Aristote nous tend un miroir
Le premier intérêt à lire les Anciens, et notamment le volume d’Oeuvres (1664, pages, 69 euros) d’Aristote dans la collection de la Pléiade présenté par Richard Bodéïs, consiste à y chercher ce que nous avons encore en commun avec eux et en quoi ils nous enseignent à affronter les événements de notre vie. Le second, presque accessoire, est d’apprendre par quels hasards ces textes sont parvenus jusqu’à nous et combien d’altérations ils ont subies de la part des divers disciples et copistes qui nous en transmettent souvent seulement des fragments -qui nous deviennent essentiels. Ainsi, ce n’est qu’en 1871 et 1890 que fut découvert au Fayoum un papyrus de la version dite de la Constitution d’Athènes présentée dans ce volume par Philippe Gauthier, copie sans doute réalisée par plusieurs disciples au Ier siècle de notre ère.
Quoiqu’il en soit de ces vicissitudes éditoriales, l’ensemble des textes de ce volume offre à l’humanité la description la plus approfondie et la plus complète de ce que fut l’Athénien du IVe siècle avant notre ère. Cette œuvre peut être qualifiée de panoramique. Même si la condition d’Athénien limite considérablement son application au monde actuel, c’est un miroir de l’âme humaine, de la pensée et des mécanismes sociaux et culturels que nous tend Aristote puisque, aussi bien, ce sont les Grecs qui nous ont appris à penser.
Ses implacables et minutieuses observations s’apparentent à celles d’un entomologiste –comparaison relevée par Auguste Francotte dans sa présentation de la Politique. Elles contrarieront sans doute les idées « progressistes » inculquées par plus de vingt siècles de « civilisation », de Christianisme, d’optimisme, en somme, qui ne tolèrent plus l’esclavage, l’asservissement des femmes, le despotisme, pourtant toujours pratiqués sous des appellations truquées. Car, qui peut affirmer que notre monde soit celui de la justice et de l’égalité des droits ?
Ce qui est passionnant chez Aristote, c’est que l’élève de Platon, le maître d’Alexandre, écrivit ses réflexions voici vingt-cinq siècles. Aussi, la traduction et la mise en forme en « langue moderne » me choquent-elles parfois. Quelques expressions triviales font figure de tentatives de « désacralisation » qui nuisent à la vénération que les plus appliqués emploieraient à lire ce testament de la pensée humaine. Comme si les universitaires qui ont offert leur science à cette entreprise souhaitaient, afin de mieux se faire entendre, s’exprimer à la façon de nos hommes politiques ?
Bien sûr, ces longues et détaillées mises à plat des idées, des sentiments, des mécanismes politiques et sociaux nous semblent souvent abstraits et rendent difficile la concentration de notre pensée sur le déroulement complet d’un motif ou d’une minutieuse argumentation. D’autant qu’abondent les références aux doctes prédécesseurs -souvent inconnus du plus studieux des lecteurs d’aujourd’hui, aux héros mythologiques et aux dieux si éloignés de nous, ce qui rend leur fréquentation ardue. Aristote ne met pas les dieux en doute mais il les décrit comme autant de concepts du « bien », du « meilleur » état possible, du perfectionnement de soi. Enseignement –ou imprégnation- de la raison, du juste milieu, dont nul ne peut ni ne doit enfreindre la règle.
Cette édition débute par Ethique à Nicomaque et Ethique à Eudème dont les textes se recoupent ou se complètent parfois, différences qui donnent lieu à d’inépuisables études. Il n’est pas assuré que ces œuvres soient destinées, l’une au fils d’Aristote –qui se prénommait Nicomaque, comme son père, (détail touchant car il restait en usage dans les familles chrétiennes de donner au nouveau né les prénoms de ses deux grands-parents auxquels s’ajoutaient ceux de ses parrains ou marraine et du saint patron du jour de naissance. C’est ainsi que l’ensemble de mes prénoms ne figure pas sur mes papiers d’identité faute de place.) l’autre à l’un de ses disciples, Eudème ?
