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Buzzati et le désert de Saint-Exupéry

Par Jean-Pierre Pisetta

Dino Buzzati connaissait-il le français ? Né dans une riche famille de Vénétie, devenu dès les années 1930 journaliste au Corriere della Sera dont il sera par la suite un des envoyés spéciaux à l’étranger, il a sans doute été en contact, pour le moins, avec la langue du grand pays voisin, bien que ses biographes ne s’attardent pas sur la question.

Lorsqu’on lui demanda d’où lui était venue l’idée « fantastique » de son Désert des Tartares, ce roman de l’attente, par des militaires isolés, d’un ennemi invisible ou, plus simplement, d’une raison de vivre, Buzzati répondit qu’elle lui avait été inspirée par la routine nocturne et monotone qui était la sienne dans la rédaction du quotidien milanais. « Souvent, je pensais que ce train-train n’aurait pas de fin et que ma vie se verrait ainsi inutilement gaspillée. C’est un sentiment que partagent, à mes yeux, la plupart des hommes, surtout s’ils sont engoncés dans l’existence à heures fixes de la ville. La transposition de cette idée dans un monde militaire imaginaire a été pour moi presque instinctive. »

À en croire le préfacier, non nommé, de l’édition 1989, chez Mondadori, du Deserto dei Tartari¸l’auteur aurait fait parvenir son manuscrit à l’éditeur Rizzoli en janvier 1939 ; on lui aurait demandé, plus tard, de ne pas maintenir son titre original, La fortezza (la forteresse), pour éviter toute allusion aux menaces de guerre imminente.

Le roman ne paraîtra toutefois qu’en juin 1940, c’est-à-dire près d’un an et demi après la remise du manuscrit, délai qui semble particulièrement long alors que le texte, toujours selon le même préfacier anonyme, avait été transmis à l’éditeur parce que ce dernier « était en train de préparer une nouvelle collection, appelée “Il Sofà delle Muse”. »

En février 1939 paraissait en France Terre des hommes d’Antoine de Saint-Exupéry, bientôt couronné par le grand prix du roman de l’Académie française.

Il va de soi que, si la date de remise du manuscrit La fortezza de Buzzati à son futur éditeur est bien le mois de janvier 1939, nous sommes là face une simple coïncidence de contenu. Mais la lecture du IIIe chapitre de la VIe partie, intitulée « Dans le désert », de Terre des hommes est pour le moins intrigante. Voici ce qu’on y lit :

« Situé à la lisière des territoires insoumis, Port-Étienne n’est pas une ville. On y trouve un fortin, un hangar et une baraque de bois pour les équipages de chez nous. Le désert, autour, est si absolu que, malgré ses faibles ressources militaires, Port-Étienne est presque invincible. Il faut franchir, pour l’attaquer, une telle ceinture de sable et de feu que les rezzous [bandes armées qui faisaient des razzias en Afrique du Nord et au Sahara] ne peuvent l’atteindre qu’à bout de forces, après épuisement des provisions d’eau. Pourtant, de mémoire d’homme, il y a toujours eu, quelque part dans le Nord, un rezzou en marche sur Port-Étienne. Chaque fois que le capitaine-gouverneur vient boire chez nous un verre de thé, il nous montre sa marche sur les cartes, comme on raconte la légende d’une belle princesse. Mais ce rezzou n’arrive jamais, tari par le sable même, comme un fleuve, et nous l’appelons le rezzou fantôme. Les grenades et les cartouches, que le gouvernement nous distribue le soir, dorment au pied de nos lits dans leurs caisses. Et nous n’avons point à lutter contre d’autre ennemi que le silence, protégés avant tout par notre misère. Et Lucas, chef d’aéroport, fait, nuit et jour, tourner le gramophone qui, si loin de la vie, nous parle un langage à demi perdu, et provoque une mélancolie sans objet qui ressemble curieusement à la soif. »

On dit que les grands esprits finissent toujours par se rencontrer. Pour Buzzati et Saint-Exupéry, cette rencontre a eu lieu dans un « fortin-fortezza » situé en marge d’un « désert », face à un « silence » mué en ennemi dont ne les protégeait plus que leur « misère » d’hommes.

Jean-Pierre Pisetta

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, LE COIN DU CRITIQUE SDF.

