs, surtout durant ma première période romaine, lorsque je ne savais trop que faire de moi et que je me suis mis à ruminer et à avoir des insomnies pendant des mois, même des idées de suicide. Jusqu’au moment où Spadolini m’a amené à me réveiller, surtout à renouer avec mes préoccupations savantes… »
Il précise, dans la même page, par quelle méthode Spadolini le tirait de ces phases de dépression :
« Spadolini a fait quantité de promenades avec moi sur le Pincio, à seule fin de me tirer de mon désespoir par des exercices intellectuels, comme il dit toujours. Il m’a rappelé mes aptitudes, mon capital intellectuel en quelque sorte, que moi-même j’avais déjà oublié. »
L’expression « exercices intellectuels » rappelle les « exercices spirituels » de la philosophie grecque. Le fait même de déambuler en échangeant des paroles de sagesse peut être une allusion aux péripatéticiens, qui philosophaient de la sorte. On comprend ce que Murau doit à Spadolini, ajoutant même : « Spadolini, nul autre ! » Un tel ami est précieux, surtout lorsqu’on sait que c’est ce même Spadolini qui a présenté Gambetti à Murau, preuve de son immense bienveillance à l’égard du narrateur.
Spadolini est-il l’amant de la mère de Murau ? Ce dernier le croit, et n’a même aucun doute. Le lecteur pourrait ressentir quelques hésitations sur ce fait que, après tout, rien de tangible ne vient étayer. Le portrait que trace Murau de sa mère est d’ailleurs impitoyable, mais, derrière les mots, une autre réalité semble se faire jour : un attachement filial, mais un attachement complexe, inavouable, comme si l’élément féminin ne pouvait jamais être dominant. Bernhard se situe sans doute ici dans la tradition misogyne des grands auteurs, Schopenhauer et Nietzsche en tête. Et pourtant, Murau reconnaît qu’il doit plus à sa mère qu’à son père : « moi, dès le début, je tenais davantage de notre mère, en tout cas pour ce qui est de la rapidité, de l’agitation, pour ce qui est de la curiosité et de la facilité de compréhension ». Il y a plusieurs fois des pages émouvantes de Murau, lorsqu’il se retrouve seul avec elle, par exemple quand elle vient lui rendre visite à Rome.
À travers les différentes descriptions de la mère, tout au long du roman, et elles abondent, on perçoit, au-delà de l’invective bernhardienne, la qualité réelle de ce personnage, véritable femme de tête, intraitable, de grande envergure. Qu’elle soit la maîtresse de Spadolini, ou simplement une amie assez intime, qu’importe ? Cette femme (qui ressemble à la protectrice du diplomate Mountolive dans Le Quatuor d’Alexandrie) s’intéresse à un homme remarquable, en qui elle devine une grande carrière future, et elle décide donc de l’aider dans son ascension sociale. De son côté, Spadolini est certainement séduit par l’aura de cette femme du monde, avec qui il a plaisir à partager des moments privilégiés. C’est du moins ce que laisse entendre le roman, derrière la subjectivité du narrateur, et sa manière très personnelle de présenter les choses.
Il faut en effet nous satisfaire d’une vision des choses unilatérale, qui passe par la voix entêtante de Thomas Bernhard faisant parler Murau. Celui-ci, en rédigeant son Extinction, n’a pas peur de dire « je ». Il se place lui-même aux premières loges, pour livrer son témoignage personnel dans toute sa subjectivité revendiquée. Un des moments où cette subjectivité atteint un point aigu, irréversible, c’est lorsque Murau vient se recueillir devant la dépouille de sa mère, dans l’Orangerie du château. Les trois corps sont exposés à cet endroit, mais seul le cercueil de la mère est déjà fermé. Murau raconte ainsi la chose : « ils l’ont déposée sans retard dans le cercueil, ai-je pensé. Afin qu’il ne vienne à l’idée de personne de regarder une dernière fois la mutilée ». Je rappelle que le père et la mère de Murau, ainsi que son frère, sont morts dans un accident de voiture. Seul, le corps de la mère a été atteint dans son intégrité physique. Murau s’explique ainsi le fait qu’on ait cloué son cercueil, car il vient de lire, dans les journaux du coin, une description détaillée de l’accident. Le voilà maintenant devant les trois cercueils de ses parents et frère, il ne versera pas de larmes, évidemment. Il ne dira rien de son père, ni de son frère, exposés dans leurs cercueils ouverts. Ce qui l’intéresse, c’est sa mère, comme si une douleur confuse, venue de loin, surgissait sur le moment, du plus intime de sa subjectivité d’homme, face à sa mère décédée.