Dans ces ouvrages, Aristote cherche à établir en quoi consiste le bonheur de l’homme, ce qui, pour lui, est le vrai sens de chaque vie. Ce bonheur ne nous est procuré que par les vertus morales qui doivent diriger chacun de nos actes. Les règles qu’enseigne Aristote pour ce faire nous conduisent alors au plaisir, récompense des actes bien faits. L’éthique consiste pour chacun à choisir entre le bien et le mal. Chez Aristote, il s’agit d’analyser comment et pourquoi la loi, dans la société politique, favorise les bonnes habitudes de chacun. C’est la vertu plus que l’intelligence qui provoque la bonne décision.
Ses réflexions nous touchent par leur justesse qui vient comme un écho réprobateur aux décisions que fomentent les hommes politiques pour complaire à leurs électeurs : « C’est pourquoi, s’agissant de la politique, on n’est pas un auditeur approprié lorsqu’on est jeune. » (E. à N., p.5) :
«…à propos des œuvres réussies, on n’y peut ni retrancher, ni ajouter quoi que ce soit, dans l’idée que l’excès et le défaut ruinent la perfection, tandis que la moyenne la préserve. » (id., p. 37)
« Le mal, en effet, relève de l’infini, comme le conjecturait les pythagoriciens, alors que le bien relève du fini. » (id., p.38)
« La vertu est une moyenne. Mais, dans l’ordre de la perfection et du bien, elle constitue une extrémité. » (id., p. 38)
« Les connaissances rigoureuses et qui se suffisent à elles-mêmes ne laissent pas de place à la délibération. » (id., p. 53)
Valéry a puisé ici nombre de ses conceptions concernant le bonheur : eudaîmôn. Le bon génie –daimôn –être- intermédiaire entre la divinité et l’être humain. L’être humain est heureux dans la mesure où, contrairement aux animaux, il possède du « divin » :
« Aucun homme vertueux n’est sot ni insensé. » (id., p.84)
« La magnanimité implique de la grandeur, exactement comme la beauté implique un corps de grande taille, alors que les gens de petite taille sont séduisants et bien proportionnés, mais pas beaux. »
« Il est clair (…) que la sagesse doit être la plus rigoureuse des sciences. » (id., p. 130)
Le cynisme de Valéry (« La politesse, c’est l’indifférence organisée. Le sourire est un système. Les égards sont des prévisions ») n’est-il pas un écho de la remarque d’Aristote sur ce sujet ? :
« C’est d’ailleurs surtout chez les personnes âgées, semble-t-il, que ce genre d’amitié se développe, car ce n’est pas son agrément qu’on cherche à cet âge, mais son avantage ; elle se rencontre aussi parmi les gens à la fleur de l’âge et parmi les jeunes, chez tous ceux qui sont en quête de profit (…) ils n’éprouvent pas non plus le besoin d’une fréquentation assidue, à moins d’y trouver un avantage, car le plaisir qu’ils trouvent l’un à l’autre est exactement à la mesure des espérances qu’ils ont de retirer un bien du partenaire. » (id., p. 183).
Chez Valéry comme chez Aristote, le constat de l’inanité des actions humaines souligne la nécessité du perfectionnement individuel :
« Donc, plus loin s’étend la méditation, plus loin s’étend le bonheur, et plus les êtres passent de temps à méditer, plus ils ont de bonheur (…) Par conséquent, le bonheur doit être une forme de méditation. » (id., p.251)
« Car assurément, ne pas avoir de vie organisée en fonction d’une certaine fin est l’indice d’une grande étourderie. » (id., p. 265)
« …le sommeil est inertie de l’âme, et pas du tout une activité. » (id., p.280)
« …il faut bien comprendre qu’en tout contenu divisible, il y a la place pour un excès, un défaut et un milieu (…) » Suit le tableau des « affections moyennes, les plaisirs et les peines ». Ainsi, Aristote entreprend-il dans ses Ethique l’analyse des douze vertus qu’il classe en tableau faisant ressortir leur caractère de moyen terme entre deux excès.
