Rimer avec l’auteur, reproduire le rythme
J’ai à ce jour traduit les vingt huit Poèmes tardifs (« Späte Gedichte ») d’Hölderlin consacrés aux thèmes des saisons et de la Nature, ensemble pour lequel j’ai commencé, sans trop d’illusion, à chercher un éditeur ; une cinquantaine de Sonnets de Shakespeare -il m’en reste une centaine, ce qui m’occupera sans doute jusqu’à la fin de l’année au moins ; une quinzaine de poèmes de Robert Frost ; et ponctuellement quelque autres poètes de langue anglaise ou allemande.
L’été
Au doux murmure des vents vont les journées en voyage,
Quand la splendeur des champs elles échangent pour les nuages,
La fin de la vallée touche les ténèbres des monts,
Là-bas où les vagues du flot s’enfoncent en un plongeon.
Les ombres des bois tout alentour s’étalent,
Là où aussi, le ruisseau au loin dévale,
Et l’on voit claire, l’image du lointain briller,
Quand en ces heures, son sens fait l’homme se trouver.
(Die Tage gehn vorbei mit sanfter Lüfte Rauschen,
Wenn mit der Wolke sie der Felder Pracht vertauschen,
Des Tales Ende trifft der Berge Dämmerungen,
Dort, wo des Stromes Wellen sich hinabgeschlungen.
Der Wälder Schatten sind umhergebreitet,
Wo auch der Bach entfernt hinuntergleitet,
Und sichtbar ist der Ferne Bild in Stunden,
Wenn sich der Mensch zu diesem Sinn gefunden.)
Les principes de traduction que j’ai adoptés, auxquels je n’ai pas trouvé beaucoup d’écho dans mes lectures sur la « traductologie » sont les suivants :
– Rimer quand l’auteur rime
– Idéalement, respecter le nombre de syllabes, et l’endroit de la césure quand elle est nette. Ce que j’ai fait pour les Späte Gedichte d’Hölderlin, pas pour Shakespeare. L’anglais étant tellement plus concis, je pense que le décasyllabe français oblige trop souvent à se priver de trop de sens. Pour les Sonnets j’ai choisi un dodécasyllabe qui n’est PAS un alexandrin, mais un « pentamètre français », à cinq accents toniques, ou « groupes phoniques ».
– Mais dans tous les cas, essayer de reproduire le rythme, en reproduisant le nombre d’accents toniques par vers ; dans une langue peu accentuée comme le français, dont la poésie en général – et par conséquent les traducteurs de la poésie étrangère- se préoccupent de ce fait assez peu de la régularité rythmique, comme le font la poésie anglaise et allemande. Donc, pour employer le jargon des « traductologues », une approche « sourcière » et non « cibliste ».
– une diction française non « poétiqueuh » :
La prononciation du « e » dans la diction poétique, alors qu¹il est élidé dans la langue «naturelle », est une spécificité française. Ni l’allemand ni l’anglais n’ont de procédé équivalent : ce sont des langues accentuées et rythmées, contrairement au français, et leur poésie ne recourt donc pas à une diction artificielle pour produire une musique conventionnelle signalant que « ceci est de la poésie ».
Ce temps de l’année tu peux observer en moi,
Quand ne sont que des feuilles jaunes, ou aucune, ou guère,
Pendues à ces rameaux frissonnant dans le froid,
Choeurs vides en ruine où chantait l’oiseau doux hier.
En moi tu peux voir le crépuscu le d’une journée
Qui disparaît à l’ouest, couché le soleil,
Elle sera sous peu par la nuit noire emportée,
Cette soeur de la mort qui scelle tout dans le sommeil.
En moi tu peux voir le rougeoiem ent d’un brasie r
Qui là sur les cendres de sa jeunesse gît,
Ce lit de mort sur lequel il doit expirer,
Consumé par cela même qui l’avait nourrit.
Tu perçois cela, qui rend ton am our plus haut,
Pour aimer bien ce qu’il faut que tu quittes bientôt.
(That time of year thou mayst in me behold
When yellow leaves, or none, or few, do hang
Upon those boughs which shake against the cold,
Bare ruin’d choirs, where late the sweet birds sang.
In me thou seest the twilight of such day
As after sunset fadeth in the west,
Which by and by black night doth take away,
Death’s second self, that seals up all in rest.
In me thou see’st the glowing of such fire
That on the ashes of his youth doth lie,
As the death-bed whereon it must expire
Consumed with that which it was nourish’d by.
