Comment les mots de Cortazar ont traduit les dessins de Cedron
Parlons traduction et histoire, car tout est lié dans cette œuvre majestueuse créée en France en 1977, traduite et publiée en 2013 La racine de l’ombú, un inédit d’Alberto Cedrón et Julio Cortázar. Mais les mots clairvoyants que Cortázar a mis sur les dessins fantastiques (dans les deux sens du terme) de Cedrón ne sont-ils pas aussi une forme de traduction (c’est d’ailleurs ce qu’il laisse entendre dans sa préface, même s’il n’utilise pas ce mot) ?
LE CONTEXTE D’ABORD
Il y a à Buenos Aires des trésors littéraires inestimables. Des ouvrages en langue espagnole, française et anglaise, l’Argentine ayant toujours été un pays cosmopolite et eu un lien très fort avec la France, surtout d’un point de vue culturel. Chez les bouquinistes on trouve des premières éditions, des livres de poésie bilingues, des épuisés depuis longue date, et chez les libraires de nouveautés on voit en vitrine des livres sortis il y a à peine un ou deux ans en France déjà traduits, dans tous les domaines : fiction, philosophie, sociologie, art… Comme la France, l’Argentine est une terre de traducteurs, connue pour son travail impressionnant de traductions d’œuvres étrangères. Ce sont eux par exemple qui ont commencé à traduire les surréalistes français, à peine deux ans après les premiers textes publiés en France. Mais la littérature argentine est tellement riche qu’il demeure de nombreuses œuvres d’auteurs pertinents qui n’ont pas encore été traduits en France. La racine de l’ombú qui n’avait d’ailleurs et pour ainsi dire jamais été publié dans sa propre langue a fini par voir le jour en Argentine 26 ans plus tard et 35 ans plus tard en France. Entre 1977 et 1978, Cortázar alors à Paris et Cedrón exilé à Rome se retrouvent plusieurs fois dans la capitale française pour travailler sur ce projet initié par l’artiste qui demande à l’écrivain de mettre des mots sur ses dessins. Tous les deux très sensibles aux événements tragiques de leur pays se mettent à l’œuvre d’arrache-pied. Mais l’histoire ne fait que commencer.
Je vivais en Argentine où j’ai travaillé quatre ans sur la traduction de 60 auteurs regroupés dans une anthologie bilingue de littérature argentine contemporaine intitulée Direct dans la mâchoire, Cross a la mandíbula (Nuit Myrtide, 2012) et sur l’écriture de deux romans : L’interview (Sulliver, 2012) et Entretien avec un frigo (Rouge Inside, 2012), dont les histoires se déroulent en Argentine et lors de mes longues déambulations dans Buenos Aires je suis tombé (des nues) sur cet inédit. Il n’aurait jamais pu être publié en Argentine à cette époque dictatoriale, fin 1970, puis les aléas de la vie et le temps qui passe feront que Cedrón le laissera de côté, dans ses tiroirs comme on dit. En dehors de 300 exemplaires de mauvaise qualité publiés contre sa volonté chez un petit éditeur au Venezuela, à qui Alberto Cedrón avait laissé les originaux fin 1970 donc, le livre restera chez lui, à Lisbonne, jusqu’aux débuts des années 2000 lorsque sa première publication officielle aura lieu. En effet, grâce à Facundo de Almeida, le commissaire de la belle exposition itinérante Presencias à Buenos Aires qui a commémoré les 90 ans de la naissance de Julio Cortázar en 2004, le livre a réellement vu le jour.
Le commissaire a convaincu Cedrón qui vivait alors au Portugal de se rendre à Buenos Aires avec la seule copie de l’édition vénézuélienne et de publier le livre à l’occasion de l’exposition. Vu que les originaux avaient été perdus, l’artiste a dû travailler avec toute une équipe technique pour récupérer les images et leur redonner vie à partir de son unique exemplaire. J’ai donc vu l’exposition, contacté le commissaire et rencontré Alberto Cedrón, dans son atelier de Buenos Aires, qui nous a quittés en 2007. De retour en France et en contact avec sa veuve et celle de Cortázar je me suis mis en quête de la maison d’édition française de cet incroyable livre – tâche ardue mais gratifiante. Cedrón et Cortázar se réjouiraient de voir leur œuvre commune publiée en France, par le CMDE, un éditeur enthousiaste et respectueux qui a particulièrement mis en valeur l’œuvre du peintre puisque la première partie du livre comporte des planches agrandies comme si celles-ci étaient des tableaux – ce qui est un peu le cas. Cette magnifique bande dessinée – respectée de a à z – est devenue un beau-livre. Le projet du CMDE est d’ailleurs d’organiser des expositions des planches agrandies de La racine de l’ombú. J’avais promis à la veuve de l’artiste de trouver une maison d’édition de qualité, le livre parle de lui-même.