Il est des vertus majeures –le courage, la douceur, la tempérance, la générosité, la magnificence, la magnanimité- et des vertus mineures : l’amabilité, la franchise, l’enjouement auxquelles il convient d’ajouter la pudeur, l’indignation et la déférence qui, elles, ne s’accompagnent pas de décision, vertus « moyennes » non vertueuses, comme l’indique Richard Bodéïs dans la notice qui accompagne les deux Ethique. Quant à la justice, elle représente la vertu dans sa totalité. Elle est la légalité même. La loi la commande, puisqu’elle commande de se conduire toujours avec vertu, quoiqu’elle ne la prescrive pas. Aussi le législateur doit-il être capable par expérience d’édicter des lois qui permettent de bons rapports entres les citoyens.
Pour Aristote, le plaisir est un bien. Il démontre comment il est attaché à l’action comme le bonheur est attaché à l’exercice de l’intelligence –notre part personnelle du divin. Ainsi le vrai bonheur inclue-t-il les principales vertus. C’est le bonheur du philosophe qui parvient à promouvoir le dieu en nous. Favoriser l’activité de l’intelligence, c’est rendre un culte au dieu qui est en nous. Nous retrouvons là Valéry :
« La plus grossière des hypothèses est de croire que Dieu existe objectivement…Oui ! il existe et de Diable, mais en nous. ! La culte que nous lui devons –c’est le respect que nous nous devons à nous-mêmes et il faut l’entendre : la recherche d’un Mieux par notre force dans la direction de nos aptitudes. En deux mots : Dieu est notre idéal particulier, Satan ce qui nous en détourne. » (Mauvaises pensées et autres).
Pour Aristote, comme pour Valéry, les hommes ont besoin d’amis : un ami est un autre soi-même. La seconde partie du volume, la Politique, recueille notre intérêt soutenu par la description de ce moule de nos démocraties que furent les démocraties antiques. Aristote décèle plusieurs espèces de démocraties. Pour lui, la pire et la plus malfaisante est celle où les citoyens pauvres, appâtés par des rémunérations, s’emploient à gouverner alors que les riches s’occupent à s’enrichir davantage. Point n’est besoin de souligner ! Pareille démocratie agit par décrets arbitraires et « cultive la licence des esclaves, des femmes et des enfants. » Comme le souligne Auguste Francotte dans la notice qu’il consacre à l’édition de la Politique, cette « démocratie extrême » se trouvait être celle d’Athènes du IVe siècle, aux temps d’Aristote, « saturée de démocratie » ! Les « désastreuses aventures guerrières » dans lesquelles s’était engagée la démocratie athénienne un siècle plus tôt, assortie à ses prodigalités aux Athéniens n’est pas sans rapport avec la situation que nous connaissons en 2016.
Déjà, une grande partie des citoyens –que l’on peut comparer à nos diverses oligarchies- tirant leurs confortables revenus de l’Etat, se trouvaient « violemment attachés au régime » et étaient prêts à en découdre avec ceux qui pouvaient mettre leurs privilèges en péril. Aristote souligne combien les « flatteurs » sont alors à l’honneur. Il s’agit de tous les discoureurs habiles à complaire au peuple, au plus grand nombre. Lorsque nos gouvernants envisagent un « salaire universel », ils ne font que copier la multiplication des charges rémunérées du temps d’Aristote. Nos championnats de foot, et autres festivités, ressemblent aux spectacles prodigués alors. De la même façon, nos ventes d’armes aux pires puissances sont comparables aux accords des oligarques d’Athènes avec les rois de Perse ou de Macédoine.
