Comment ranger le corpus aristotélicien
Il y a deux façons d’analyser les textes d’un corpus en vue de les ranger dans un ordre chronologique. On peut d’abord s’appuyer sur des critères doctrinaux, en déclarant des passages porteurs d’une doctrine plus « archaïque », et plus anciens que des textes plus « avancés ». On est évidemment grandement aidé dans cette entreprise si l’auteur lui-même a fourni des indications en ce sens, ce qui n’est malheureusement pas le cas d’Aristote. On peut aussi prendre en compte des critères stylistiques, parce que, au cours de sa vie, tout écrivain évolue dans ses manières de s’exprimer. C’est cette dernière méthode qui a permis, depuis la fin du XIXe siècle, de ranger les dialogues platoniciens en grandes familles, dialogues de jeunesse, de la maturité, de vieillesse. Or la nature même des textes d’Aristote qui nous sont parvenus nous interdit cette approche stylistique (…)
Selon une histoire rapportée par Strabon, la bibliothèque du successeur d’Aristote à la tête du Lycée, Théophraste, qui contenait les oeuvres de son maître et les siennes, fut, après sa mort vers 288 avant J.-C., entreposée dans une cave. Ce n’est qu’au début du Ier siècle avant J.-C. que les textes d’Aristote furent publiés par le philosophe péripatéticien Apellicon de Téos, qui répara comme il le put les outrages du temps. Sylla fit transporter la bibliothèque d’Apellicon à Rome, où elle finit entre les mains d’un grammairien, Tyrannion, qui publia au moins une partie des textes d’Aristote. Enfin, étape dernière et décisive racontée par Plutarque, Andronicos de Rhodes, qui était à cette époque à la tête du Lycée, acquit les ouvrages d’Aristote et les publia en les réorganisant en un « corpus » accompagné de « tables ».
C’est encore, à peu de chose près, dans cette édition que nous lisons Aristote. Cette histoire, à laquelle Andronicos et ses compagnons ont peut-être ajouté quelques touches dramatiques, est globalement corroborée par un fait textuel qui a beaucoup occupé les interprètes de l’aristotélisme. Il semble bien qu’assez tôt après la mort de Théophraste les traités d’Aristote n’aient plus été accessibles, en tout cas hors du Lycée. Ainsi, du temps de Cicéron, les gens qui s’intéressent à la philosophie ont entre les mains un autre Aristote qui est, notamment mais pas uniquement, constitué de dialogues à la manière platonicienne. Les différences avec « notre » Aristote devaient être notables. Ainsi sommes-nous aussi étonnés par le contenu des doctrines aristotéliciennes que Cicéron résume que de le voir louer les qualités littéraires d’Aristote… (…)
Le corpus aristotélicien que nous avons diffère de ce qui est pour nous le texte d’un auteur, de deux manières. On a souvent dit que les traités qui nous sont parvenus, ou la plupart d’entre eux, étaient des notes de cours prises par des collègues ou des élèves d’Aristote au Lycée. Cette hypothèse est, certes, fort compatible avec ce que nous savons de la nature collective du travail dans les écoles philosophiques antiques, mais elle manque du moindre témoignage historique en sa faveur. Il est, en revanche, vraisemblable que les textes de notre corpus sont le résultat d’un travail collectif dans lequel le rédacteur a incorporé les réactions du maître aux critiques et remarques des assistants. Il est également probable que ce travail a pris du temps. Un signe particulièrement intéressant de cette composition des traités sur une période relativement longue nous est donné par les références internes du corpus lui-même.
Ainsi l’Histoire des animaux et Les Parties des animaux, étant deux traités complémentaires en ce que le second explique des faits relevés par le premier, se réfèrent-ils assez souvent l’un à l’autre, et cela dans les deux sens. Mais il est remarquable que ces références se font parfois comme à un traité existant et parfois comme à un texte à écrire. Le fait de ne pas avoir affaire à des textes directement écrits – ou plutôt dictés, car les Anciens dictaient plus qu’ils n’écrivaient – par Aristote a dû lever les derniers scrupules, pour autant qu’il en ait eu, qui auraient pu freiner Andronicos dans sa remise en ordre du corpus. Car non seulement les textes de ce corpus ne sont pas directement de la plume d’Aristote, mais ils ont été découpés, déplacés, partiellement réécrits, dotés de transitions qui n’étaient pas dans l’original, voire amputés de passages jugés superflus ou discordants. Et, surtout, ils ont été mis dans un ordre systématique qu’Andronicos a dû trouver « naturel ».