Cedrón m’a fait comprendre qu’il tenait vraiment à la parution de cette œuvre, en Argentine et bien sûr en France où elle a été créée : elle avait tellement de sens pour lui, et une partie de sa famille s’était exilée en France. Cette œuvre, ce fut son coup de gueule à lui. Il serait heureux de cette parution aujourd’hui, qui a d’ailleurs – et malheureusement – encore tout son sens au niveau du monde actuel, dans de nombreux pays. Elle a du sens aussi par rapport à l’Argentine, puisque l’histoire du livre termine par une touche d’espoir qui ne fut pas vaine, la dictature ayant pris fin (1976-1983), puis les tabous vingt ans après s’estompant à leur tour, donnant lieu à l’abrogation en 2003 des lois “de l’Obéissance due et du Point final” qui protégeaient les militaires et autres responsables de la dictature, empêchant toute ouverture de procès ; les procès se sont donc ouverts et les portes de prisons refermées sur quelques bourreaux. Cedrón m’a raconté beaucoup de choses, il avait besoin d’en parler, et notamment que nombreux de ses proches brûlaient leurs livres, leur bibliothèque toute entière (de nombreux écrivains argentins m’ont raconté cette histoire) :
“Les perquisitions étaient courantes et on pouvait se faire embarquer pour certains titres précis. Les hommes-larves (comme il les surnomme dans La racine de l’ombú) débarquaient avec une liste et si par malheur tu détenais ne serait-ce qu’un titre qui y figurait, tu disparaissais, le livre avec bien sûr.”
La racine de l’ombú commence avec une voiture, forte symbolique car en effet la plupart des disparus s’évanouissaient littéralement dans la nature par ce biais et précisément dans la Ford Falcon, verte en général. “On pouvait être là à boire un café et une Falcon freinait d’un coup sec, quatre types en sortaient, chopaient une personne sur le trottoir, la foutait dans la bagnole qui redémarrait à toute bringue et on n’entendait plus jamais parler d’elle. Ça aurait pu être moi, certains de mes amis ont eu moins de chance. C’était la loterie souvent tu sais, rien que pour faire peur à toute une nation” m’a dit Cedrón.
C’est cette période que met en exergue La racine de l’ombú qui revient également sur l’immigration italienne. L’ombú (bel ombrage) est un arbre gigantesque (considéré par les botanistes non pas comme un arbre mais comme une plante herbacée de très grande taille) aux racines apparentes énormes qui pousse principalement dans la pampa argentine où les gauchos se reposaient sous son ombre, et que l’on trouve aussi en plein cœur de Buenos Aires ! Il peut vivre plusieurs centaines d’années et est un des symboles de l’Argentine et de ses premiers textes littéraires et donc de ce livre – on comprend pourquoi en le lisant.
LA TRADUCTION
L’élégance de Cortázar a été de ne pas trop se mettre en avant dans ce livre, de ne pas écrire un texte spécialement fantastique comme il avait l’habitude de le faire. Les dessins sont tellement poignants qu’un texte simple et coulant de source suffisait. C’est un texte d’apparence simple, qui dit les choses comme elles sont, mais qui est ancré dans le réel, qui regorge d’une violence sous-jacente que les dessins de Cedrón viennent immortaliser. Nous nous devions de conserver cette force et cette sobriété en français. Texte limpide qui d’un point de vue de la traduction n’a pas demandé un effort surdimensionné, bien qu’une grande vigilance et un grand respect ont dû être fourni. Dans ma bibliothèque se trouve le dictionnaire de lunfardo (l’argot de Buenos Aires), je n’en ai pas eu besoin. Cortázar a voulu écrire un texte universel et il a réussi. La plus grande difficulté était sans doute de garder cette fluidité efficace pour un sujet si grave puis de respecter la taille des phrases pour qu’elles collent dans les bulles et le choix de certains mots, la pertinence de certaines phrases. Ce qui a été intéressant dans ce projet c’est d’avoir retravaillé avec les éditeurs. Le Collectif des métiers de l’édition (CMDE) étant notamment composé de traductrices, nous avons eu une longue réunion pour revoir la traduction mot à mot. Nous avons passé parfois une demi heure sur une phrase ou sur un choix de verbe ou d’adjectif afin de nous assurer ensemble d’être au plus près du sens originel. Nous désirions que la version française soit aussi percutante que la version espagnole, et qu’elle vienne surligner l’imaginaire picturale de l’œuvre sans l’étouffer, ce qui aurait annuler l’ensemble.