This thou perceivest, which makes thy love more strong,
To love that well which thou must leave ere long. )
Shakespeare, Sonnet 73
Je me suis donc imposé comme règle pour ces traductions que le « e » doive toujours être prononcé de façon naturelle, c’est-à-dire élidé le plus souvent, comme il l’est dans le français que nous parlons ; en cas de choc de consonnes dentales ou chuintantes ou identiques, ou d¹accumulation de plus de deux consonnes en cas d’élision, le e est par contre prononcé naturellement : il suffit de se fier à son oreille…`
CLAUDE NEUMAN
(Photos D.R. et Passou)
13 Réponses pour Rimer avec l’auteur, reproduire le rythme
C’est bien, de rimer quand ça rime — je ne dirai pas le contraire. Mais la rime n’est qu’un élément parmi d’autres d’un organisme très complexe, et toujours imprévisible. On ne peut pas rimer en oubliant la syntaxe, les lois élémentaires de la langue française, la sonorité, les lois de la construction d’un vers (la symétrie, les échos intérieurs) — et, bref, ce que je lis est, hélas, accablant. Je me permets donc d’analyser, vers à vers, le sonnet de Shakespeare — un des plus beaux qu’il ait écrits, sans doute, et que Claude Neuman massacre, en toute bonne foi, et en pensant qu’il est proche du texte.
Je suis désolé d’être sincère.
*
Ce temps de l’année tu peux observer en moi,
— où est la césure ? à « tu » ?
Le vers de 10 ou de 12 n’existe que par la césure, il ne s’agit jamais de compter les syllabes.
et, ces mots visiblement comptés, ils veulent dire quoi ?
Quand ne sont que des feuilles jaunes, ou aucune, ou guère,
— ce vers-là, c’est du charabia, tout simplement.
Pendues à ces rameaux frissonnant dans le froid,
Choeurs vides en ruine où chantait l’oiseau doux hier.
l’oiseau doux ? l’oiseau douzière ? et pourquoi un seul oiseau ?
En moi tu peux voir le crépuscule d’une journée
même question que pour le premier vers ? où est la césure ?
Qui disparaît à l’ouest, couché le soleil,
« couché le soleil » c’est quoi ? un complément de temps ?
Elle sera sous peu par la nuit noire emportée,
Si je le lis, ça donne ça : elserasoupeupar…
Cette soeur de la mort qui scelle tout dans le sommeil.
Ici, c’est le décompte des syllabes qui est absurde : « cette sœur de la mort » fait un hémistiche classique (qui, au demeurant, n’a rien à faire dans un sonnet de Shakespeare, mais bon, ça fait français)
est suivi par un hémistiche ainsi prononcé, je suppose : « qui scel tout dans l’sommeil. » — Mais pourquoi ? — Juste parce que le traducteur ne sait pas faire autrement, et qu’il veut rimer à tout prix.
En moi tu peux voir le/rougeoiement d’un brasier
césure impossible, une fois encore
Qui là sur les cendres/ de sa jeunesse gît,
sur les cendreux ? (puisque c’est censé être un alexandrin)
et j’arrête là….
Bonjour Monsieur Markowicz,
« (puisque c’est censé être un alexandrin) » : eh non, justement, un dodécasyllabe mais pas un alexandrin. Je le précise et si vous aviez pris la peine de me lire, cela vous aurait évité de chercher à tout prix une césure produisant deux hémistiches égales, et donc d’entendre les vers de façon absurde, comme si les règles de la poésie française classique devaient s’imposer seules et à jamais à tous les élèves studieux et obéissants comme vous…
Pour le reste, les goûts et les couleurs sont ce qu’ils sont : vos traductions de Shakespeare en décasyllabes qui sont censées être rythmées mais confondent souvent le nombre de syllabes et de pieds (un décasyllabe qui n’a pas cinq accents toniques n’est pas un pentamètre), ainsi que votre langue, m’écorchent les oreilles, comme les miennes écorchent les vôtres (sans que j’ai pris la peine de me précipiter pour le dire, puisque je n’ai pas de gagne-pain à défendre en l’occurrence), donc je ne suis pas surpris ; mieux valent les opinions tranchées comme les nôtres que l’indifférence, qui sur ce sujet, est assez générale.
Bonsoir Messieurs,
Je découvre ce sonnet, par les pieds…
Alors j’ai du recourir à une autre traduction, avant que d’en percevoir, l’horrible complication.
In me you can see that time of year/
When a few yellow leaves or none at all hang/
On the branches, shaking against the cold,/
Bare ruins of church choirs where lately the sweet birds sang./
In me you can see only the dim light that remains/
After the sun sets in the west,/
Which is soon extinguished by black night,/
The image of death that envelops all in rest./
I am like a glowing ember/
Lying on the dying flame of my youth,/
As on the death bed where it must finally expire,/
Consumed by that which once fed it./
This you sense, and it makes your love more determined/
Causing you to love that which you must give up before long.
Pour ce qui concerne Hölderlin, il semble avoir donné plusieurs textes Der Sommer ?
J’ai oublié le lien pour mon message précédent, m’interrogeant sur ce à quoi ce sonnet « rime »:
http://www.shakespeare-online.com/sonnets/73detail.html
« Pour ce qui concerne Hölderlin, il semble avoir donné plusieurs textes Der Sommer ? »
Oui, cinq.
Merci M. Neuman, je n’arrive pas à saisir bien le paysage d’été de ce poème en français d’ Hölderlin.
Pour le sonnet de Shakespeare, je pense que c’est voulu cette mise en rime orthographique (12) nourrit/nourri, avec le t muet.
