de Pierre Assouline

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La République des livres
Un cheminement « spécial »

Un cheminement « spécial »

Par JEREMY ORIOL

Auteur de cinq romans, Roopa Farooki est régulièrement citée en compagnie de Zadie Smith, de Monica Ali, ou encore d’Andrea Levy en tant que femme auteur de fables contemporaines ancrées dans une métropole londonienne multiethnique et multiculturelle. Son œuvre jalonne mon parcours de traducteur depuis l’origine puisque c’est en master que j’ai traduit les premières pages de son deuxième roman, Corner Shop. Au fil du temps, ma perception de son œuvre et de mon travail s’est naturellement enrichie et c’est ce cheminement que je souhaiterais faire ressentir au travers d’un exemple qui, quoique mineur (ou peut-être justement à cause de cela), me paraît propre à rendre compte du rapport qu’un traducteur entretient avec l’œuvre qu’il traduit.

Après des deux premières sagas familiales (Le Choix de Goldie et La Petite boutique des rêves) mettant en scène sur trois générations respectivement les imbroglios, les déchirements et finalement les recompositions d’une famille à cheval — aussi bien géographiquement que culturellement — entre le Pakistan et l’Angleterre et l’éclatement d’une famille franco-bengalaise installée à Londres, Les choses comme je les vois se concentre quant à lui l’existence chaotique d’une fratrie de trois orphelins : Yasmine, la plus jeune, adolescente atteinte du syndrome d’Asperger (une forme d’autisme qui s’accompagne de certaines performances de très haut niveau notamment dans les domaines de la mémoire et du calcul mais qui lui interdit toute interaction émotionnelle avec autrui), Asif le grand-frère/mère-poule incapable de pardonner à sa mère de lui avoir abandonné, par sa mort, la charge de sa petite sœur, et Lila, la cadette, jeune femme aussi belle qu’acariâtre, desséchée par le manque d’amour et l’eczéma et persuadée que sa petite sœur — Miss Spock comme elle se plaît à l’appeler — joue la comédie depuis toujours pour accaparer l’attention.

Parfaitement consciente de ses capacités exceptionnelles (elle possède une mémoire eidétique, sait calculer mentalement le cube de n’importe quel nombre à trois chiffres) et complètement étrangère aux notions de tact et de  délicatesse, Yasmine ne peut qu’exaspérer ses proches et le lecteur. Voici par exemple  comment elle se présente à nous :

« Je suis vraiment très intelligente car j’arrive à faire beaucoup de choses dont les autres sont incapables parce que j’ai un cerveau extraordinaire

 Many people […] don’t realize that I’m different.[…] But I am different; I’m special and my mum told me that special people have a responsibility to help other people learn about them. »

Convaincue d’être unique, exceptionnelle, elle ne se gêne pas pour le faire savoir. Et lorsque sa sœur lui en fait le reproche: « Tu te crois super intelligente, pas vrai ? », elle répond sans sourciller:

 » Oui, je crois que je suis très intelligente[…] J’ai un QI très élevé, je suis capable de battre maman aux échecs, je connais toutes mes tables de multiplication jusqu’à vingt et même au-delà, je connais même des tables qui ne figurent pas dans les livres. […] Je suis plus intelligente que toi alors que je n’ai que six ans. « 

Difficile dès lors, de la voir autrement qu’à travers les yeux de Lila, c’est-à-dire comme une petite princesse imbue d’elle-même et cultivant jalousement une différence qu’elle envisage essentiellement sous l’angle de la supériorité que celle-ci lui confère. Elle a beau nous expliquer par ailleurs que les personnes “non neurotypiques” sont souvent sujettes à la dépression  et peuvent faire l’objet d’incompréhension et de violence, il n’en demeure pas moins extrêmement difficile, voire impossible pour le lecteur, à l’instar de ses frère et sœur, d’entrer en sympathie avec cette froide mécanique aux contours humains qui reconnaît avoir été contrariée par la mort de sa mère car elle n’a pas pu regarder les Simpson. Et d’ailleurs, pourquoi s’en donner la peine ? Comme l’expliquait sa mère à Asif :

 « Yasmine ne s’apitoie pas sur son sort, alors pourquoi est-ce que tu devrais le faire ? »

L’argument est imparable mais s’applique-t-il complètement à Yasmine ? N’envisage-t-elle réellement son « état » (tout  le monde se garde bien de parler de maladie) que sous l’angle de ses hautes performances intellectuelles sans se soucier de ses conséquences sur les relations affectives ? Considère-t-elle vraiment qu’elle porte la responsabilité d’aider les autres à la comprendre ? (I’m special and my mum told me that special people have a responsibility to help other people learn about them)