Dans ces conditions, il est illusoire de vouloir soumettre les textes du corpus aristotélicien à une analyse stylométrique qui permettrait d’y distinguer des couches chronologiques. Restent donc les hypothèses chronologiques fondées sur des critères doctrinaux. Mais, si deux textes divergent doctrinalement et que cette divergence n’est pas due à la paresse intellectuelle des interprètes qui n’ont pas pu, ou pas voulu, les accorder entre eux, comment décider qu’un passage est antérieur à un autre, sinon au nom d’une décision préalable de ce qu’a été l’évolution intellectuelle d’Aristote ? Si nous jugeons un passage plus « platonicien », nous le déclarerons antérieur à un autre qui l’est moins. Mais, d’autre part, comment savons-nous qu’Aristote est devenu de moins en moins platonicien, sinon parce qu’il y a des textes plus anciens qui sont platonisants et des textes plus tardifs qui le sont moins ? En fin de compte, on peut retenir ceci. Il est à peu près certain qu’Aristote a évolué doctrinalement au cours de sa carrière, et il n’est pas absurde, en comparant des textes, de faire des hypothèses chronologiques. Mais ces hypothèses doivent venir après l’analyse de ces textes, alors que la lecture même de ces textes ne doit pas dépendre de ces hypothèses chronologiques.
Les auteurs modernes ont eu tendance, contrairement à leurs prédécesseurs anciens, à creuser le fossé doctrinal entre Platon et Aristote. On cite souvent la remarque du poète Coleridge, qui disait :
« Tout homme est né aristotélicien ou platonicien ; je ne pense pas que quiconque né aristotélicien puisse devenir platonicien, et je suis sûr que personne né platonicien ne peut se transformer en aristotélicien. Il y a deux classes d’hommes, et il est impossible d’en concevoir une troisième. »
Une affirmation qui aurait paru absurde aux commentateurs néoplatoniciens d’Aristote. Mais, pour illustrer ce propos, ce n’est pas tant le contenu des doctrines qu’il convient d’examiner, en essayant de savoir, par exemple, si la forme aristotélicienne est une version recyclée de l’Idée platonicienne ou si le Premier moteur immobile joue aussi le rôle du démiurge du Timée, mais l’orientation générale du platonisme et de l’aristotélisme. Or Aristote s’oppose radicalement à Platon sur au moins deux points, et ces deux points suffiront à définir les contours d’un « penser aristotélicien » qui, au cours des siècles, disparaîtra et renaîtra plusieurs fois. Il y a d’abord la confiance foncière et inébranlable d’Aristote dans la perception sensible, confiance qui s’intègre dans une conception optimiste de la nature en général et de la nature humaine en particulier (…) Le second point sur lequel Aristote s’oppose fortement à Platon concerne la conception même du savoir (…)
Il est facile de comprendre pourquoi Aristote a subi une longue éclipse, qui a duré, avec des intensités diverses, du XVIIe à la première moitié du XXe siècle. Lourdement christianisé par les grands Scolastiques, Aristote véhicule incontestablement une odeur de sacristie. À lire les remarquables commentaires qu’en ont faits les maîtres jésuites du XVIe siècle, on se rend d’autant mieux compte de l’importance de l’étude du corpus aristotélicien dans le cursus scolaire, et que l’ordre jésuite n’était pas, contrairement à celui des dominicains, fortement lié à une tradition aristotélicienne à travers le thomisme. Contre toute logique historique,
Aristote fut considéré comme le penseur « de base » du christianisme et subit de plein fouet les critiques antireligieuses de l’époque moderne. Le second pilier de la méfiance moderne à l’égard d’Aristote, c’est (…) la naissance et le développement des sciences physiques. La science antique, qui connut dans tous les domaines une prodigieuse renaissance au IIe siècle de l’ère chrétienne, reste jusqu’à la fin de l’Antiquité marquée par une sorte de partenariat avec l’aristotélisme, dont il a été question plus haut. Or, à l’exception des mathématiques arabes, ce qui n’est pas rien, les sciences n’ont guère progressé durant le Moyen Âge, de sorte que c’est encore et toujours Aristote, son monde clos et sa physique qualitative, que les Galilée et Descartes avaient en face d’eux. Ajoutons, pour expliquer la désaffection des intellectuels envers Aristote, des causes plus particulières, par exemple le fait que la technicité de ses textes, notamment comparés à ceux de Platon, en réservait la lecture à des spécialistes.
Même les hellénistes qui, au XXe siècle, ont changé notre perception du fait grec, et l’on pense surtout à Jean-Pierre Vernant et à ses disciples, avaient très peu lu Aristote. Une époque, la nôtre, où les grandes synthèses intellectuelles ne sont, provisoirement du moins, plus de mise, mais où, à l’inverse, chaque domaine de savoir entend se structurer selon sa logique propre, est évidemment plus ouverte à une influence aristotélicienne. Déjà, au XIXe siècle, Cuvier avait donné à la biologie moderne, dont il était en réalité le fondateur, un fondement historique dans la zoologie aristotélicienne. Aujourd’hui, ce sont surtout les sciences dites « humaines » qui revendiquent une archéologie aristotélicienne, de la linguistique à l’anthropologie sociale, en passant par la psychologie, l’éthique et la science politique.
