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Translation de Rabelais

Translation de Rabelais

Par Marie-Madeleine Fragonard

M.M.-FragonardCeci n’est pas, ne peut pas être une traduction. Tout le monde vous le dira, on ne traduit pas une langue en elle-même. Tout au plus des exercices de style comme ceux de Raymond Queneau permettent-ils de changer les niveaux de langues et styles de rédaction. Nous ferons donc des exercices de style en changeant de temps. Pourtant bien des gens vous le diront, Rabelais parle une langue étrangère. Française sûrement (quoique bien mêlée), mais archaïque, et si archaïque que l’usure du temps ne nous permet même pas de constater qu’elle n’était déjà pas immédiatement intelligible pour les lecteurs du XVIème siècle. Elle constitue un jeu de piste pour lecteurs défunts, dont le lecteur actuel ne perçoit pas immédiatement le caractère ludique.

Guy Demerson, dans son édition pionnière de l’Intégrale au Seuil en 1973 a risqué l’expression de « translation », qui désignait au XVIème siècle les traductions souvent mêlées de réécritures et de paraphrases précisément pour éclaircir les implicites du texte à l’usage de nouveaux lecteurs étrangers à sa culture d’origine. Le débat sur la manière d’écrire les traductions, littéralement ou en visant plus l’esprit du texte et son harmonie que sa grammaire est déjà bien lancé au XVIème siècle, où langues antiques et langues modernes changent de lecteurs grâce à l’abondance que donne l’imprimerie dans une diffusion européenne. Translation aussi que le transfert des cultures à travers l’histoire, translatio studii des Grecs aux Romains, des Romains aux Français, tout en rêvant que la translatio imperii fasse de la France l’héritière suprême. C’est sans doute le meilleur terme pour envisager qu’avec quelques distorsions (qu’on espère mineures) quelque chose passe vers un lecteur, ou que le lecteur passe vers le texte (…)

Il n’est pas encore coutumier de confronter ainsi les textes de la Renaissance avec le français actuel, il faut encore s’en excuser. À supposer qu’on puisse appeler traduction le passage d’une langue ancienne à sa version moderne, nos collègues médiévistes franchissent allégrement le pas dans leurs éditions ; mais la langue du XVIème siècle est assez proche de la moderne pour qu’on hésite. D’où jaillit une question subsidiaire : combien de temps faut-il pour que le vieillissement d’une langue la rende étrangère à notre langue maternelle, une langue grand-maternelle, bisaïeule, trisaïeule peut-être ? Montaigne s’inquiétait que la langue qu’il parlait puisse en cinquante ans devenir inintelligible : il avait avec la langue du début de siècle l’exemple d’un décalage déjà marqué, syntaxe et lexique. Le désamour du XVIIème siècle pour la poésie de la Pléiade a pour motif la bizarrerie, la barbarie, la pédanterie de la langue, termes qui cachent une incompréhension devant des formes qui furent autant de signes de modernité successifs en 1500, 1530, 1550. Et aussi la présence lourde des structures de la latinité gêne, passé le XVIIème siècle. Dans la mesure où l’apprentissage de la lecture, même du français, commençait à la Photo_Rabelais-Francois_002Renaissance par des mots latins (écrits phonétiquement), et où les personnes ayant l’usage de l’écriture ont toute chance d’être les clercs qui rédigent tous les textes officiels en latin, où les livres d’apprentissage sont antiques (voir les méthodes d’apprentissage de Gargantua), le français a du mal à s’émanciper puisqu’en somme ses usagers se débrouillent très bien du bilinguisme où ils ne sentent pas un esclavage. Bref cela ne leur paraît pas compliqué. Pour nous, oui. D’où les diverses solutions auxquelles nous pourrions recourir.