Reconnaissons que l’enjeu est de taille car dans un cas le lecteur devra supporter les considérations d’un monstre égoïste qui, non contente d’avoir privé ses frère et sœur non seulement d’affection mais littéralement de leur mère, vampirise à présent Asif et lui vole sa propre existence, dans l’autre il pourra compatir avec une jeune fille qui, incapable d’empathie avec les autres éprouve cette insensibilité comme un manque, sur le mode du regret. Que savons-nous de Yasmine ? Pas grand-chose… Un détail, cependant, pourra peut-être nous éclairer : elle comprend le français. Roopa Farooki également — et avec une certaine finesse d’ailleurs, comme en témoigne cette réflexion faite en passant dans son second roman La Petite boutique des rêves à propos d’une phrase de Michelle, hôtesse d’une pension de famille en périphérie de Deauville :

 “She was always a bit funny, Coco, a bit, how do you say, spéciale.” She pronounced ‘spéciale’ in that French way which was far from complimentary but with a light shrug, as though disowning what she was saying.

 « Elle a toujours été un peu bizarre, Coco, un peu… comment dire ?… un peu spéciale.* » Elle prononça ce mot à la française, sur un ton peu flatteur, mais en haussant en même temps les épaules comme pour désavouer ce qu’elle était en train de dire.

J’avoue qu’il m’aura fallu lire cette considération dans La Petite boutique des rêves pour remarquer à quel point l’adjectif « spécial » induisait presque systématiquement une nuance de réprobation au contraire de son faux-ami anglais, très souvent chargé d’une valeur excessivement positive qui correspondrait plutôt aux adjectifs  « exceptionnel », « extraordinaire » voire « chéri ». En français, dire d’une chose ou d’une personne qu’elle « est spéciale », c’est tacitement affirmer qu’elle n’est pas de notre goût et du même coup s’en démarquer catégoriquement. En jugeant quelque chose « spécial », je me pose comme normal, comme il faut, « neurotypique » pour reprendre un terme récurrent dans Les Choses comme je les vois.

Comme par hasard, c’est justement l’adjectif qu’emploie Yasmine pour présenter sa mission. C’est d’ailleurs de la bouche de sa mère qu’elle le tient — sa mère qui, malgré son sourire impassible sur les photos de famille, s’enfermait régulièrement dans la salle de bains, la nuit, pour pleurer, terrorisée à l’idée de ne pas pouvoir faire face aux besoins exorbitants de sa fille si « spéciale ».

 « I’m special and my mum told me that special people have a responsibility to help other people learn about them. »

Alors bien entendu, rien ne me permet d’affirmer que  Yasmine prononce elle aussi ce mot à la française mais ce que je sais en revanche, c’est que cette ambiguïté a compté pour beaucoup dans le plaisir que j’ai pris à ce roman, suffisamment pour que je me résolve à commettre ce calque qui pourtant m’horripile, mais sous lequel on peut entendre, me semble-t-il (ou du moins je l’espère), le chagrin d’une fille qui reprend à son compte le discours qui la désigne comme différente alors même que lui échappent les raisons de cette mise à l’écart :

 « Je suis spéciale et ma maman m’a appris que c’est de la responsabilité des gens spéciaux d’aider les autres à les connaître mieux. »

J’espère que cet exemple aura permis de piquer la curiosité de futurs lecteurs de Roopa Farooki et de leur faire toucher du doigt les enjeux de la traduction d’une œuvre telle que la sienne.

JEREMY ORIOL

 

Roopa Farooki

Les Choses comme je les vois

Traduit de l’anglais par Jérémy Oriol

312 pages

Gaïa

 

Cette entrée a été publiée dans Littérature étrangères, traducteur.

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commentaires

15 Réponses pour Un cheminement « spécial »

tranxodyl dit: à

bonjour Monsieur.
Comme vous avez bien choisi le mot à faire résonner !
Car croyez bien que je n’ai pas pensé être une personne particulièrement spéciale tout le temps où, aynat pour des raisons de travail à faire aàdes boutiques parisiennes jentendais touts les vendeuses me dire que ler boutique était spéciale et que je ne comprenais pas en quoi ! et ce dans différent quartiers de Paris .! Or ce n’était pas dans un sens particulièrement péjoratif , même si les vendeurs débinent , ou débinaient souvent les produits qu’ils vendaient à cette époque , t les clients aussi..?? peut-être par trouille de recourir à la panoplie psy ,des gens spéciaux , et même parfois « atypiques  » ….
essayez donc d’aller les voir et vous allez découvrir que vous êtes peut-être vous aussi un peu spécial et en serez ravi .. ça sera autre chose qu’un compliment mais mais là c’est à vous de trouver le mot ! ces gens-là ne m’ont pas tout appris !

