Mathias Enard sème sa zone en hébreu
Je ne me souviens plus de la première fois où j’ai entendu parler de Zone, c’était sans doute en octobre ou novembre 2009, je résidais au CITL, le Collège International des Traducteurs Littéraires, une affiche annonçait la lecture publique d’un écrivain dont je ne savais rien, Mathias Énard, ce soir-là je ne me suis pas rendu à la librairie d’Actes Sud au Méjan, où j’avais en effet assisté – et j’allais – à tant d’autres rencontres du genre lors de mes divers séjours arlésiens, pourtant à un certain moment ultérieur je me suis mis à lire ce bouquin, qui traînait sur la table des nouveautés à l’entrée de la bibliothèque du Collège, 518 pages d’une phrase continue, divisée en 24 chapitres, autant que l’Iliade j’allais me rendre compte bien plus tard, souvent ponctuée par des virgules, plus rarement des tirets des deux points des points d’interrogation, j’ai dû le ramasser par curiosité, en entamer la lecture dans ma chambre, une lecture avancée d’à peu près 200 pages quand arriva le moment de reprendre le chemin de Marignane terminus NATBAG, Aéroport Ben Gourion Tel Aviv, nommé d’après notre ancien premier ministre à l’exemple de CDG ou JFK, je ne me suis pas acheté un exemplaire car j’avais trop de bagages déjà et parce que je savais qu’en tant que directeur de collection chez Am Oved j’allais bientôt pouvoir m’en procurer un exemplaire, ce qui m’avait captivé presqu’aussitôt était sûrement ce rythme brisé, haletant, tout en étant continu et insistant, voire obsessionnel, cette rhétorique du cumul, qui s’avérait dans le même temps un médium narratif étonnamment souple et efficace, permettant par la motivation globale du discours comme flot de conscience du protagoniste des transitions subites d’ordre temporel, spatial et thématique, et donnant lieu par là même à un univers fictionnel très dispersé et intensément focalisé à la fois, ainsi ce roman réussissait à maintenir les deux principaux modes d’intérêt narratif, la curiosité et le suspens, soit d’une part le désir de comprendre la chaîne causale qui avait mis Francis Servain Mirkovič et sa valise dans le train Milan-Rome, d’autre part cet autre désir de connaître la suite les conséquences la conclusion de l’aventure une fois l’homme et sa valise arrivés à Roma Termini, et quand je m’interroge maintenant sur ce qui dans mon histoire personnelle de lecteur m’a tant attiré vers Zone et sa poétique particulière, je me tourne forcément vers le roman de Yaakov Shabtai, Pour inventaire (titre français si bien trouvé par Rosie Pinhas-Delpuech), un récit différent à bien des égards, flot de discours qui pourtant n’est pas celui de la conscience d’un personnage, trois protagonistes au lieu d’un seul autre, relation à l’histoire, autre thématique, syntaxe dominée non pas par la virgule mais par la conjonction de coordination et, ponctuation qui n’évite pas l’usage du point (pourtant parcimonieux), mais qui présente un bloc ininterrompu de prose sans division ni en paragraphes ni en chapitres sur 275 pages, un texte qui m’avait profondément affecté à l’époque de sa parution il y a 35 ans comme bien d’autres lecteurs israéliens, je n’écrivais pas souvent sur la littérature hébraïque mais j’ai produit tout de même un des tout premiers essais sur ce roman, où j’ai tâché d’interpréter la phrase shabtaïenne, le mot phrase en hébreu, mishpat, ayant aussi le sens de jugement, un ami réagit en me proposant l’image d’un homme en train de fourrer un grand tas de chiffons très rapidement dans un sac, moi je préférais imaginer l’inverse, un acharnement fiévreux à tirer du sac une série interminable d’objets qu’on expose rapidement avant de laisser tomber, j’avais donc en moi déjà comme l’empreinte d’une démarche narrative et rhétorique tant soit peu analogue, une matrice prête à mettre en marche en hébreu, pourtant disait-on dit-on encore bien souvent l’hébreu aime la brièveté, c’est un parti pris plutôt conservateur qui préconise la loyauté à une esthétique des locutions lapidaires sanctionnée par la tradition, qui compose et contraste