Ce pourrait être un toilettage orthographique. La langue française, à partir du XVème siècle, cesse de courir après la notation phonétique qui est le propre du latin, encore que quelques « novateurs » (Meigret, Baïf) préconisent d’y revenir de façon systématique. D’autres novateurs préconisent une orthographe savante, étymologique, qui marque la filiation de la langue au latin tout particulièrement, puis au grec : gardons toutes les lettres absentes, subject et non sujet, compter et non conter, pincture, hault, dicts, recepvoir. Dans les deux cas, novation consciente, et non obligatoire. Il n’y a pas de norme typographique (et on se gardera de croire que les remarques que nous formulons soient toujours respectées !) : des signes que nous jugeons évidents ne sont pas encore inventés – et on les inventera en effet pour se simplifier la lecture, etc. (…)

L’usage de lire à voix haute en public plutôt que de méditer en silence sur une page permet de ne pas trop se soucier de la transcription des homo phonies : sentent peut être lu selon le contexte comme le pluriel : ils sentent, ou le participe sentant. On peut panser là où nous écrivons penser…, avoir de la repentence, des rantes, et en Flandre voir des Flamens. Deux pratiques différentes des nôtres interfèrent avec cette question orthographique ; d’une part les prononciations locales : on dit effectivement trou pour tronc (de chou), on inverse (métathèse) formage (là, à cause de l’étymologie : forme) ou fremoirs (là, c’est pure prononciation : firrmare) ; les Parisiens prononcent les voyelles fermées : Mari = Meri, parisien = perisien, vouloit (we) = voulet ; inversement le peuple prononce « large », mon frare Piarrot ; on confond facilement ou et o, et partout -u et -eu ; on ne prononce pas nécessairement les -r de l’infinitif.

dor_085Ainsi dans le texte de Gargantua 1542, nous rencontrons plusieurs fois « queconques » : les autres éditions ont « quelconques », mais on ne peut exclure qu’il s’agisse de la transcription de ce qui se dit. Le XVIIème siècle, soucieux de régulariser cette cacophonie, y réfléchit de particularisme en particularisme, comme on peut s’en rendre compte en survolant Claude de Vaugelas, Remarques sur la langue française, 1647, ou Scipion Dupleix, Liberté de la langue françoise dans sa pureté, 1651, des Commentaires (acides ?) sur les Remarques de Claude de Vaugelas : on se dispute toujours sur mecredi / mercredi, si on le prononce, ou, si on l’écrit, etc.

Ce pourrait être un toilettage lexical. Rabelais déploie le lexique le plus ample de toute la littérature française : plus de 20 000 items, là où Racine se contentera de 1 700. Mots trop vieux, mots trop neufs, mots des terroirs, mots étrangers, mots éphémères, mots en mutation : ils ne sont pas tous restés en usage, loin de là. Nous travaillerons par substitution, du mot inconnu au mot plus familier. Mais est-ce toujours possible, et à quel prix ? (voir infra). Rabelais collectionne les phénomènes linguistiques d’un moment où la langue change à toute vitesse, relatinisée, grécisée, italianisée, mais pour autant toujours cohabitant avec des langues régionales (oui, les Français sont bilingues, trilingues pour les lettrés, quadrilingues pour les proches des frontières ou les diplomates, etc.). Peut-être pas parfaitement, mais par usage. Ses lecteurs ne comprennent pas tout. On n’a pas besoin de tout savoir en même temps pour lire. Heureusement.

 Ce pourrait être une modernisation syntaxique. Et là, les affaires sont plus amples, on commence à réécrire les phrases, bref, on traduit.

La langue écrite du XVIème siècle, habituée aux pratiques latines,

N’a pas besoin des pronoms personnels sujet, et se passe des articles,

Ne limite pas l’apposition des participes au sujet de la proposition

Utilise l’équivalent de la proposition infinitive

Fait les accords des adjectifs aux substantifs, et des verbes aux sujets, par proximité, tant en matière de genre qu’en nombre,

Ne marque pas forcément la personne dans le verbe : tu pense

Ne marque pas toujours le pluriel partout au + pluriel,

Mélange la graphie de leur (eux) et leurs, possessif

Confond souvent que et qui

L’accord du participe passé. dont les règles complexes font la réputation du français ne se fait pas forcément. Nous avons recoupé les phrases quand il n’y a pas l’intention oratoire de faire une période, mais une juxtaposition de propositions. Le récit accélère .. Par contre les périodes des discours restent des longues périodes.