Alberto Cedrón (1937-2007) était un peintre argentin. Il a vécu lors de son exil en Italie et au Portugal. Un de ses frères était le célèbre cinéaste Jorge Cedrón, exilé en France. Il a notamment mis en image un livre culte : Operación Masacre du célèbre Rodolpho Walsh, journaliste, écrivain, traducteur, dramaturge, disparu… comme tant d’autres, à Buenos Aires en 1977. La fille – alors âgé de deux ans – de Jorge Cedrón qui part donc en exil en France avec toute sa famille en 1976 est devenue cinéaste et a tourné le film-documentaire Azul del cielo sur son oncle, Alberto Cedrón. Un autre des frères d’Alberto Cedrón est le célèbre musicien et compositeur de tango Juan Tata Cedrón, du Cuarteto Cedrón, qui œuvre en France depuis 1974 (retourné en Argentine dans les années 2000 mais souvent de passage en France pour des concerts) et dont Alberto Cedrón a illustré l’album Elogio sorti en 2007 sur le label français Chant du Monde. Tata Cedrón est invité au Salon du livre de Paris 2014 par la délégation argentine ; l’Argentine sera le pays invité et Cortázar y sera à l’honneur pour son centenaire ; Tata y jouera un concert et nous inaugurerons ensemble le livre de son frère puisqu’avec le CMDE nous y sommes également invités (il y aura peut-être aussi une exposition des planches grand format).
Julio Cortázar (1914-1984) dont toute l’œuvre a été traduite en France – enfin c’est ce qu’on croyait, et La racine de l’ombú n’a donc pas été traduit dans d’autres langues, pour l’instant – est un écrivain et traducteur argentin qui s’est installé en France en 1951 et est devenu français en 1981. Juan Tata Cedrón qui côtoyait Cortázar à Paris, a travaillé avec ce dernier sur un disque mythique paru en France en 1980 Trottoirs de Buenos Aires. Tragiquement, l’exil de toutes ces personnes nous a offert des œuvres considérables. Et puisque traduire c’est notamment découvrir, en voici un exemple cinglant.
N.B. A noter Mourir avec son temps, le nouveau roman de Mathias de Breyne : http://www.sulliver.com/livre/livre.php?ref_article=9782351221440
(« Mathias de Breyne, Julio Cortazar et Alberto Cedron » Photos Sophie Bassouls et D.R.)
Julio Cortazar et Alberto Cedron
La Racine de l’ombu
traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne
96 pages, 19 euros,
CMDE éditions
5 Réponses pour Comment les mots de Cortazar ont traduit les dessins de Cedron
La correspondance de Cortázar (5 volumes en 2012) n’a pas été publiée + (Correspondencia Cortázar-Dunlop-Monrós, 2009
Cartas a los Jonquières, 2010) ni les cours qu’ils a assurés à l’Université de Berkeley an 1980. (Clases de literatura. Berkeley, 1980, publicadas en 2013)
+ Miscelánea 1940-1984: Papeles inesperados (publicados póstumamente en 2009; recopilación de Aurora Bernárdez y Carles Álvarez Garriga).
Julio Cortázar présente le Museo Internacional de la Resistencia « Salvador Allende » (1977)
http://www.youtube.com/watch?v=Qu54mzWbQAM
« une voiture, forte symbolique car en effet la plupart des disparus s’évanouissaient littéralement dans la nature par ce biais et précisément dans la Ford Falcon, verte en général. »
Non seulement c’est très mal écrit, mais ce « car en effet » jure terriblement. Je ne lirai pas cette traduction.
« Je ne lirai pas cette traduction. »
y qué
Ah ! Les jaloux qui ne « font » pas, mais en revanche critiquent sans avoir vu ni lu.
Il y a les paroles, il y a les actes.
Agissez, au lieu de critiquer.
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