d’une manière assez particulière avec cet autre parti pris qu’on entend souvent dans les débats actuels sur la littérature israélienne, celui qui met en cause ce qu’on qualifie de « langage maigre », terme désormais péjoratif pour désigner l’influence néfaste d’une certaine écriture de provenance nord-américaine, notamment celle des nouvelles d’un Raymond Carver, on nous recommande donc surtout de rester bref mais sans tomber dans la maigreur, or c’est moi qui suis responsable d’avoir traduit en notre langue toutes les nouvelles de Carver, six recueils chez trois éditeurs différents, donc a labor of love s’il en fût un, et la preuve s’il en fallait est que mes propres efforts modestes de création littéraire sont manifestement marqués par la poétique du short story américain, dans le débat qui se déroulait aux États Unis il y a une trentaine d’années le slogan less is more m’était toujours plus sympathique que son renversement ironique finalement moins généreux en less is less, mais quant à Zone (ainsi qu’aux écritures de Proust Céline Shabtai Pynchon Bolaño) je suis tout à fait prêt à renverser la formule une fois de plus pour déclarer que more is more, et Mathias Énard pour moi est un de ces écrivains qui peuvent donner l’impression d’une certaine prolixité au départ mais à qui on accorde bien rapidement sa confiance de lecteur, tant sa démarche dans Zone me semble être à la mesure de la portée épique ainsi que de la richesse et de la complexité thématique de son projet, les 200 pages lues suffisaient à me donner l’envie de traduire ce roman moi-même, et quant à la capacité de l’hébreu à soutenir cette poétique de l’accumulation je n’avais aucun doute, la syntaxe de l’hébreu moderne est désormais assez souple, sa structure fondamentale sujet-prédicat pas trop éloignée de celles des langues européennes modernes, ça allait être une tâche bien longue mais pas exceptionnellement difficile ligne par ligne, l’effort consisterait tout d’abord à convaincre Am Oved d’entreprendre ce projet assez coûteux, bon, arrivé à ce point-là, il s’est trouvé que les droits à la traduction étaient déjà vendus en Israël, mais heureusement c’étaient mes amis des éditions Xargol, Gaby Silon et Jonathan Nadav, qui les avaient acquis, je me suis proposé ils n’ont pas hésité à me confier le travail, achevé à l’heure qu’il est, revu et comparé méticuleusement au texte français par Gaby Silon, elle est donc peut-être la seule personne à pouvoir vraiment évaluer ce travail, car tout en ne croyant pas à la notion naïve d’une traduction qui donnerait l’équivalent « parfait » du texte d’origine, et même s’il est bien légitime pour le lecteur commun comme on dit de juger un texte traduit sur la seule base du résultat, une évaluation proprement dite devrait tenir compte de la tâche du traducteur telle qu’elle lui est posée par le texte à traduire, en effet je crois avoir assez dit de ce qu’on pourrait nommer l’« esprit » de l’œuvre, son style, sa rhétorique, sa manière d’être générale, même si je résiste à la tentation ou à la nécessité d’entamer une discussion sur son « contenu », et puisque mon intuition initiale n’a pas beaucoup changé au cours du trajet il me fallait surtout y rester fidèle, ce qui m’a valu une quantité considérable de soucis et d’hésitations pour la plupart d’ordre lexical, tout à fait du type vulgairement considéré comme le seul en matière de traduction, à commencer par le mot du titre, zone, dont la polysémie en français ne peut être saisie par aucun terme unique en hébreu, j’ai dû me contenter du mot ezor, qui ne fait que faiblement allusion au sens de terrain vague mal soumis à l’ordre dangereux violent etc., et j’ai jugé bon de rendre explicite l’allusion au poème d’Apollinaire sous-jacente peut-être au roman entier en enchaînant aux mots « cou coupé sans soleil » (p.247) un bout de phrase de moi mentionnant le nom du poète, je tiens à préciser que dans ma pratique habituelle de la traduction littéraire j’évite scrupuleusement l’insertion des paraphrases explications informations ajoutées dans le texte propre, je