Les éminents savants qu’il faut citer –on remarquera que les collaborateurs de cette édition sont d’illustres inconnus du grand public, très éloignés par la qualité de leurs travaux et leur science approfondie de tous les prétendus philosophes qui discourent dans nos gazettes- ont donc étudié précisément la situation démographique de l’Attique aux temps d’Aristote. Sur les 300 000 habitants, 30 000 bénéficient de la qualité de citoyens dont 7000 fréquentent l’Assemblée et sont habilités aux charges de juges voire de législateurs. Quelques centaines seulement possèdent une charge gouvernementale parmi lesquels dix ou vingt participent effectivement au gouvernement d’où ils tirent d’importants émoluments. Avec la dizaine de stratèges, c’est au plus trente personnes qui dominent les 300 000 habitants.
Le monde hellénique comprenait 1453 petites cités ou unités politiques indépendantes. Les cités ne sont pas des états. Certaines décidèrent de « s’expatrier » comme Phocée, en Lydie, dont les habitants, assaillis par les Perses, abandonnèrent leur cité pour la Corse, puis la Campanie. Toujours à cause de l’invasion perse, en 480, les Athéniens envisagèrent de fuir mais, finalement, vainquirent leurs assaillants à Salamine. Cela signifie que, pour les Grecs, la notion de « nation » n’existait pas. L’hérédité constituait le seul critère de citoyenneté qu’une condamnation infâmante suffisait à destituer. Il fut récemment question d’appliquer pareille mesure à notre société multiethnique. Parallèlement, d’exceptionnels services rendus par des étrangers pouvaient leur offrir le titre de nouveaux citoyens qui honorèrent Philippe de Macédoine et Alexandre Le Grand.
Contrairement à Athènes, Sparte et la Crête ne distinguaient pas la famille et la cité. La vie sociale y était régie par l’austérité et la prépondérance d’une éducation militaire. Alors que Xénophon et Platon célébraient le modèle spartiate, Aristote en comprit le défaut. Nos intellectuels qui s’engouèrent des régimes marxistes dont ils claironnèrent la gloire pourraient s’en excuser par ces erreurs de jugement de Xénophon et Platon lesquels reconnaissaient aux cités un état de guerre permanente. Aristote contredit Héraclite qui affirma : « La guerre est le père et le souverain de toutes choses ». Lorsque meurt Aristote, en 322, les Macédoniens occupent un port du Pirée alors que le monde grec, agrandi de l’Egypte et d’une part asiatique, s’octroie un monarque et une dynastie.
Pour Aristote, le « bien commun » est le bien des citoyens qui, au travers des diverses communautés que sont familles, villages, cités procurent à chacun la possibilité de « vivre bien ». Sans contexte, ce bien est le bonheur lequel implique une existence conforme à la nature assignée à notre espèce qui ne peut s’exercer que par une activité rationnelle. Ainsi, le but de toute communauté politique est le bonheur : ce qui constitue une opinion prodigieusement puissante, seulement amorcée par Socrate et Platon.
Contrairement aux discours vantant la prospérité économique, les améliorations des conditions de vie grâce aux communications, les perfectionnements illusoires de l’éducation, la profusion des prétendus divertissements -qu’Aristote juge superflus, voire nuisibles, le but d’une communauté politique est d’assurer le bonheur que procurent seulement les activités intellectuelles tirées de la pratique des vertus. Machiavel a puisé ici, dans la Politique –Livres V et VI-, plusieurs passages pour Le Prince. Le Livre VII est consacré à l’éducation des jeunes citoyens. Les lettres, la gymnastique, le dessin et la musique ont la meilleure part, notamment la musique.
