Comment j’ai traduit Annie Ernaux en espagnol
Le premier jour du séminaire de mon ancien directeur de recherche sur la littérature française de l’extrême contemporain, à Paris-III, Bruno Blanckeman donne une liste d’une dizaine d’auteurs à lire. Le titre Journal du dehors se détache pour moi des autres : il renvoie à l’écriture que j’avais entreprise cette année-là à Paris, transcription détaillée du vécu de scènes, dialogues, lieux, contre l’oubli. De retour à Buenos Aires, j’entreprends comme chercheuse un travail de « divulgation » de l’œuvre de cet auteure très peu connue en Argentine. Mon principal objectif était de traduire Annie Ernaux pour la faire découvrir. Peu après, je rencontre une jeune Parisienne qui montait un projet éditorial entre la France et l’Argentine – Milena Paris – au sein des éditions indépendantes Milena Caserola. On décide ensemble de créer la collection extremeContemporaneo pour traduire des auteurs français actuels, avec l’intention d’offrir des traductions de qualité vers l’espagnol rioplatense (les auteurs « arrivent » très souvent d’Espagne et parfois ces livres sont épuisés, comme ceux d’Ernaux). Avec Journal du dehors et La vie extérieure (réunis dans un seul volume), je suis retenue pour le programme “La Fabrique des traducteurs” CITL à Arles. Une expérience collective de traduction, des tuteurs nous accompagnent, nous guident, une véritable communauté utopique…
Ces deux livres sont écrits dans une langue simple, transparente, « plate », comme dirait l’auteur. Cela m’a permis, dans un premier temps, de faire un passage automatique, littéral, rapide, presque une traduction simultanée à la lecture. Par ce rythme fluide et ininterrompu de traduction, le texte entrait rapidement en moi pour ressortir dans une langue qui donnait à lire un espagnol correct mais auquel manquait la voix, si singulière. Plus que la langue, c’était une poétique ou un rythme dont il fallait tenir compte, alors, comme un guide spirituel, je me suis rapprochée de l’idée d´une « poétique du traduire » chère à Henri Meschonnic. Par la « banalité » de son écriture, il fallait paradoxalement traiter chaque fragment comme un précieux poème. Mais ensuite il fallait que j’articule l’ensemble, par la continuité et la permanence de la voix. Cette voix est, en partie, celle du sous-texte – l’ethnotexte – et d’un style particulier que je nommerai, dans le sillage de Roland Barthes, la notatio. Cette notation simple devient subrepticement chez Ernaux une arme ironique et critique des temps modernes, de la Ville Nouvelle, Cergy-Pontoise. Ce ton, je voulais à tout prix le garder.
À la première lecture, l’espagnol rendait son discours plus sérieux, intellectuel, parfois même théorique, trahissant un certain « humour de la distance ». Cette blancheur de l’écriture, naturelle en français, ne paraissait pas convenir à l’espagnol. Pour faire honneur au texte, je devais, en somme, faire le contraire : le remplir, le densifier. Comme un animal mort auquel il faut donner l’apparence d’un être vivant, l’espagnol demandait, paradoxalement, à être embaumé, farci (oui, l’image n’est pas très poétique) pour arriver à cet état de langue blanchie, corps vidé de couleurs. Bref, pour trouver ce rythme de la voix, j’ai dû comprendre que je devais moi-même en créer une toute nouvelle, et qui n’était pas la sienne, mais devenait comme la sienne si je prenais en compte les outils propres à l’espagnol. Ma conclusion, au moins pour ce texte : le français a le pouvoir de se condenser, l’espagnol exige la narration. Cela voulait dire tout simplement : écrire. Je devais créer mon style, me mettant dans une position peu confortable dont j’ai pu me libérer en acceptant que traduire et écrire sont, peut-être, une même chose. En fin de compte, l’écriture n’est-elle pas une traduction ? Traduction linguistique d’une perception, d’une pensée, d’une image qu’on cherche à réifier en mots ?
Le rythme tranchant (ce n’est pas par hasard qu’Ernaux a parlé de son écriture comme d’un couteau) venait en français de la nominalisation, des infinitifs, des participes présents, de l’absence de déterminants, de la juxtaposition, tous bien sûr existant en espagnol mais qui, réunis, conféraient au texte une teinte trop obscure pour une écriture blanche… Alors je me suis mise à conjuguer les verbes, à ajouter des déterminants, à remplacer des noms par des actions, à couper la juxtaposition. Je pourrais dire que traduire ce livre a été comme d’être invitée à un grand bal où plusieurs mouvements se succèdent. Quand j’ai compris que ces modifications, comme des mouvements, me faisaient danser et faisaient danser le texte, j’ai accepté l’invitation. D’abord je boitais, me coinçais, faisais des pas maladroits, pour enfin me sentir bouger, aimantée au rythme des airs…
Au début, je ne me rendais pas compte combien l’altération de l’ordre des syntagmes ou des mots dans la phrase pouvait conférer du rythme au texte espagnol, car les phrases étaient simples et pouvaient parfaitement conserver l’ordre du français. Mais j’ai vu qu’il fallait bouger, traiter les mots comme les petites pièces d’un énorme puzzle, petits mouvements microscopiques d’essai, des petits pas style samba… Modifications imperceptibles mais cruciales puisque finalement, dans ce style épuré, chaque mot est chargé d’un poids énorme.