Le chagrin, qu’il n’ose ressentir, le dépit qu’il n’ose s’avouer, ressortent alors de manière brutale dans ce qu’il éprouve devant ce cercueil clos :
« Mais naturellement je ne ferai pas rouvrir le cercueil, ai-je pensé. J’ai eu un moment l’idée de faire rouvrir le cercueil et déjà je réfléchissais à la façon d’en donner l’ordre, mais ensuite je me suis interdit d’avoir encore, ne serait-ce qu’une fois, la pensée de faire ouvrir le cercueil, de rendre visible la mutilée, ce qui eût été une monstruosité, mais je ne pouvais pas me délivrer de la pensée de faire tout de même ouvrir le cercueil encore une fois par les jardiniers, lorsque mes sœurs ne le verront pas, ai-je pensé. »
Et cela continue ainsi, durant quelques pages, en un taraudage morbide et toujours obsessionnel, comme un leitmotiv, une idée fixe qui reviendra souvent envahir l’esprit de Murau, dont il ne pourra se libérer de sitôt. Comment ne pas voir, cependant, dans les sentiments ambivalents du narrateur pour sa mère, tout un univers intime qui ne demande qu’à vivre, qu’à éclore de nouveau ? Cet univers, centré sur cette subjectivité encore maladive de Murau, mais déjà conquérante et remplie d’espérance, possède, à plusieurs titres (le roman de Bernhard décrit cette complexité), un lien essentiel avec le personnage de Spadolini.
L’amitié est le grand garde-chiourme de la subjectivité. Aristote plaçait l’amitié au-dessus de la justice. Elle a pour ainsi dire valeur de loi supérieure. Murau ne met aucune limite à sa subjectivité, pourrait-on penser ‒ sauf l’amitié. C’est l’amitié qui vient arraisonner son tempérament excessif, lui donner une colonne vertébrale, une rationalité. Répétons-le : dans sa vie, il a choisi de placer son « moi » au premier plan. Cette attitude serait évidemment insupportable, si un garde-fou puissant n’était là pour le ramener à une sociabilité convenable. L’influence sur lui de ses amis a cette fonction cruciale. Murau nous parle de plusieurs « amis », dans son Extinction.
Il y a d’abord l’oncle Georg, qui eut une influence décisive sur lui dans sa jeunesse. L’oncle Georg lui a communiqué l’amour des livres, et lui a appris à être critique vis-à-vis de ce que ses parents voulaient lui inculquer de force. Il l’a initié également à l’oisiveté : « lui, écrit Murau, avait fait de l’oisiveté absolue et de la spéculation sur cette oisiveté, le contenu de ses journées et, à ce qu’il semblait, son idéal de vie ».
Les valeurs cultivées par l’oncle Georg étaient opposées à celles reçues par le reste de la famille. Deux autres amis de Murau ont une place de choix : Maria, la poétesse ‒ personnage inspiré à Thomas Bernhard par son amie Ingeborg Bachmann ‒ dont l’un des rêves est raconté en détail, car il a frappé tout spécialement l’imagination de Murau ; et Eisenberg, condisciple de Murau à l’école, dirigeant de la communauté israélite de Vienne, « mon frère spirituel », précise Murau. Et puis, donc, Spadolini, sur lequel le narrateur d’Extinction semble le plus disert. Cela nous donne : une artiste, un juif, un catholique, auxquels il faudrait sans doute ajouter Zacchi, « l’original philosophant, grand voyageur, homme du monde ». C’est lui qui a su servir d’intermédiaire entre les uns et les autres, pour les réunir sous une même et bonne étoile. On songe ici un peu à Candide de Voltaire, lorsque, à la fin, les divers protagonistes se retrouvent tous ensemble dans une demeure pour cultiver leur jardin.
On perçoit, grâce à Spadolini probablement, une esquisse d’évolution chez le narrateur. Certes, celui-ci le réaffirme ‒ et il ne faut pas sous-estimer ses déclarations : « je suis sorti de l’Église au moment précis où je n’avais plus, spirituellement, rien à faire avec l’Église ». Peu avant les funérailles, il se trouve dans la chapelle, et se demande s’il doit s’agenouiller. Il se remémore son enfance : « à quinze ans, peut-être même à vingt, j’entrais encore dans la chapelle comme dans un lieu d’effroi et de cruauté, un espace de la damnation en quelque sorte, où l’on décidait de moi, en ce temps-là j’entrais dans la chapelle absolument comme dans la salle d’un tribunal suprême, où j’étais chaque fois jugé sans appel ». Il regrette de n’y avoir pas trouvé, à la place, le recueillement et la paix qu’il était en droit d’éprouver. Il se rappelle néanmoins quelque chose de positif : « Tout de même, les seuls beaux souvenirs de la chapelle n’étaient que ceux du mois de mai, où l’on chantait les cantiques de la Vierge. » On notera que ces souvenirs heureux font intervenir la musique (thématique si importante chez Bernhard) et la Vierge Marie, figure du christianisme relative à la maternité.