Ce qui heurte un peu, à ma lecture de votre traduction, M. Neuman,- louable entreprise après Chateaubriand, Hugo- c’est cette perte du rendu de ce moment unique, that time, such day, de cette prise de conscience, une injonction presque à rendre l’instant vécu, plus intense, car il ne se renouvellera pas.
C’est maladroit, mais, cela ressort aussi du fait que traduire un poème ne peut en être son aboutissement.
Pour Hölderlin, je n’ai qu’un petit recueil en français, qui s’ouvre sur un ode à Rousseau. Encore lui.
» Notre journée humaine, ah, que les bornes sont étroites
Tu vis, tu vois, tu t’étonnes_ le soir est là ! »
mais pas encore.
Bonne journée.
– Comme c’est plus d’une fois le cas dans les « Späte Gedichte », la saison « décrite » est indécise, le titre du poème y faisant seul une référence directe.
– Nourri (t) : faute d’orthographe et d’inattention bien sûr, mais si, à la relecture, elle ne m’a pas sauté aux yeux c’est sans doute en effet qu’ils étaient satisfaits par la rime visuelle.
– « such day » : vous avez raison. Cela fait partie je crois de ces formulations, parfois très simples, qui n’ont peut-être pas d’équivalent vraiment satisfaisant en passant d’une langue à l’autre, et d’ailleurs aucun autre traducteur français de ce Sonnet n’en trouvé à ma connaissance. Employer « cette », « ce » est une option : (« le déclin de cett’ journée », « la lueur de ce brasier »), mais qui ne me satisfait pas plus ; pas plus que « comment décline », « comment rougeoie ». Et employer « telle » / « tel », plus fidèles, ne m’a conduit qu’à une impasse. Mais la bonne solution existe sans doute potentiellement, c’est ce qui fait qu’on en a jamais fini –heureusement.
M. Neuman, merci de la réponse.
Au préalable, le milieu de la littérature n’est pas non plus un gagne-pain pour moi, so only for Poetry.
Merci de ces précisions sur ce poème d’Hölderlin. J’ai lu sur le web, qu’il est daté du 17 mai 1758, signé de son pseudo Scadarnelli. Hölderlin est né en 1770. Je comprends que la datation est incertaine, dans ses écrits dits tardifs.
S’il faut situer la saison, tenant compte du titre, alors ces ombres, dans les aubes et les crépuscules, permises par le relief, en feraient également un été tardif, lorsque la lumière a déjà changé.
J’ai noté dans la préface du seul recueil que j’ai, écrite par J.F. Courtine, cette phrase qui me dit bien la dimension spirituelle, mystique, religieuse ?, de ce texte d’ Hölderlin :
« La présentation du tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable, comment le Dieu- et- l’homme s’accouple, et comment toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir illimité se purifie par une séparation illimitée »
La puissance de
« Dort, wo des Stromes Wellen sich hinabgeschlungen. » demanderait peut-être à être amplifiée
Je trouve par ailleurs « confort », que vous ayez joint deux poèmes aux auteurs si dissemblables, sur une même note.
Oui, j’aime penser que such, dans ce sonnet, reste intraduisible par le langage,et au-delà de la pensée mise en ordre métrique.
Merci de cet échange.
« Now is the summer of our discontent. »
D’accord avec la savoureuse critique de Markowicz. C’est bien que de courageux Yvan Karamazov relèvent le gant des Grands Inquisiteurs du « dodécasyllabe » de l’étrange aujourd’hui des traducteurs.
Pourquoi ajouter un « t » à ce « nourri » ?
Pour la rime visuelle avec le « gît » qui pend plus haut ? (Pensée magique ou graphie propitiatoire ?)
« (sans que j’ai pris la peine de me précipiter pour le dire, puisque je n’ai pas de gagne-pain à défendre en l’occurrence) »
Là, votre incise (bardée d’anapestes renversés dans les dactyles) réclamait le subjonctif car vous marquez l’absence de concession, « sans que j’aie », donc.
La grammaire, tout comme le pentamètre iambique, aime obéir aux ordres rythmiques et accentuels.
«Ma main écrit ce que lui dicte mon œil, et non ce qu’elle devrait, si bien qu’il m’arrive souvent de faire des fautes, auxquelles il faut veiller.» (Jean Cocteau à son éditeur Pierre Seghers).
S’il existe aujourd’hui certains traducteurs qui revendiquent leur fautes de grammaire comme faisant partie de leur style, ce n’est pas mon cas.
« des Grands Inquisiteurs du « dodécasyllabe » » : ( ?) encore un effort, essayez de lire le premier texte, qui a apparemment échappé à votre attention.
« bardée d’anapestes renversés dans les dactyles » :
Pour rester dans votre registre de pertinence, je dirais même plus :
« ma foi que la peste soit donc des ptérodactyles »… (« Pour Rimer avec l’Auteur, Reproduire le Rythme »)
Je vous conseille anacoluthe et catachrèse, qui ont eu leur heure de gloire :
http://www.babelio.com/couv/cvt_Le-Haddock-illustre–Lintegrale-des-jurons-du-ca_3819.jpeg
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