n’aime pas non plus voir foisonner les notes en bas de page dans un texte littéraire, un pis-aller assez souvent inévitable, hélas, au service de la lectrice censée ne pas connaître les arcanes du baseball par exemple si essentiels à la compréhension du roman américain, dans Zone il est question entre autres d’une quantité de personnages historiques politiques militaires littéraires etc. ainsi que plus problématiquement encore de plusieurs noms d’entités politiques organisations militaires groupuscules terroristes souvent connus par un acronyme, et là il faut noter un fait trivial et tout à fait fondamental, l’hébreu se sert bien d’un alphabet mais ce n’est point l’alphabet latin la correspondance entre les deux n’est que partielle, ce qui fait que l’orthographe d’un nom étranger n’est pas facilement reconnaissable dans sa forme écrite en hébreu, difficulté aggravée encore pour les acronymes (souvent plus déchiffrable sous leur forme anglaise, le polyglotte israélien moyen misant sur l’hypothèse qu’il n’y a de langue étrangère que l’anglais), ainsi que reléguer au lecteur la responsabilité d’une recherche Google serait assez inutile et le recours indésirable aux notes paraît de rigueur, or jugeant que l’aspect d’un bloc de prose sans solution de continuité est une caractéristique formelle essentielle à ce roman, je rejetais catégoriquement l’emploi des notes en bas de page et j’ai dû me plier en fin de compte à la nécessité d’interposer quelques paraphrases pour aider mes lecteurs à percer le sens du GIA ou même de la DST, ou encore clarifier les affinités sémantiques et phonétiques entre la capitale de la Lombardie le prénom du général franquiste et l’oiseau de proie (p. 13), Ezor sera donc le seul de mes 30 romans ou recueils de nouvelles traduits à être parsemé de petites paraphrases, pratique qui heureusement s’accorde sans trop de gaucherie avec la rhétorique cumulative dont j’ai parlé plus haut, restent encore bien sûr tous les problèmes habituels connus des traducteurs dans toutes les langues, je m’arrête sur un des plus stimulants, qui est celui du registre, exemple : comment distinguer crever de mourir quand on traduit en hébreu ? si crever est modérément argotique, le verbe disponible en hébreu comme alternatif au verbe « normal » est d’un argotisme désormais plutôt littéraire car il n’est plus courant dans le langage parlé, ce problème devient transparent au lecteur de la traduction quand le texte même en discute en des termes métalinguistiques explicites, je peux relever trois passages où Francis commente le choix lexical d’une femme, Françoise la femme du bar « ne parlait pas d’épingler… elle disait je veux bien que tu me bines en pensant que c’était un euphémisme » (p. 131), Stéphanie l’amante du Boulevard Mortier « utilisait t’enivrer drôle de terme Dieu sait de quel livre elle l’a tirée » (p. 250), plus tard elle va souffler « j’attends un enfant » et Francis de commenter « la phrase normale était je suis enceinte » (p. 478), ici le défi est bien clair car on doit présenter deux termes distincts et la différence de registre indiqué par le texte, c’est aux lecteurs éventuels de ma traduction de juger si j’ai tenu le coup, je finirai en signalant un des mots français les plus difficiles à rendre correctement en hébreu, car nous autres disons shalom et en arrivant et en partant définitivement, il nous faut donc exercer pas mal d’ingéniosité pour dire tout simplement ce mot qui figure maintes fois dans le texte de Mathias Énard, adieu.
(Moshe Ron » photo D.R.; « Une porte à Naples » photo Passou ; « Mathias Enard » photo Melania Ayanzato)
(Ce texte est paru pour la première fois sur IF Verso la plateforme du livre traduit)
12 Réponses pour Mathias Enard sème sa zone en hébreu
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cher monsieur,
un mot d’esprit que j’ai bien apprécié ,-qui fait le titre, je crois d’un article
ecce schlomo
shalom!
après coup, je vérifie sur internet qui donne les références de ce mot d’esprit
Très bon texte, il est dommage qu’il n’ait guère suscité de commentaires.