(extrait de sa préface)
Aristote
Oeuvres complètes
sous la direction de Pierre Pellegrin
89 euros, 2923 pages
Flammarion
3 Réponses pour Comment ranger le corpus aristotélicien
Bonjour Monsieur Pellegrin,
j’ai lu votre chronique avec intérêt.
J’ai également relu le petit cahier central du numéro de Philosophie magazine de novembre 2014 » Aristote et le courage dans l’ethique à Eudème », dont vous signez la préface.
Indépendamment de tout un tas de considérations sur les sciences, et sur la transmission des savoirs scientifiques, leur contenu et leur provenance, leur public, spécialiste ou non, il y a un point de traduction qu’il me plaît bien d’avoir comparé.
Dans ce cahier central il y a une traduction intégrale du chapitre IV du livre II de l’Ethique à Eudème, ref 1221b) 1222a).
Extrait:
« Après avoir saisi cela, il faut ajouter que puisqu’il y a deux parties de l’âme, les excellences elles aussi se rangent sous ces divisions: d’un côté les excellences intellectuelles, celles qui appartiennent à la partie rationnelle (elles ont pour effet la vérité concernant le mode d’être ou son devenir; d’un autre côté celle de la partie irrationnelle qui contient le désir (en effet dans l’hypothèse où l’âme est divisée en plusieurs parties, le désir n’appartient pas à n’importe laquelle de ses parties). Le caractère est donc bon ou mauvais selon qu’il poursuit ou évite certains plaisirs et certaines peines. Cela est évident à partir des distinctions que nous avons faites à propos des affections, des puissances et des états. En effet les puissances sont puissances d’affects comme les états sont possession d’affects; les affections, elles, se distinguent par une peine ou un plaisir. En conséquence, pour ces raisons et à cause des thèses antérieurement posées, il s’ensuit que toutes excellence ethique concerne des plaisirs et des peines. En effet âme s’améliore et se détériore naturellement sous l’effet de certaines choses et le plaisir est relatif à ces facteurs et porte sur eux. D’ailleurs c’est à cause des plaisirs et des peines que nous parlons de gens mauvais, parce qu’il recherchent autrement qu’il le faut et ou ceux qu’il ne faut pas. »
J’ai noté quelques nouveautés: πάθη y a été traduit par affection et ὄρεξιν par désir et ἀρεταὶ par excellence ( c’est un peu platonicien).
Peut-on regretter que, pour des sommes comparables à celle-ci, il n’existe pas, sur le site de l’éditeur par exemple, des outils de recherche/indexation lexicale/thématique français/grec en ligne qui constitueraient un notable mieux-disant et qui, renvoyant en résultat des références paginées dans l’édition papier, préserveraient naturellement, sans artifice de protection, la propriété intellectuelle, d’où partant, le droit et le juste ?
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…Ah,!Ah,!Ah,!…pour moi,! je répond en partis à ces questions, dans le post précédent ,!…4 décembre 2014 …à…. 0 h 10 mn,!…
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…ramener les histoires à leur naturel-humain,…c’est changer l’histoire,!…
…sans cinéma, de la romaine » au viol « , sur le dernier » roi étrusque « ,…( pour le renverser ), la première » ère » de la république-romaine, n’eut peut-être jamais eu lieu,!…et peut-être toute l’histoire » changer » en totalité,!…extraordinaire,!…Non,!…
…inimaginable,!…pas de conquètes romaines, peut-être l’Europe phénicienne,!…ou mongole,!…
…comme un » rien » de connivence, peut tout changer,!…s’est renversant dans le chemin du futur,!…
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…les mondes similaires parallèles,!…l’histoire qui est, qui n’est pas la bonne histoire » attendue « , par la nature de la terre,!…
…quel polar,!…Ah,!Ah,!Ah,!…
…tu vient chérie,!…mais c’est ma femme,!…je croyais que c’était la mienne,!…notez bien, qu’avec vos billets à l’h€ure,!…ma femme va être ravie de vous accompagner,!…n’est ce pas CuneGonde,!…Ah,!Oui,!…c’est pour l’accompte aux poils à schiste,!…çà nous fera » pétroleuses à cage aux folles « ,…
…Aristote,!…revient,!…au Secour,!…
…encore un » gay « ,!…à copier/coller,!…
…ton trusquin tu scelle à chaud, ou tu plafonne à froid,!…etc,!…
…déjà hors sujet,!…le doux Platon qui est le nôtre, le vôtre, le leurre,!…ferré et poings liés,!…encore,!…etc,!…
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