
Achtung-respect pour une folie de biographie sur Büchner
A première vue, on se dit : c’est le livre d’un maniaque publié par un fou ; la quatrième de couverture y invite puisqu’elle le dit jeté dans le temps de l’Histoire comme la comète de Halley ou un caillou d’Orion dans l’espace sidéral de l’Univers. A mi-chemin, on comprend que ces deux extravagants étaient faits pour se rencontrer. A la fin, on rend les armes et l’on met chapeau bas devant Frédéric Metz et les éditions Pontcerq sises rue du Nivernais à Rennes. Des artistes à n’en pas douter. Il fallait l’être pour se lancer dans une telle entreprise : Georg Büchner Biographie générale. Trois volumes qui mettent à nu la connexion d’une machinerie littéraire sur la machine générale de la vie de Georg Büchner (1813-1837), et des vies qui ont gravité autour de la sienne. Sans oublier l’œuvre, bien sûr, et pour cause : La Mort de Danton, Léonce et Léna, Woyzeck et Lenz, ainsi que deux traductions de pièces d’Hugo (Lucrèce Borgia et Marie Tudor) et même, on ne se refuse rien, sa thèse de médecine sur le système nerveux du barbeau. Büchner y est en poète et dramaturge, et aussi révolutionnaire radical, hostiles aux princes comme à ses propres amis révolutionnaires jugés trop libéraux ou bourgeois ; il est ici rapproché d’Auguste Blanqui ; mais contrairement à lui, il n’idéalise pas le peuple, convaincu que la faim le guide et nettoyé de toute illusion quant à son matérialisme.
Le biographe, si l’on dire, n’apporte rien de neuf dans l’ordre des matériaux factuels. Il n’y prétend pas. Plutôt un autre regard à partir d’un grand pas de côté, haut le menton, le visage tourné vers les étoiles, en révérence absolue vis à vis des défricheurs qui l’ont précédé. A de rares exceptions près (notamment les travaux de Jean-Louis Besson), des sources allemandes compilées à la Staatsbibliothek de Berlin et intégrées directement dans le corps du texte au lieu d’être envoyées jouer en bas de page ou en fin de volume. Pour les citations, il s’appuie sur les Œuvres complètes, inédits et lettres de Georg Büchner parues au Seuil en 1988 sous la direction de Bernard Lortholary ; ce qui ne l’empêche pas, à l’occasion, de se livrer à une étrange semi-traduction de son crû qui consiste à laisser le mot allemand accolé au mot français pour en transmettre l’écho, même si cela n’est pas très… wissenschaftlich-scientifique ! Ce n’est évidemment pas gratuit, de même que le souci de la typographie, qui varie selon le propos. A la lecture, l’exercice est excitant pour l’esprit, pour peu que l’on ne soit pas totalement fermé à cette langue, et l’on se promène finalement avec un certain naturel de schmutz-crasse en plunder-guenilles à travers ce texte hirsute et foisonnant, couturé de documents, de sources, de références, de digressions, de commentaires entre parenthèses. On aura compris que l’information compte autant que la sonorité et le flux du récit.
Son architecture est déjà un acte poétique en soi.
Le premier volume dit « Tome central » s’intitule Le Scalpel, le Sang (Erzählung-récit arraché(e) aux Büchner de Mayer et d’Hauschild) (416 pages, 18,50 euros). Les vies du dramaturge, du médecin, du militant y sont colligées… d’une certaine manière : selon un ordre et une logique qui défient la simple chronologie, aussi déconstruits que son Wojzeck, mais n’en sont pas moins éclairants, étant entendu que Büchner disparaît parfois pendant des pages et des pages.
Le deuxième volume dit « Tome Annexe A » reproduit un drame en quatre actes La Mort de Weidig (200 pages, 13 euros). C’est un montage, fidèlement effectué Frédéric Metz, des minutes d’interrogatoire subis par les prisonniers politiques hessois entre 1835 et 1838, publiées par le juge d’instruction Noellner, à la suite de la mort en prison sous la torture de son mentor le pasteur Weidig, figure de proue de l’opposition en Hesse, avec qui il avait rédigé Le Messager hessois, mort qui avait déchaîné les foudres des républicains. Les répliques de la pièce sont tirées des procès-verbaux.
Le troisième volume dit « Tome Annexe B » sous le titre Les Noms (Autres récits arrachés) (357 pages, 17,50 euros) est une sorte d’index des noms cités, mais dont chaque entrée développe une véritable biographie de chacune des personnes. Leur point commun ? Avoir été en relation avec Georg Büchner de manière « précise ou vague, étroite ou lâche, éphémère ou durable, attestée ou rêvée ». Qu’importe si l’on ne comprend pas tout de ce qui se joue dans ce jeu : on se sera bien amusé à le lire, comme l’auteur a dû bien s’amuser à l’écrire.
N’espérez pas un compte-rendu classique : impossible tant c’est dense, riche, érudit et surtout déroutant. On est pris de vertige. Ceux (dont je suis) qui appellent de leurs vœux au renouvellement d’un genre qui s’épuise, se répète et tourne en rond (du moins en France) seront comblés avec cette chose qui réenchante la biographie en la réinventant. Le paradoxe avec ce Büchner qui ne ressemble à rien de connu, phénomène assez rare il faut en convenir, qui rendrait très unheimlich la célébration du bicentenaire de la naissance du grand homme en 2013 s’il en était la référence, est qu’il fascine mais que, pour autant, on se garderait bien de l’offrir à un ami. Sauf à le préparer avant au choc visuel, esthétique, intellectuel, poétique. A la réflexion, si Frédéric Metz est loin d’être fou, son Büchner est une folie. Un fascinant monstre biographique élevé à la mémoire d’un poète mort à 23 ans qui mérite, comment dire, oui, exactement : de l’achtung-respect.
(« Installation de Julien Solé » photo Passou ; « Georg Büchner » D.R.)
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