Ernaux fait un usage libre de la ponctuation. Les virgules donnent le rythme au texte, l’accélèrent, créant une pensée continue qui ne s’arrête pas au fragment. Alors qu’en espagnol, leur présence massive ne faisait qu’arrêter ce flux : j’ai enlevé beaucoup de virgules mais j’en ai remis ailleurs, j’ai ajouté des deux-points ou j’ai coupé encore la phrase en deux (pour restituer ainsi la force d’attaque à la fin d’une phrase ou d’un fragment.) J’ai essayé de créer un autre système de juxtaposition – d’autres accents et syncopes qui ralentissaient ou précipitaient le rythme, selon la cadence ou la prosodie propre à ma langue. Faire exactement le contraire du français pour se rapprocher de l’espagnol…
Le recours au pronom « on » fonctionne dans ce texte comme le sujet à la fois personnel et impersonnel de l’ethnotexte. Je pense que la traduction de ce pronom a été un des plus grands défis puisque, presque à chaque fois, je pouvais faire un choix parmi un grand éventail de pronoms espagnols : se, uno, nosotros, ellos et même yo. Mais aucun ne possède cette neutralité pronominale (ou devrais-je dire encore blancheur ?) qui va de pair avec son intention d’une écriture transpersonnelle, son autosociobiographie : elle dans les autres, les autres en elle, ce mélange de vies so far so close qui se côtoient dans la foule d’anonymes des espaces communs – bref, le « on » est la ville. Le « on » peut être aussi pensé comme la substance même de son « écriture photographique » : un photographe produisant des clichés (chaque fragment) participe bien à la fois dans le choix de l’image, du cadrage, de l’intensité des couleurs, mais comme une présence invisible.
Emploi régulier de verbes à l’infinitif, de participes présents, voire manque absolu de verbes. À plusieurs reprises, l’espagnol – qui fonctionne comme une langue plus « personnelle » ou qui a moins de chance de reproduire des actions impersonnelles – exigeait de conjuguer des infinitifs ou d’en ajouter quelques-uns, de remplacer les participes par des verbes conjugués ou encore de remplacer les substantifs par des infinitifs…
Dès le commencement, j’ai pris la décision de faire une traduction vers l’espagnol d’Argentine, ce qui se justifiait par ailleurs en raison d’une question de droits valables pour ce pays et le reste de l’Amérique latine. Mais tout de suite, des paradoxes : Word souligne les argentinismes comme des erreurs de langue que je ne peux ressentir – par ce rouge vif qui inonde soudain le texte – comme un « mauvais » choix. Puis je me suis rendu compte que je choisissais inconsciemment des mots espagnols parce que plus « littéraires » (reparar au lieu d’arreglar, par exemple). Je me suis finalement dit que je devais me laisser porter par ma propre langue d’Argentine, ce qui m’a libérée de nombreux doutes et a rendu étonnamment plus naturelle la traduction. J’ai fini par oser les mots du quotidien argentin : colectivo (bus), subte (métro) ou changuito (caddie), alors qu’au début je craignais une traduction « trop » argentine, que cela donne l’effet non pas de banlieue mais de conurbano bonaerense. En revanche, j’ai voulu conserver en langue originale « RER » ou « banlieue » – que j’ai pu expliquer dans l’unique note en bas de page dans l’avant-propos de l’auteur. J’avais envie que cette réalité culturelle reste intacte. Nouveau paradoxe : respecter, dans une voix argentine, la réalité française.
Ces journaux sont avant tout des livres topographiques, et même photographiques. Pour mieux connaître cette réalité et mieux me situer dans son espace et ses multiples déplacements, je me suis rendue au vrai Cergy. J’ai pu voir de mes propres yeux ces « rues pavillonnaires », ces « maisons clean », que je ne pouvais traduire autrement qu’à l’aide de périphrases, puisque inexistantes dans le contexte urbanistique des villes latino-américaines. Cette expérience de traduire une réalité devait me conduire à cette réalité dans laquelle je me suis plongée grâce à la meilleure guide touristique : l’auteure elle-même. Avec grande émotion, j’ai vécu des scènes très proches de celles du livre, qui s’écrivaient dans ma tête en espagnol, imitant le style d’Ernaux. Instants où l’écriture rejoignait le réel et où le réel rejoignait l’écriture…
SOL GIL
(Cet article est paru une première fois sur le site IF Verso , « la plateforme du livre traduit »)
3 Réponses pour Comment j’ai traduit Annie Ernaux en espagnol
belle analyse.
oui, interessant et juste
« …limiter le mot à son sens, c’est le faire éclater, le rendre à la fois infranchissable et compact… »
G.-A. Goldschmidt Peter Handke (Seuil)
Belle recherche d’une langue à l’autre.
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commentaires