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commentaires

9 Réponses pour Buzzati et le désert de Saint-Exupéry

rose dit: à

Port Étienne, Nouadhibou aujourd’hui, en Mauritanie. Une longue presqu’île souvent battue par des tempêtes de sable qui empêchaient l’atterrissage des coucous de l’Aéropostale.
Empêchent encore.
Environ 1000 km plus au nord, sur la même côte Atlantique, Tarfaya, où Saint Ex. a été chef de base, a écrit Courrier Sud et a sympathisé avec les nomades et leurs chefs de clan ; instaurant une immense estime réciproque.

Merci du lien fait avec le Désert des Tartares de Buzzati.
La seule différence serait, pour le dernier, l’attente mortellement longue et vaine, en revanche pour St Ex.les attaques étaient réelles et ils partaient parfois- souvent- sauver de leurs camarades d’équipage ; ceux-ci finalement pris en otage étaient rançonnés et Dauras, de Toulouse payait les rançons. Si ce n’est que certain -et d’autres aussi- atteint de gangrène y laissait salement sa peau, dans des souffrances atroces.

Dans Le Désert des Tartares, cela reste fantasmatique. Le lien me semble toutefois pertinent.

Marie Sasseur dit: à

Dino Buzzati,
Tout commence par un rêve, « ça commence comme un rêve d’enfant » dit la chanson, mais ce n’est pas un rêve, c’est le cauchemar d’une ascension en montagne avec le « guide », Duce en italien, qui précipite une cordée dans l’abîme, comme il le fit avec un pays.
Un rêve ou alors les réminiscences d’un reportage fait dans les Dolomites, en 1932 suivant le Duce dans une ascension, la roche tarpéienne est toujours proche du Capitole.

Le rêveur, « plume » du Duce dans son ascension nocturne, est au réveil en 1970, à Milan, descendant d’une famille de doges vénitiens par sa mère, des Magyars par son père et critique d’art.

Une visite au musée en sa compagnie est un hommage à tout ce que la peinture peut avoir et être de plus beau, pour nous faire partager sa – son autre- passion.
On découvre à cette occasion, la naissance d ‘une amitié avec Serge&Jane, amitié née à la faveur d’un jour de pluie qui les avaient précipités sous un même abri ; amitié avec Serge surtout dont la carrière de peintre contrariée, avait décliné en art mineur de chanteur a succès, Serge Gainsbourg qui l’invitera à Paris…pour causer peinture.
C’’est Albert Camus qui essaiera de faire progresser Dino Buzzati dans l’apprentissage du français, lors de sa première venue à Paris en 1955, pour l’adaptation au théâtre de l’une de ses nouvelles ; apprentissage commencé par un exercice de diction : « Dino dina dit-on du doux don d’un dodu dindonneau ». Cette belle rencontre dinodinaditon s’est terminée un jour de 1960, par un salut de Dino à Albert, dans le Corriere Della Sera.
Une déambulation nocturne dans Milan en 1970 est l’occasion pour D. Buzzati de se repenser, se repenser lui, de repenser aussi Benito devenu fumier plutôt que saint, mais surtout lui, Buzzati, envoyé spécial pour le Corriere , se repenser lui, qui rencontre Almerina. et la raconte dans « un amour ».
De ce Milan by night, au Corriere on retrouve Eugenio Montale, qui avec Buzzati après bien des échelons à gravir, a accédé au prestige de la 3eme page du journal.
Buzzati partage avec le poète national, plus d’une nuit d’attente à la rédaction, attente de l’Evènement, attente de la muse qui les ferait remplir la page.

C’est d’ailleurs à la suite d’une de ces nocturnes de Montale, comme le raconte le récit dont je veux vous entretenir, que l’idée est venue à Buzzati « de transposer ce train-train qui consumait (leurs) vies dans une forteresse aux marches du désert, pour exprimer la solitude de l’homme moderne usé par l’attente de ce qui donnera enfin un sens à son existence ».

A travers un roman, écrit à la première personne, Alexis SALATKO , revisitant le genre, écrit l’autobiographie de Dino Buzzati. » La dernière enquête de Dino Buzzati », Denoël, janvier 2022, 178 p., 17 €.

Dernière enquête de Buzzati, alors que l’invasion des Tartares a pris pour lui la forme de cellules tueuses dans une invasion barbare, dont il mourra comme son père et son grand-père avant lui, que A Salatko mène avec sensibilité, une sympathie et une vraie affection pour son personnage. Sans rien éluder du « non engagement » au moment où il eût fallu.
L’occasion de découvrir, c’est mon cas, cette noblesse artistique de Buzzati, et en toile de fond l’histoire du journal Corriere Della Sera, auquel il est lié, avec lequel a fait indéfectiblement corps pendant des décennies. Y compris sous la botte, comme le fit Malaparte.