C’est dans le Livre V, 4, qu’on trouve cet avertissement qui devrait nous être utile : « Est également propice aux séditions le défaut d’homogénéité ethnique en attendant que se forme une communauté d’aspirations. » Suivent de nombreux exemples de peuples victimes des colons qu’ils avaient abrité comme « les Syracusains (qui) admirent à la citoyenneté étrangers et mercenaires, (qui) connurent la sédition et en vînrent à la lutte armée. »
Chez Aristote, peu d’ « historiettes » comme j’en ai relevé tant chez Thucydide, Polybe ou Plutarque. Dans ce chapitre de la Politique, (Livre II, 12), à propos des législateurs, il cite , entre autres, Onomacrite, qui exerça en Crête « en pratiquant la divination ; Thalès, disent-ils, fut son compagnon. (…) Il y eût aussi Philolaos de Corinthe, le législateur des Thébains. Philolaos appartenait à la famille des Bacchiades et était devenu l’amant de Dioclès, le vainqueur des jeux olympiques. Lorsque ce dernier quitta sa cité, révolté de l’amour que lui portait sa propre mère Alcyone, Philolaos partit pour Thèbes, et c’est là que tous deux finirent leurs jours. » Aristote ajoute qu’on y montre leurs tombeaux. Dioclès avait disposé son tombeau de façon à ne plus voir Corinthe « par haine pour la passion de sa mère, et celui de Philaos afin qu’il fut visible. » Philaos créa des « lois d’adoption », sans doute afin de suppléer au défaut d’une progéniture personnelle.
Dans les « Causes de changement de régime » (Politique Livre V, 4) je retrouve Harmodios et Aristogiton, croisés chez Thucydide et Plutarque, dont les amours et l’histoire marquèrent durablement les Anciens. Aristote avait connu le monument élevé sur l’Agora à la gloire de ces deux héros. (Il s’agissait du second monument élevé à la gloire des tyrannicides, le premier, édifié vers 510, ayant été enlevé par Xerxès et porté à Suse après le sac d’Athènes. (Je découvre évidemment ces précisions dans les remarquables et passionnantes notes jointes après chacun des chapitres). Voici l’histoire : Pisistrate, tyran durant trente-trois ans, avait plusieurs fils, Hipparque « qui appréciait les jeux, l’amour et les Muses, Thessalos, lui, était plus jeune et brutal. » et Hippias qui assurait le pouvoir avec son père. Thessalos s’éprît d’Harmodios, en vain, car celui-ci aimait Aristogiton. Thessalos empêcha la sœur d’Harmodios de participer aux Panathénées. Il l’insulta, le traita d’efféminé. Harmodios et Aristogiton décidèrent alors de le tuer. Ils tuèrent Hipparque. Les porte-lance tuèrent Harmodios, Aristogiton fut torturé. Il persuada Hippias de lui donner la main, puis lui fit honte, l’exaspéra et Hippias tira son poignard et le tua…Hippias se révéla un tyran odieux, renversé par Cléomène, il se réfugia auprès de Darius 1er qu’il poussa à entreprendre la première Guerre Médique.
Ce même Livre nous apprend encore nombre d’institutions politiques et d’usages dont nous devrions tirer enseignement : ainsi, l’archonte est-il tenu à déclarer les biens en sa possession avant son entrée en charge. Il doit nommer trois chorèges pour les tragédies, choisis parmi les Athéniens les plus riches, cinq pour les comédies fournis par les tribus… Le polémarque accomplit les sacrifices en l’honneur d’Artémis chasseresse ainsi que les rites funèbres en l’honneur d’Harmodios et d’Aristogiton. Ces deux héros seront encore cités dans Rhétorique II, 24 : « Un autre lien se tire du signe, car là non plus il n’y a pas de raisonnement, par exemple, si l’on dit :
« Les amants sont utiles aux cités puisque l’amour d’Harmodios et d’Aristogiton a liquidé le tyran Hipparque. »
