de Pierre Assouline

en savoir plus

La République des livres
Traduire le silence de Rimbaud

Traduire le silence de Rimbaud

Par Roméo Fratti

timthumb.php_Comment entendre le langage baudelairien « des fleurs et des choses muettes » si ce n’est par le silence, premier pas vers l’écoute et la possibilité de comprendre ? « J’écrivais des silences, (…) je notais l’inexprimable (…) » affirme Arthur Rimbaud au moment de son bilan poétique dans Une saison en enfer. L’auteur suggère un refus de l’acte d’énonciation de la voix poétique et semble confier sa création à une perception sensorielle silencieuse, capable d’exprimer des aspects inexprimables du monde. Le sujet se tait pour céder sa place au silence. L’écriture en vient donc à désigner un processus de transcription du silence, qu’il s’agisse du silence du monde ou encore du silence du sujet qui s’efface ou se dissimule.

Dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871, Rimbaud manifeste l’exigence et l’urgence de « trouver une langue », c’est-à-dire un « langage universel (…) résumant tout, parfums, sons, couleurs, (…) » : il se situe là clairement dans la perspective déjà esquissée par Charles Baudelaire, qui écrit dans les Fleurs du Mal que celui qui a eu la force de s’éloigner de l’ « existence brumeuse », peut planer « sur la vie » et comprendre « sans effort » ledit « langage des fleurs et des choses muettes ».

L’objectif est bien, pour reprendre les termes de Rimbaud, de « définir la quantité d’inconnu », en d’autres termes, de proposer une traduction intuitive et irrationnelle de l’inconnu. Cette notion d’ « inconnu » peut elle-même être définie comme une réalité supposée, totalement occultée par la connaissance scientifique. De fait, voici un paradoxe éminemment poétique, puisqu’il est question de déterminer une langue, c’est-à-dire un instrument de signifiance a priori sensible, en mesure de traduire et de rendre de fait intelligible le monde suprasensible. La contradiction est radicale : la poésie semble ouvrir, par le silence, la possibilité de comprendre ce qui est a priori incompréhensible.

Portrait d' Arthur Rimbaud (1859 - 1891) , d'apres la photo de Carjat .rnu{a9. credit photo :Bianchetti/Leemage

Portrait d’ Arthur Rimbaud (1859 – 1891) , d’apres la photo de Carjat .rnu{a9.
credit photo :Bianchetti/Leemage

 Le silence désigne une absence de la parole, une non-réalisation de l’acte d’énonciation humain. Si le rôle du poète consiste à se taire pour traduire l’invisibilité du monde, force est de reconnaître que, typographiquement, le silence du moi poétique existe ; il est autour des mots : à cet égard, on trouve six blancs dans l’« Aube » rimbaldienne. Le blanc est présent dans son absence de graphie. Paradoxalement, c’est bien dans cette absence présente qu’il trouve son sens :

« Le blanc est le lieu où la langue retourne à l’inarticulé, c’est-à-dire à ce qui se tait dans le mot (…) », c’est ce que commente la critique Muriel Tenne.

Dès lors, quelle traduction peut-il y avoir, si l’on entend cette notion comme une transposition d’un système de signes d’une langue vers une autre ? Il y a bien transposition simultanée d’un invisible et d’un inaudible dans une non-représentation graphique. Étrangement, cette traduction est riche de sens : dans « Aube », le blanc entre le deuxième et le troisième paragraphe suggère une atmosphère mystique, en prolongeant dans l’imagination du lecteur l’éveil d’une nature que le poète-promeneur sollicite :

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

 La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Le blanc matérialise l’expérience auditive du silence, à travers laquelle se manifeste la charge d’irrationalité de la nature. Ainsi, loin d’être exclusivement audible, le silence paraît avant tout visible : il prend corps par sa disposition sur la page, à travers les blancs, mais également par les mots. « Aube » donne à lire des échanges silencieux de regards, regard des choses – « les pierreries regardèrent » – et regard poétique sur les choses – « les ailes se levèrent sans bruit ». Seule la vue est concernée ici, l’ouïe est écartée : si celle-ci existe, ce n’est qu’en tant que métaphore de la vue, puisqu’« une fleur qui me dit son nom » signifie une fleur qui se révéla, qui s’épanouit. Ainsi, grâce au silence, le poète se fait traducteur des bruits de la nature, qui veulent se faire langage ; il assure le passage du secret de la nature au verbe. La traduction silencieuse et poétique de l’inconnu a-t-elle trouvé son accomplissement ?

« Je réservais la traduction » : cette phrase, issue d’Une saison en enfer, constitue l’unique occurrence du mot « traduction » dans l’œuvre de Rimbaud. Ce terme apparaît au moment où le poète fait le point sur son travail poétique et sur son objectif : « trouver une langue » nouvelle. La phrase est d’autant plus insolite qu’elle est intransitive ; elle ne désigne pas l’objet de sa réserve de traduction.

Cette idée de traduction réservée ou de réserve de traduction peut être perçue comme une mesure de préservation des possibilités multiples du langage. Elle trouve tout son sens grâce aux deux derniers paragraphes d’ « Aube » : le poème garde le silence sur l’opération de dévoilement de la « déesse » qu’il tente d’entreprendre.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée [la « déesse », ndlr] avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

 Au réveil, il était midi.

Le poème se ferme sur une question sans réponse. La chute, puis le réveil du poète-enfant ne communiquent guère la clé du secret de cette « déesse », métaphore possible de cette « langue » poétique si chère à Rimbaud, capable de « définir la quantité d’inconnu ». Le silence qui clôt le poème n’est pas celui de la traduction, c’est celui du manque, c’est le silence du poète contraint à la réserve, qui s’interroge sur les possibilités de la traduction.

ROMEO FRATTI

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Poésie, traducteur.

3

commentaires

3 Réponses pour Traduire le silence de Rimbaud

JAZZI dit: à

Et que dire du silence intraduisible et définitif du poète avant ses vingt ans ?

Widergänger dit: à

Non, « une fleur qui me dit son nom » signifie qu’elle parle justement, elle ne reste pas silencieuse. Mais à travers sa parole, c’est le silence qui parle, c’est l’invisible. C’est l’acte même de nommer qui est d’ordre sacré, forcément. Un hasard divin qui nomme un objet de la nature « fleur ». C’est l’acte de naissance de l’Être, à la frontière de la parole et du silence.

JAZZI dit: à

Au commencement était le verbe (la verve, la verge)…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*