Née dans l’imagination sensible et touchante de Salatko, cette dernière enquête, au plus dur des années de plomb, demandée par le Corriere en la personne de Montanelli son emblématique directeur à l’époque, amène Buzzati l’envoyé spécial à reprendre du service alors qu’il pantouflait avec talent, comme critique d’art.
Départ vers le Sud, en Calabre alors à feu et à sang, où « la chaleur rend fou ».
Ce départ à l’aventure, cette dernière enquête c’est comme l’Evènement qui aurait poussé Drogo à sortir de sa forteresse, à passer l’action, pour faire face et accueillir ses propres invasions intérieures, dans une sorte de délivrance.
Aventure parsemée de faits authentiques tant sur la vie du reporter, que sur l’histoire de son journal et de ses acteurs, Ah Pasolini et ses oiseaux… que Salatko dans la peau de Buzzati, dévoile par petits éclats ( copyright Passou) à une compagne de voyage, chercheuse en maladies rares sous les traits d’une belle et jeune hippie, fringuée ethnique, et lancée dans la même enquête que lui. Dialogue riche de références littéraires, cinématographiques, historiques.

Il ne s’agit pas de divulgacher le but de ce voyage à Carnecittà, qui rime drôlement, et dans un absurde très italien, une sprezzatura on peut le dire, avec Cinecittà.

Une histoire très Buzzatique, en somme, pour laquelle il me manque beaucoup d’indices, car pas lectrice de Buzzati, sauf pour une lecture ancienne et oubliée du « Désert » afin de résoudre cette énigme littéraire. Je soupçonne son auteur, outre d’être un lecteur absolu de Buzzati, romancier ET journaliste, d’avoir çà et là glissé des références textuelles de celui qui est devenu son double littéraire pour l’occasion.
Cette aventure qui à plusieurs reprises peut provoquer une fantasmagorie de lecteur de Kafka, est à la fin un formidable élan vers la vie, qui se prolonge, métamorphosée.

… Et c’est sous les traits d’un corbeau blanc, que je pourrais avoir vu passer au-dessus de moi, un jour d’enfance, cet esprit fabuleux survolant la montagne…

« Ce n’est pas parce qu’un artiste est mort qu’il n’a plus rien à dire »
Alors un merci ému, et reconnaissant à Alexis Salatko, pour lui avoir si intelligemment redonné la parole.

Marie Sasseur dit: à

14/04/2022, il fait nuit.

Fata morgana

Pour ne pas laisser M. Pisetta,
trompé par un mirage aux portes du Sahara, avec le petit prince, croyant voir dans un lointain, l’ombre de Dino Buzzati dans un ksar…

nous avons donc lu le chapitre  » dans le désert  » du roman « Terre des hommes » de Saint- Exupery , et compris que le pilote au clair de lune rentre à la base après le dîner, situé a un kilomètre du fort, évoluant dans un paysage irrel de sable rose.
A minuit 10, il décollera pour le Nord, une fois récupéré le courrier de l’avion de Dakar.

Dino Buzzati et l’avion de nuit

Un avion a atterri en catastrophe, il ne décollera jamais plus,  » un homme en est sorti, il portait un violoncelle « .

Marie Sasseur dit: à

« Voici qu’était venue la fameuse heure pour laquelle les hommes ont trimé toute leur vie, ont abandonné les douces habitudes familiales, se sont installés pour attendre dans d’hostiles fortins ; dans le seul but que vienne enfin cette heure, il aura fallu passer par les études, les tours de garde, les jours d’arrêt, la dure loi de la discipline, cette obstination à garder foi. Voici venue l’heure attendue depuis des années, et qui leur donne enfin raison. C’est ici que s’arrête la longue addition des comptes. Et l’examen qu’ils s’apprêtent à passer pourrait bien être une chose tout à fait sérieuse, coïncidant avec la fin de la vie. (CT, 32) »

http://sflgc.org/acte/delphine-gachet-mais-rien-ne-se-passait-les-anglais-restaient-une-entite-abstraite-la-mer-un-desert-absolu-les-chroniques-de-guerre-de-buzzati-dans-lombre-p/

rose dit: à

À l’opposé d’attendre, hic et nunc.

MC dit: à

La mort et le vieillissement sont aussi au cœur du K

rose dit: à

Y ai vu surtout le comportement face aux objets (la voiture, les oeufs de Pâques) et/ou aux événements et ce qu’il en découle.
Avec le recul, ce recueil de nouvelles semble une succession d’apologues.
Le K.

MC dit: à

Oh oui, Rose.

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