Aristote a séjourné à Athènes de 367 à 357 comme élève de Platon, puis, de 335 à 323 en tant que chef d’école au Lycée. La rhétorique concerna donc très précisément cet homme d’enseignement. Dans la notice consacrée à ce chapitre, André Motte souligne que la rhétorique peut intéresser tout le monde car chacun est amené un jour à défendre son point de vue. Comme il a déjà été souligné, pour Aristote, le but de chacun de nos actes est le bonheur aussi énumère-t-il toutes les opinions sur le sujet. La rhétorique, couvre la sociologie, la psychologie, les sciences du langage. Elle constitue certainement le point de départ de nos sciences humaines. André Motte cite le cours de Roland Barthes sur la Rhétorique d’Aristote ainsi que les travaux d’Olivier Reboul qui, à la suite de Gadamer, ne limite pas la rhétorique à la production de discours mais à leur interprétation. Le chapitre 7 du Livre I s’ouvre sur la constatation qui fonde l’écologie :
« …ce qui existe en abondance vaut davantage que ce qui est rare parce que l’usage en est plus courant ; car ce qui se trouve souvent l’emporte sur ce qui se trouve peu. D’où le mot du poète : « Le bien le plus précieux, c’est l’eau. » Aristote cite ici Pindare, Olympiques, I, 1, et Platon, Euthydème, 304, b. (Je tiens ces précisions des excellentes notes correspondant à chacun des chapitres). Les chapitre 16, 17 et 18 du Livre II ne manque pas de piquant, il concerne les « caractères liés à des conditions de fortune ». Au sujet de la noblesse :
« Tous les hommes, quand ils reçoivent quelque bien, ont l’habitude d’en rajouter par-dessus ; or la bonne naissance est l’honorabilité qu’on tient de ses ancêtres. (…) dans l’éloignement du passé, les mêmes distinctions sont davantage tenues en honneur que dans la proximité et se prêtent plus à la vantardise. Les bonnes familles dégénèrent en caractères extravagants, comme les descendants d’Alcibiade et de Denys l’Ancien ; quant aux familles posées, elles évoluent vers la stupidité et la lourdeur d’esprit, comme les descendants de Cimon, de Périclès et de Socrate. »
Sur le caractère des riches :
« En résumé, le caractère des riches est celui d’un imbécile heureux. (…) Être un nouveau riche, c’est comme manquer d’éducation dans le domaine de la richesse. »
Le tableau des systèmes politiques est très clair : « La fin de la démocratie est la liberté, celle de l’oligarchie la richesse, celle de la tyrannie la sauvegarde du tyran. » Ces définitions sont complétées par d’amusantes observations : « …à Lacédémone, il est beau de porter les cheveux longs, car c’est le signe d’homme libre : il n’est pas facile, en effet, avec une telle coiffure, de faire le moindre travail manuel. Il est beau encore de ne pratiquer aucun métier d’ouvrier, car c’est le propre d’un homme libre de ne pas vivre pour autrui. »
Chacun des Livre offre une moisson de remarques que je ne puis toutes noter. Pour terminer cette lecture de Rhétorique III, 24 : « Adresser la parole au peuple est plus difficile que de plaider en justice, et c’est normal, parce que, d’un côté, il est question de l’avenir et, de l’autre, du passé… » Dans la Poétique, je glane (chap. 4) cet historique du théâtre : « Eschyle fut le premier à faire passer d’un à deux le nombre des acteurs et à diminuer le rôle du chœur en donnant au dialogue la première place. Sophocle porta à trois le nombre des acteurs et fit peindre le décor. »
« La comédie est l’imitation d’une certaine vulgarité, non pas du vice dans son ensemble mais de cette partie du laid qu’est le risible. En effet, le risible est un défaut, une laideur sans souffrance ni dommage.