Enfin se pose la question des faits de style. Exemple type : les enchainements de phrases .. Le Pantagruel regorge de Et en tête de phrase, assurant l’enchainement narratif. Ce n’est pas un fait de langue, les autres livres n’ont pas ce trait et en revanche s’alourdissent de liens « logiques », dont, pour, tant, ou temporels, alors. Entre l’édition de 1532 et déjà 1534, Rabelais a supprimé plus de la moitié de ces Et ! Mais la moitié qui reste est bien un fait de style particulier, qu’il faut garder malgré son caractère répétitif. De même pour les raideurs d’indications dialoguées : « A quoi répondit Panurge… » , « Pur tant répondit… » que nous avons allégées, mais pas toujours.

Quant à la ponctuation, elle diffère notablement dans ses principes mêmes : au XVIème siècle, elle marque surtout les pauses et des souffles (le texte lu à haute voix est souvent plus clair pour nous que le texte lu des yeux, et c’était bien l’objectif en un temps où la lecture est souvent collective et orale). Nous avons l’habitude d’une ponctuation grammaticale qui découpe des propositions et les groupes de mots. La traduction n’hésite pas à se mettre aux formes modernes : découper les longues séries de propositions juxtaposées, regrouper des morceaux isolés, mettre des points là où il y a des virgules, et des points-virgules parfois, alors que ce signe est inexistant, nos deux-points remplaçant au XVIème siècle tous les types de pauses et de sens. Les signes de ponctuation de Rabelais sont peu expressifs : nous rajoutons les points d’exclamation et d’interrogation. Et les points de suspension pour indiquer les coupures là où un a parte, une remarque sotto voce, une insolence, s’insère, sans l’interrompre vraiment, dans le fil d’un discours pontifiant.

Ces différences sont graves parce que la modification est lourde, mais vous avez sous l’oeil l’autre version pour comparer : la modification n’est pas dissimulée. En somme nos ancêtres lecteurs étaient habitués à se débrouiller devant des situations disparates bien plus compliqu.es que les nôtres. De quoi nous plaignons-nous ?

MARIE-MADELEINE FRAGONARD

rabelais topor

 

 

édition publiée sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard. Traduction en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard. Dictionnaire par Mathilde Bernard et Nancy Oddo

Quarto/Gallimard, 32 euros

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commentaires

6 Réponses pour Translation de Rabelais

Widergänger dit: à

Pour moi il est exclu de lire Rabelais en translation ou en traduction. Une sorte de crime, de blasphème, je ne sais pas comment dire… J’ai besoin de la chaire des mots tels qu’ils sont sinon j’ai l’impression de lire une bouillie écœurante. Je préfère ne pas comprendre telle ou telle expression ou même une phrase entière plutôt que de renoncer à la langue de Rabelais qui est sa substantifique moelle qu’il est si merveilleux de sentir en bouche en le lisant.

Chaloux dit: à

Plutôt, comme certains, que de payer le fumet du rôt avec du bruit d’écu, j’aimerais savoir ce que cette traduction apporte par rapport à celle parue chez Champion il y a quelques années.

DHH dit: à

je suis curieuse comment cette traduction traite le chapitre de l’écolier limousin dont la signification procède le l’effet de decalage produit par une langue fabriquée avec du latin francisé, mais qui ne peut être perçu que par des lecteurs familiers du latin et qui peuvent apprécier l’effet comique d’ expressions comme « nous transfretons la Sequane ».Réécrire le chapitre en français matiné d’anglais globish?

bouguereau dit: à

chacun hallongeant son attribut pédantex je dirais qu’il faut en créditer haussi topor..doré..comme si que ça hallait de soi

Petit Rappel dit: à

Reconnaissons, qu’on aime ce travail ou pas, que Madame Fragonnard tient ici compte de multiples facteurs, et qu’il ne peut que s’agir d’un travail sérieux et réfléchi.
Après, Hugo regrettait déjà qu’on ait enlevé le h de Throne, splendide idéogramme selon lui. Pourtant, ce n’était pas un fait récent…
Bien à vous.
MC

Blind Horse dit: à

La « translation » de l’édition Demerson au Seuil était sans doute loin d’être parfaite. Le mot n’a d’ailleurs, ici, aucun sens : comment un ersatz pourrait-il prétendre à la perfection ? On voit donc mal en quoi ce travail serait meilleur ou préférable, pour quelles raisons il s’imposait… Opération purement commerciale vraisemblablement…

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