Jacques Barozzi dit: à

« Je suis vraiment très intelligente car j’arrive à faire beaucoup de choses dont les autres sont incapables parce que j’ai un cerveau extraordinaire »

« que » en place de « dont » serait mieux, non ?

Jeremy Oriol dit: à

@ Tranxodyl:
Merci de votre commentaire qui me laisse croire à un semblant d’intérêt de ce billet.

@ Jacques Barozzi:
Merci à vous aussi de votre commentaire mais je ne suis pas de votre avis.
En effet, on est capable ou incapable DE quelque chose.(On dit, par exemple, « Untel est capable DU meilleur comme DU pire »). Par conséquent, c’est bien « dont » le pronom relatif qui s’impose dans la phrase que vous relevez (J’arrive à faire beaucoup de choses/Les autres sont incapables de faire ces choses >>>> j’arrive à faire beaucoup de choses dont les autres sont incapables. )

tranxodyl dit: à

peut-être aurait-on aimer savoir si vous connaissez un peu l’auteur, que ce soir de rencontres dans un pays ou l’autre , et si c’est de votre fait , et déjà avant le master enfin voyez-vous des « indiscrétions » sur l’évolution de l’un et de l’autre, auteur et traducteur et de sa « vision du monde », ce qui est peut-être une question que vous vous posez déjà …
Bien sûr que ce billet est très justifié , et qu’il devrait aider ceux qui l’ont lu !

xlew.m dit: à

Ce qui peut paraître amusant dans le titre français « Les choses comme je les vois », c’est que le ‘the way’ [things look to me] de celui de la version originale est laissé dans l’ombre. La phrase choisie en français semble plus systématiquement philosophique, on sent comme un léger parfum d’existentialisme tranquillement assumé. Le titre de l’auteur britannique est plus indicatif, direct, bien que l’on entende souvent dire que le français possède un vocabulaire plus précis que l’anglais. C’est peut-être la raison pour laquelle le titre du billet reprend l’idée d’un ‘cheminement’, c’est peut-être un élégant clin d’oeil qu’on nous fait.
Qu’un écrivain (relativement jeune) de Grande-Bretagne comme Roopa Farooki parle avec autant de libéralité d’un petit point de langue française dans son roman est assez singulier, c’est plutôt rare une telle occurrence, on ne rencontre pas des Julian Barnes et des Martin Amis, round the corner à tous les coins de rues aujourd’hui. Cela me fait penser que sa francophilie pourrait faire écho, si l’on se place cinq minutes au coeur de l’Histoire alternative, à la « conquête » ratée du continent indien de la part de la France au dix-huitième siècle, l’Inde (celle qui comprenait donc le Punjab comme le Bengale oriental, les origines de Farooki si je ne me trompe) aurait pu « parler » français. Je ne sais pas si la Michelle du roman fait allusion à la mademoiselle Chanel en évoquant la « Coco » de Deauville, si c’est bien elle alors le terme de « special » lui va en effet comme un gant, cette dernière rétablirait presque à son entier profit de française la balance qui penche en faveur de l’anglais dans ce que la signification du mot dans cet idiome peut avoir de qualitatif, de positif. Elle était spécialement « spéciale » la cocotte. Très espécialement même pour reprendre un mot de la vieille langue. « Special » après tout viendrait du français « especial », du latin « specialis » qui en anglais donna aussi « species. » Donc chère Yasmine, vous avez raison de revendiquer votre exceptionnelle particularité, déjà vers 1983 Chrissie Hynde vous en donnait quitus, dans une splendide anticipation autistique : « I’m special, gonna make you notice. »

des journées entières dans les arbres dit: à

Tranxodyl
Si vous r’passez par là,
encore un petit mot avant de lâcher l’affaire, pour plusieurs mois.

Après avoir été dans la clinique viennoise du Dr Asperger, lorsqu’elle avait 6 ans,

« Jelinek said: « Yes I was an Asperger’s patient. Not an Aspenger autistic. Though indeed, not far off. » Looking back she qualified this decision to take her to Asperger as «  a crime »: « Instead of sending me out to play in the company of kids of my age, my mother sent me into the company of severe neurotics ans psychpaths »(…)
She suffered a complete nervous breakdown at 18 before finding a successful outlet in writing. »

In: A history of autism: conversations with the pioneers (en tout ou partie disponible sur la toile)

Voilà, c’était juste un petit zoom sur Elfriede.
Pardon de cette intrusion,- une petite migration venue de chez P. Assouline-, Monsieur le traducteur et merci pour votre hospitalité.

ps: Il se peut que ce soit Roopa qui soit « special ». La connaissez-vous ?

u. dit: à

“She pronounced ‘spéciale’ in that French way which was far from complimentary but with a light shrug
« Elle prononça ce mot à la française, sur un ton peu flatteur, mais en haussant en même temps les épaules comme pour désavouer ce qu’elle était en train de dire. »

« mais en haussant en même temps les épaules » > avec un léger haussement d’épaule ».
Je sais, c’est une remarque de pion.