Ce n’est pas la faute de M. Ron, mais peut-être celle d’Enard dont le livre n’a pas été accueilli toujours favorablement? (ne l’ayant pas lu, je n’en dirai rien).
Dans son commentaire, Moshe Ron fait tranquillement la démonstration de son talent: il écrit une très longue phrase, sans interruption, et pourtant à aucun moment on ne sent l’artifice (ce n’est qu’après coup qu’on se rend compte de cette structure peu usuelle).
Question de rythme, de respiration.
(On pourrait trouver des contre-exemples dans lesquels ce procédé -mais ici ce n’en est pas un– échoue lamentablement).
« syntaxe dominée non pas par la virgule mais par la conjonction de coordination et, ponctuation qui n’évite pas l’usage du point (pourtant parcimonieux), mais qui présente un bloc ininterrompu de prose … je préférais imaginer l’inverse, un acharnement fiévreux à tirer du sac une série interminable d’objets qu’on expose rapidement avant de laisser tomber, j’avais donc en moi déjà comme l’empreinte d’une démarche narrative et rhétorique tant soit peu analogue, une matrice prête à mettre en marche en hébreu »
Je suppose qu’il existe des analogies possibles avec la traduction en arabe.
Ayant connu petit un environnement qui était partiellement arabophone (j’étais ignorant, mais pas au point de ne comprendre un peu et d’essayer de lire), je me souviens des moqueries que suscitait parfois la syntaxe arabe, avec ses accumulation de phrases commençant par « et » (…و …و ). Elle s’accompagnait d’une suspicion chez mon père (qui ne savait de l’arabe que ce qu’on lui en disait) : ce cartésien se demandait si l’accumulation des phrases coordonnées ne traduisait pas une incapacité à subordonner les propositions les unes aux autres, et donc à hiérarchiser les niveaux de pensée !
Suspicion renforcée par la perception d’une certaine « verbosité » arabe exprimée par l’usage répété du « c’est-à-dire »
يَعْنِي) —
-Un ami libanais m’a dit que Michel Aflaq était surnommé « Docteur Ya’ni » pour ces excès dans la paraphrase (« La nation, c’est à dire le peuple, c’est-à-dire… »).
« Le baron de Slane a eu du mérite à traduire une telle logorrhée », disait-il en parlant de l’Histoire des Berbères de Ibn Khaldûn.
Un cliché, naturellement…
Merci, Pierre Assouline, d’avoir diffuse’ le texte paru dand « Verso », et merci aux commentateurs de leur gentillesse.
Le livre doit paraitre avant la fin du mois.
P.s. la photo en haut est sans doute d’un autre Moshe Ron. Nous sommes, parait-il, plusieurs.
il est impossible que vous n’ayez pas aussi entendu l’hébreu זונה en choisissant votre exemple !
bon le zona est une pathologie d’actualité
ai rencontré un cardiologue qui fit ses études à Paris avat d’émigrer en Istael , à Tel Aviv oùmainant il commence d’écrire ses souvenirs: son prénom est Shalom !
réaction qui m’intéressa: si je n’ai pas écrit son patronyme ce n’est pas qu(il ne me l’ait pas dit plusieurs fois avec le même plaisir qu’il prit à l’écrire en alphabret l
excusez-moi: le plaisir qu’il prit à l’écrire en alphabet latin précédé de « Prof » car professeur . son patronyme n’était ni asckénaze, ni sépharad, mais notoirement biblique .
et il me corrigea lorsque je parlais d’écrire en hébreu : pour lui, c’était en israélien qu’il écrivait et parlait quotidiennement , :
distinctions subtiles que l’on retrouve dans cette présentation sur fabula
« Orly Toren est agrégée d’hébreu et docteure ès lettres en Littératures comparées. Elle a réalisé des courts-métrages en Allemagne, publié un roman d’anticipation en hébreu
http://www.fabula.org/actualites/orly-toren-de-la-bible-au-roman-pour-une-histoire-et-une-critique-alternatives-du-roman_60101.php
accepteriez-vous d’en dire quelque chose pour des français et francophones , moins familiers de ces questions que les protagonistes ?
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