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La République des livres
Subalterne de Stephen King

Subalterne de Stephen King

Par WILLIAM DESMOND

 « … ma production […] est simple, guère littéraire, et quelquefois carrément maladroite (ce que j’ai horriblement de mal à reconnaître). »

Voici ce que Stephen King dit de son écriture, dans une postface passée à peu près inaperçue à Différentes saisons, recueil contenant quatre novellas (1). Bien peu d’auteurs sont capables d’un tel aveu. Quelque chose me dit que jamais un écrivain français (moi pas plus que les autres) ne le ferait, même sous la torture.

J’ai traduit plus de vingt textes de King (2), essentiellement des romans, mais aussi des nouvelles et un essai. King faisant un telle confession, je peux bien en faire une de mon côté – qui me coûte, mais beaucoup moins : je n’ai compris son secret que très tardivement. J’avais déjà traduit une bonne douzaine de ses livres – dont quelques-uns des plus monumentaux, Ça, Insomnie, Sac d’os, Cœurs perdus en Atlantide, Deamcatcher, Rose Madder – lorsque la lumière s’est faite.

Le secret ? Il est tout simple : King fait partie de ces auteurs qui tiennent à tout prix à vous séduire, à vous enrôler, à vous faire tomber sous le charme – mais pas le sien, celui de ses histoires. De ces auteurs qui sont capables d’employer les moyens les plus démagogiques pour cela – mais lui, encore plus que les autres. Bien plus. Car c’est un homme de la démesure, devenu alcoolique dès sa première bière (3), par exemple, et donc un écrivain de la démesure. Il fait tout comme tout le monde, mais en beaucoup, beaucoup plus extrême. Il est terrifiant.

J’ai d’autant mieux compris ce… trait de caractère ? penchant ? travers ? cette méthode ? qu’étant moi-même écrivain (4), j’ai une tendance identique à vouloir embarquer mon lecteur, à le prendre à témoin, à lui adresser des clins d’œil complices et c’est peut-être ce qui explique, en tout cas en partie, que je me sois senti tout de suite à mon aise pour le traduire sans avoir conscience du pourquoi.

Il y a un deuxième facteur avec lequel je me sens aussi en adéquation : King emploie tous les niveaux de langue, sauf peut-être les plus sophistiqués : « Je suis capable de reconnaître une prose élégante et de l’apprécier, mais il m’est personnellement difficile ou impossible d’écrire ainsi« . Il n’hésite en tout cas jamais devant l’argot, les « gros mots », l’ordurier, le caca-boudin, le répugnant. Si vous trouvez qu’il en fait des tonnes dans ce domaine, détrompez-vous : il en fait des tonnes tout le temps et cette capacité à évoquer la merde ou les flatulences (par exemple) n’est nullement complaisance de sa part. Merde et flatulences font partie de la vie, c’est tout. Le traducteur, simplement, ne doit pas avoir froid aux yeux. Ne doit pas être choqué ou scandalisé dans ses convictions, dans sa conception du monde et de la dignité humaine, dans sa vison des choses.

Dans Ça, King invente un personnage – père d’un répugnant morveux par ailleurs – dont la plus grande distraction est d’avaler une grande platée de haricots pour faire des concours de pets avec ses copains. Dantesque. Le livre odorant n’existant pas, le traducteur ne craint rien et le lecteur encore moins, mais certains se bouchent tout de même le nez. Moi pas. Ça me ferait plutôt rire, rire bêtement, je l’avoue, comme quand j’avais onze ans et que pendant l’étude du soir, au pensionnat, l’un de nos camarades se laissait aller. Doit-on voir là l’héritage laissé par une baby-sitter foldingue du nom de Eula-Beulah qui gardait Stephen petit, et ne  trouvait rien de mieux que de le coincer sous elle et de lui péter directement dans le nez, ce qui avait le don de le terrifier ? « Parfois, quand une rafale s’annonçait, elle me jetait sur le canapé, faisait descendre son derrière enjuponné de laine sur ma figure et larguait son chargement. » Ce qu’il ajoute tout de suite après est intéressant : « Après qu’une baby-sitter de quatre-vingt kilos vous a pété en plein visage en hurlant “Pan !” le Village Voice n’est plus tellement impressionnant. » (5). Autrement dit, les critiques qui lui reprochaient son populisme et sa vulgarité.

King est un écrivain vigoureux, par moments paroxystique, victime d’une imagination sans limites dont les incessants débordements le terrifient et qui, pour contenir son angoisse, n’a rien trouvé de mieux que de nous les raconter. Alors vous comprenez bien que le style, dans tout ça, est à ses yeux une question intéressante, certes, mais quelque peu académique et inexorablement secondaire.

Et le jour où j’ai eu le toupet de dire à l’un de ses fans venu m’interviouver (surtout pour savoir si j’avais rencontré « le Maître ») que je trouvais que les romans de King étaient parfois trop longs et auraient mérité quelques coups de serpe, je me voyais sèchement renvoyé dans mes cordes de « subalterne », comme il est écrit dans nos contrats de traduction. À leurs yeux, le seul inconvénient des romans de King est que, aussi longs qu’il soient, ils finissent tout de même par s’arrêter.

WILLIAM DESMOND

(« William Desmond » photo D.R.; « Stephen King » photo Tina Fineberg)

1) Traduction Pierre Alien, Albin-Michel, 1986

(2) Je suis celui qui en a traduit le plus, ce qui d’ailleurs ne prouve rien. Cela représente 12.062 pages grand format, soit un peu plus que toute la Comédie humaine.

(3) C’est lui qui l’a raconté.

(4) Voyage à Bangor (José Corti), L’encombrant (polar, Le Seuil), Icare à Babel, nouvelles (JCLattès), Bouillie bordelaise (polar, Peline Page), Grand cru classé et noir complot (polar, Vents Salés) (Je sais, le titre est pas terrible)., Chevaucher le vide (essai, La Fontaine secrète)…

(5) Ecriture, traduction W O Desmond, Albin-Michel, 2001

 

 

Stephen King

Ecriture. Mémoires d’un métier

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par William Desmond

Albin Michel

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

4

commentaires

4 Réponses pour Subalterne de Stephen King

xlew.m dit: à

To be or not to be an underling of Stephen King…
Même ses traducteurs doivent se méfier des admirateurs les plus fervents de mister King. Eux aussi, au détour d’une route enneigée, peuvent se retrouver les deux iambes dans le plâtre obligés d’étudier, au fond d’un lit de souffrance, les spondées de la stylistique sénaire et les dactyles de la flatulistique binaire dans l’oeuvre de l’écrivain. Misery du traducteur, bonheur de l’admirateur, surtout lorsqu’il est une admiratrice. Et qu’elle s’appelle Annie. Bon weekend à la montagne monsieur Desmond. Tea and sympathy.

u. dit: à

Mon message ne s’adresse qu’à une toute petite minorité, parce qu’il faut savoir se tenir les coudes dans ce monde de brutes:

(1) Moi non plus, frère, je n’ai jamais lu un livre de Stephen King;

(2) Mais ce que je viens de lire me plaît (thanks, Bill);

(3) Désormais, on est sans excuses, puisque c’est sous la main en anglais (sorry, Bill), dans n’importe Relay de gare ou d’aéroport.

Comme disait Jean-Paul II: « N’ayez pas peur ».

Soleil vert dit: à

« Et le jour où j’ai eu le toupet de dire à l’un de ses fans »

Pourquoi parler de « lecteur » à propos de disons Philip Roth, et de « fan » à propos de Stephen King ?

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