C’est, je crois, Bergson qui a dit que la métaphysique est une science de l’observation. Pour Aristote, en effet, il s’agit d’étudier l’ensemble des choses existantes. Annick Stevens, dans sa notice sur la Métaphysique, signale qu’Aristote appela cette enquête « science des premières causes et des principes, ou philosophie première. » Il nous en reste quatorze Livres qui sont plutôt des notes qu’Aristote destinait à ses recherches ou à son enseignement. Elles furent assemblées au IIe siècle de notre ère et servirent au Moyen-Âge aux Pères du Christianisme, dont, principalement, Thomas d’Aquin, ainsi qu’aux penseurs musulmans. Les plus récents travaux considèrent ces écrits comme une « logique conceptuelle universelle chargée de clarifier les notions communes et les structures inhérentes à l’ensemble du réel. » (Annick Stevens)
De nombreux théologiens assoient évidemment leur conception de Dieu dans l’unité des principes, ou la notion même de « principe » à laquelle peuvent être amenés la variété des étants. Comme dans la plupart de ses ouvrages, il semble qu’Aristote dans sa « Méta-Physique » dresse une évaluation des connaissances et des théories de son temps. L’étant désigne tout ce qui est. La signification du verbe « être » comporte à la fois une notion d’unité et de multiplicité.
Le Livre A débute par : « Tous les hommes par nature désirent savoir. »
Métaphysique, Livre A, 3 : « Quand donc un homme déclara que, comme chez les animaux, une intelligence est aussi dans la nature, la cause de l’arrangement des choses et de l’ordre général, il apparut comme un homme bien sensé, comparé à ses devanciers qui parlaient contre toute vraisemblance. »
«…mais comme on voyait bien que se trouvent dans la nature les contraires des choses bonnes, que ne s’y trouvent pas seulement l’ordre et la beauté, mais encore le désordre et la laideur, les choses mauvaises en plus grand nombre que les choses belles, quelqu’un d’autre introduisit dès lors l’amitié et la discorde, causes respectives de ces deux choses. (…) Car si l’on suit Empédocle, (…) on découvrira que l’amitié est la cause des choses bonnes, et la discorde la cause des choses mauvaises, de sorte qu’en affirmant qu’Empédocle non seulement dit, mais encore est le premier à dire, que le mauvais et le bon sont des principes, on sera sans doute dans le vrai, puisque la cause de toutes les choses bonnes est le bon lui-même et la cause des choses mauvaises le mauvais. »
Dans le chapitre « Platon et l’apparition de la cause formelle » :
« …il est impossible que la définition commune appartienne à l’une des choses sensibles, puisque celles-ci changent perpétuellement. Platon donna donc à cette autre sorte d’étants le nom d’idées… »
Je pense qu’un cerveau formé par la multiplicité et la mobilité des images n’a pas la possibilité intellectuelle de lire Aristote. L’impatience qui, chez la grande majorité des hommes, devient le moteur du savoir ne permet pas l’approfondissement indispensable à cette lecture qui sera pratiquée -avec profit et plaisir- par les seuls adeptes d’une lecture lente, réflexive et soutenue. Et même chez la plupart de ceux-ci, de longs passages de références ou de raisonnements se trouveront à tort délaissés tant ils paraissent abstraits et incompréhensibles aux esprits les mieux formés du XXIe siècle . Il reste aux curieux des origines de notre pensée d’y glaner une moisson d’idées mises à plat, classées, assemblées, avec l’émerveillement de découvrir dans ces pages la matrice de toutes nos constructions intellectuelles ainsi que leur historique depuis les prémisses formalisées de la pensée.
JEAN CLAUSEL
(écrivain, dernier ouvrage paru Lectures d’été aux éditions Porta-parole)
(« Buste de Jean Clausel » photo Passou ; « Buste d’Aristote » D.R. ; « L’école d’Athènes » détail d’une fresque de Raphaël, avec Platon à gauche et Aristote à droite, 1509-1510, Palais du Vatican, chambre de la signature)
12 Réponses pour Aristote nous tend un miroir
cette lecture qui sera pratiquée -avec profit et plaisir- par les seuls adeptes d’une lecture lente, réflexive et soutenue.
Quelle lecture est profitable si elle n’est pas pratiquée de façon lente, réflexive et soutenue ?
On ne peut guère comprendre le sens des comédies de Ménandre, surtout le Dyscolos (le Bourru, ou le Misanthrope, ou le Grincheux) sans se référer à La Politique d’Aristote, dont Ménandre propose une version sans illusion mais sauvée par le rire. Ménandre fut élève d’Aristote aussi. C’est sans nul doute le plus grand dramaturge de cette fin du IV è siècle, un mélange de tragique et de comique très stimulant et très moderne.