La nuit qui précède les obsèques de ses parents et de son frère, Murau a une sorte de révélation mystique. Ces choses se passent souvent pendant ces moments de silence et de solitude, comme pour Pascal, ainsi que le Mémorial en porte témoignage. Ne trouvant pas le sommeil, Murau va prendre sur un rayonnage, pour passer le temps, « une soi-disant monographie sur Descartes » :
« Contre toute attente, s’exclame-t-il, Descartes a soudain pu me distraire de toutes mes angoisses, dès les premières phrases non pas sur mais de Descartes, j’ai été sauvé. »
Il faut ici prendre la mesure, quoique encore plus ou moins relative, du mot sauvé. La phrase de Descartes qui le « sauve », il en donne lui-même la traduction allemande suivante :
« Apparemment aucune connaissance n’est possible aussi longtemps qu’on ne connaît pas le créateur de son existence. »
La traductrice française, Gilberte Lambrichs, met en note la version originale de cette sentence cartésienne, tirée de la cinquième des Méditations métaphysiques (première phrase du dernier paragraphe) :
« Et ainsi je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu : en sorte qu’avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune chose. »
Murau est touché au plus profond de lui-même par la puissance salvatrice, selon lui, de cette assertion de Descartes qui nous parle bien de « la seule connaissance du vrai Dieu ». Incontestablement, dans l’âme mécréante de Murau, un progrès s’accomplit, dans une direction donnée, sur un nouveau chemin ‒ dont les dernières lignes d’Extinction offrent sans doute une clef.
Thomas Bernhard aimait lire les déprimants moralistes français. Il a, du reste, mis une citation de Montaigne en tête de son roman. Le regard porté par le narrateur Murau sur le monde est un regard de moraliste. Il insiste beaucoup sur le fait que les hommes et les femmes qu’il nous décrit jouent un rôle, comme s’ils étaient de véritables acteurs. Cela vaut pour les religieux : « les princes de l’Église, écrit Murau, tous tant qu’ils sont, jouent un vilain jeu, car ils ne considèrent l’Église que comme un prodigieux spectacle universel dans lequel ils jouent le rôle principal ». Spadolini ne fait pas exception à la règle : « Spadolini est un homme complètement possédé par le spectacle de l’Église. » Le narrateur d’Extinction file, sur de longues pages, cette métaphore de l’acteur. Il tente de percer à jour tous ces premiers rôles et ces figurants, qui s’agitent sur la scène d’un théâtre d’ombres fastueux. Murau insiste sur la fonction de chacun, s’attardant néanmoins sur ceux qui le fascinent le plus, tel Spadolini, dont il ne se lasse pas de décrypter la figure, qui devient savamment ambiguë.
« Spadolini, énonce-t-il, est le falsificateur-né, me suis-je dit à présent, l’opportuniste-né, donc le prince de l’Église-né. Soudain, dit Murau, j’ai compris pourquoi Spadolini avait fait une si incroyable carrière, pourquoi elle s’était déroulée à une vitesse si vertigineuse, jusqu’aux plus hauts sommets. »
Thomas Bernhard était aussi, on le sait, un auteur dramatique. Il scrutait, derrière les personnages de son théâtre, la vérité du monde, sans concession. Il cherchait à montrer et à exprimer tout ce qui était caché. Sous cet éclairage absolu de l’analyse, Spadolini apparaît quelquefois « rebutant » pour le narrateur, mais dès l’instant d’après ‒ en pleine crise de subjectivité, à nouveau ‒ il se reprend, et note : « À Rome aussi d’ailleurs, je suis sans cesse dans cette situation, ai-je pensé, je suis rebuté par Spadolini et puis, le jour suivant, l’heure suivante, de nouveau fasciné par lui. »
Car le personnage de Spadolini porte en lui-même une espérance, aux yeux du narrateur, et peut-être aux yeux de Thomas Bernhard lui-même, dont nous avons dit qu’Extinction est le dernier roman, l’ultime message donné au monde ‒ le testament ? La deuxième et dernière partie du récit est justement titrée « Le Testament » par Bernhard. Il reste que Spadolini symbolise incontestablement une manière de penser spécifique et nouvelle, déjà en germe chez l’oncle Georg. Un renouveau, donc, que le narrateur voudrait faire sien. Murau perçoit sans doute, à travers son ami archevêque, la possibilité d’une autre Église catholique, qui existe aussi, notamment dans les Évangiles, et qui, processus vivant, tend encore à grandir ‒ jusqu’à, pourquoi pas, des temps eschatologiques (à la toute fin, Extinction nous indique que Murau est mort à Rome en 1983).
Sartre, que Murau dit admirer, avait trouvé, à la fin de sa vie, cette espérance et ce réconfort spirituel dans l’étude de la religion juive. Bernhard était-il en train de suivre, avec le catholicisme romain, le même cheminement ? Nous ne le saurons probablement jamais. Nous devons nous en tenir aux seuls signes et indices, éparpillés dans le roman. Et on peut revenir, pour conclure, à la belle citation de Descartes, qui aide Murau à supporter son insomnie, la nuit qui précède les funérailles. Il ne citait que la phrase qui est au début du paragraphe. Voici la deuxième, qui clôt le passage et, du même coup, conclut la cinquième Méditation :
« Et à présent que je le [c’est-à-dire Dieu] connais, j’ai le moyen d’acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent à la nature corporelle, en tant qu’elle peut servir d’objet aux démonstrations des géomètres, lesquels n’ont point d’égard à son existence. »
( » Jacques-Emile Miriel », photo D.R.; « Thomas Bernhard » en 1957/58, Photo Helmut Baar et trente ans plus tard photo Alexander Beck)
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