« The French way » tends, plus ou moins consciemment (pas grammaticalement), à s’étendre au geste et non seulement à la prononciation, en raison de l’idée stéréotypée du Body Langage attribué aux Français.
Un gentleman ne commet pas le « Gallic shrug »!

Jacques Barozzi dit: à

Le problème n’est pas que « dont » soit plus correct que « que », Jeremy Oriol, mais le « que » me semble plus approprié dans la bouche d’une petite fille, même avec un QI exceptionnel. Cela lui conserve un langage d’enfance : plein de prétention et d’orgueil. Cette petite, c’est un peu la fille littéraire de Zazie !?

Jeremy ORIOL dit: à

@ Tranxodyl et Des journées entières dans les arbres:
Je ne prétends pas faire partie de ses intimes mais pour l’avoir rencontrée deux ou trois fois en Angleterre et à Biarritz, je peux sans trop de craintes prendre le risque d’affirmer que Roopa Farooki n’est pas atteinte du syndrome d’Asperger.

@ Xlew.m:
Vous avez tout à fait raison de penser à Coco Chanel mais la Coco en question n’est qu’une dénommée Corinne, en surpoids, au visage rubicond et aux cheveux rouge vif, et accoutrée d’un cardigan léopard mais qui possède à la fois suffisamment d’humour et de coquetterie pour préciser, lorsqu’on lui demande confirmation de son nom : « Comme Coco Chanel. Le parfum en moins. »

@u. :
Intéressante votre remarque… Je me souviens d’ailleurs d’avoir été assez gêné en traduisant par ce body language, comme vous dites, qui ne collait pas avec la phrase prononcée. Je suis assez tenté de suivre votre interprétation (en ajoutant simplement que l’intérêt principal de cette remarque est d’éviter de donner une image trop mesquine de Michelle)

@ Jacques Barozzi :
Merci de me donner l’occasion de clarifier le portrait de Yasmine: il s’agit d’une adolescente de dix-neuf ans, introvertie à l’extrême. Elle est à vrai dire aux antipodes de Zazie (jusque dans son rapport au métro, qui est une torture pour elle). Intellectuellement très douée mais affectivement  » en retard », elle s’exprime par des phrases extrêmement articulée qui tranchent avec son lexique parfois enfantin

tranxodyl dit: à

cea ne m’a absolument pas effleuré l’esprit que l’auteur ait pu être étiquetée ou s’étiqueter elle-même (ça arrive!) autiste , nique cela vous soit venu à vous ainsi à l’esprit outre les récentes piqures de rappel comme on ditpour alerter les gens je ne crispas u’il y ait en Angleterre comme en France des famille qui’aient pas entendu parler de familles qui ont dans le placard une ou deux personnes qu’elles diraient un peu « spéciales » . J’ai connu beaucoup de familles atteintes ainsi au vif et donc pris assez intérêt à cette question .
mais je suis si sensible au travail du traducteur , (d’expérience personnelle ) que j’aime qu’ils soient relancés sur leur expérience passionnante (ce que fait P.Assouline : tant mieux !)

asIawokeonemorning dit: à

chouette article, qui m’a fait comprendre concrètement que traduire un roman c’est aussi traduire un segment d’une oeuvre plus grande : c’est drôle d’avoir trouvé un éclairage qui semble si important dans une petite remarque, presque anodine, d’un autre livre de l’auteur !

tranxodyl dit: à

pardon d’abuser de l’hospitalité mais ce mot « spécial » qui a fasciné cet auteur a une amplitude de résonance entre la chanson par Monroe
Specialization, specialization.
et en cheminant médecine et restauration u souvenir de l’allemand  » Sonderkommando – ‘Special Commandos’. »

tranxodyl des fluts pas enchanté dit: à

un site qui aide peut-être à comprendre la fortune du mot »spécial » dans la société du spectacle et des effets spéciaux , sans argmuents spécieux
Naissance de l’expression « Effets spéciaux » Téléchargement

31_32 dit: à

merci pour ce bel article qui donne effectivement envie de lire Roopa Farooki ! Le mot neurotypique est lui aussi assez intriguant…

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