C’est quoi cette daube de commentaire par l’auteur ? Que veut-il dire ? Le sait-il ? Dans le parag 6 sur les éthiques, à force de subtilités de ponctuation qui ne font que minauder les incises, il se prend completement les peids dans ses lacets, non ? S’est-il relu ? Qqn l’a lu ? Ça vaut le coup que je continue ?
« Le cynisme de Valéry (« La politesse, c’est l’indifférence organisée. Le sourire est un système. Les égards sont des prévisions ») n’est-il pas un écho de la remarque d’Aristote sur ce sujet ? : »
Non. C’est ce passage qui est un écho presque maladivement antinomique (à tel point qu’il en est comme souvent presque gaguesque) à Platon, en l’occurence ici la situation et les discussions intiales de Phèdre, coco.
Charles dit: 30 juillet 2016 à 22 h 16 min
Platon n’aurait-il pas répondu : « Le bottin ? »
il ne faut pas confondre « il nous tend un miroir » et « il nous exhorte à la réflexion ».
Et dans ce même volume on découvre aussi un Aristote critique littéraire de son époque, in « Poétique » !
Lecture roborative et légère garantie. De quoi faire aimer la philosophie. Dire que ces textes, que l’on dirait pensés et écrits hier, remontent à plus de 2500 ans…
Richard Bodéüs (non Bodéïs) dit que l’on suppose seulement qu’Aristote ait été le précepteur d’Alexandre, Jean Causel, on n’en est pas sûr…
Clausel, pardon !
« Le premier intérêt à lire les Anciens (…) consiste à y chercher ce que nous avons encore en commun avec eux et en quoi ils nous enseignent à affronter les événements de notre vie. »
Je dirais plutôt que la lecture des Anciens nous enseigne à tuer l’anecdotique, à prendre nos distances avec l’illusion provoquée par les conditionnements du contexte historique dans lequel nous sommes plongés. L’idée d’y « chercher ce que nous avons ENCORE en commun avec eux » me semble tout à fait symptomatique des temps d’aride misère intellectuelle que nous traversons. La part commune est l’humanité même. Il n’y a pas de « encore ». Il n’y en a jamais.
Platon célébrait le modèle spartiate ? ? ? (dixit Clausel)
Alors que Xénophon n’a cessé de vanner Socrate là-dessus et que Platon répond dans Phèdre et le Banquet, sans compter le grand gag de la République qui semble prôner par dérision une communauté caricaturalement lacédémonienne, dès l’ouverture sur la déesse Bendis divinité étrangère à la cité (cf proces de Socrate) et. . . l’allusion contenue dans la référence aux longs murs ! ! !
Sérieusement, ou Platon célèbrerait-il le modèle spartiate ?
Par contre, qu’Aristote soit plus proche de la « philosophie » terre à terre de Xénophon que de Platon, alors là d’accord.
Un peu déformant quand même le miroir d’Aristote, aujourd’hui !
Deux perles puisées dans la « Rhétorique », où Aristote allie le beau à la vertu et le décline sous toutes ses formes :
« Sont plus belles les vertus de ceux qui ont une supériorité naturelle, de même que leurs œuvres ; par exemple, les vertus et les œuvres d’un homme par rapport à celles d’une femme. »
« De même les biens qui sont propres à chaque groupe humain comptent aussi parmi les choses belles, de même que les signes indiquant ce qui est l’objet d’éloge chez chacun d’eux ; par exemple, à Lacédémone, il est beau de porter les cheveux longs, car c’est le signe d’un homme libre : il n’est pas facile, en effet, avec une telle coiffure, de faire un travail manuel. Il est beau encore de ne pratiquer aucun métier d’ouvrier, car c’est le propre d’un homme libre de ne pas vivre pour autrui. »
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