de Pierre Assouline

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Cent ans de métamorphoses

Cent ans de métamorphoses

Il n’avait pas tort, Italo Calvino. A force de mettre “kafkaïen” à toutes sauces, de galvauder l’adjectif outrageusement à le synonymisant avec « illogique » ou « absurde » jusqu’à le vider de son sens, ou du moins à le pervertir ce qui est une face de la rançon du succès (“surréaliste” a subi le même sort funeste), on en oublierait ce qu’il y a de véritablement kafkaïen dans l’œuvre de Kafka. Le centième anniversaire de la publication de La Métamorphose (Die Verwandlung) par Kurt Wolff à Leipzig, nouvelle dans laquelle Vladimir Nabokov voyait la quintessence de toute son œuvre, est l’occasion d’y revenir.

Un matin, Gregor Samsa, un jeune commis voyageur, se réveille mais a du mal à sortir de son lit pour se rendre à son travail. Et pour cause : couché sur le dos, il s’est transformé pendant la nuit en un monstrueux insecte. Sa famille est horrifiée à sa vue. Bientôt, la honte sociale la submerge, notamment vis à vis de leurs sous-locataires. Sa mère ne parvient pas à surmonter le dégoût que sa vue lui inspire, sa sœur est pleine de compassion, son père le prend en haine et tente de l’écraser. Blessé, désespéré de ne pouvoir en sortir, finalement lâché et rejeté par tous les siens, Gregor ne se nourrit plus, finit par se dessécher et par mourir. Soulagée, la famille peut reprendre une vie normale, sa sœur s’épanouir enfin et trouver un mari.

250px-MetamorphosisRarement une allégorie aura donné lieu à tant d’interprétations. On dira que c’est sa fonction, surtout si elle accède avec un tel génie à l’universel. On n’imagine pas qu’elle soit jamais considérée comme datée. Tout le monde s’y est mis et pas seulement chez les kafkologues patentés : écrivains, critiques, universitaires, dramaturges (inévitablement , air du temps oblige, l’insecte s’est mué en robot), psychanalystes, musiciens, compositeurs (un opéra), cinéastes, sociologues, peintres, sans oublier les lecteurs. Robert T. Kelly, un écrivain britannique manifestement obsédé par la nouvelle de Kafka, a même imaginé de lui rendre hommage en cent réflexions pour ses cent ans dans un méli-mélo kafkaesque, comme on en dit en anglais.

Le premier tour de force de Kafka, et son sens du comique n’y est pas étranger, aura été de faire accepter par ses lecteurs l’idée qu’un homme puisse se transformer en insecte, phénomène surnaturel s’il en est que l’on est sensé, tout comme la famille Samsa, considérer comme naturel. On dira que c’est la moindre des choses puisqu’il ne s’agit pas d’une métaphore filée mais bien d’une allégorie comme procédé d’invention, s’étendant non sur un passage ou un paragraphe mais sur toute la nouvelle, que l’on peut à raison qualifier de fantastique, comme c’est souvent le cas, sans vouloir trop l’enfermer dans une catégorie littéraire.

 « Cette grave blessure, dont Gregor souffrit plus d’un mois – personne n’osant enlever la pomme, elle resta comme un visible souvenir, fichée dans sa chair – parut rappeler, même à son père, qu’en dépit de la forme affligeante et répugnante qu’il avait à présent, Gregor était un membre de la famille, qu’on n’avait pas le droit de le traiter en ennemi et qu’au contraire le devoir familial imposait qu’à son égard on ravalât toute aversion et l’on s’armât de patience, rien que de patience… »

Kafkaïenne, la Métamorphose ? Elle en est même l’archétype. Mais de toutes les interprétations, l’une des plus fécondes, qui pousse à la lecture du texte en parallèle avec celle de la Lettre au père, consiste à y voir surtout la métamorphose de la famille face au monstre, l’exclu, le mis à l’écart, l’intrus qui n’est plus des nôtres, le condamné à la solitude parmi les siens. Nabokov, qui a privilégié cette interprétation tout en méprisant ce que les psy ont prétendu en faire, voit en les Samsa de médiocres et vulgaires bourgeois flaubertiens embarrassés par le génie de leur fils. Le vrai parasite, ce n’est pas l’insecte, c’est eux.Kafkas_parents_c1913-300x216

Des métamorphoses, la nouvelle en a subi au gré de ses traducteurs. Il y a d’abord eu celle d’Alexandre Vialatte, avec les libertés et les outrages que l’on sait, mais qui n’enlèvent rien à son mérite : avoir été non seulement le premier à se colleter à la traduction de cette œuvre exceptionnelle dans notre langue, mais l’avoir révélée et imposée au comité de lecture de Gallimard en un temps où le nom de l’auteur était inconnu des Français. Claude David et Marthe Robert reprirent cette traduction princeps pour la rendre plus conforme, disons, lors de la réédition nécessaire de l’œuvre dans la Pléiade. Bernard Lortholary a quant à lui assuré celle de GF/Flammarion (ici le texte complet en libre accès).

A noter, dès la première page, la distinction fondamentale chez les uns et les autres pour traduire Ungeziefer, entre « vermine », « insecte », « punaise », « cafard » et « cancrelat ». On pourra toujours essayer de le représenter, ce qu’il est vraiment est irréductible à toute autre forme d’art que la littérature. Les plus consternantes couvertures d’éditions de La Métamorphose sont encore celles qui reproduisent un cafard en gros plan ! Pour la femme de ménage, il n’était que « la chose d’à côté », et pour les Samsa, qui ne pouvaient même plus prononcer son nom d’humain, leurs fils n’était plus que « ça ».

(« Max Brod et Franz Kafka à la piscine » photo Sagi Bornstein ; « Les parents de Kafka » photos D.R.)

Cette entrée a été publiée dans Histoire Littéraire, Littérature étrangères.

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commentaires

430 Réponses pour Cent ans de métamorphoses

jem dit: à

Passou, vous avez entièrement raison. Krugman cependant évoque ce dernier livre de Piketty très brièvement, et son article me paraît être une sorte de synthèse critique sans beaucoup d’argumentation. Voilà le sentiment que j’ai eu à sa lecture, sentiment partagé par un ami économiste à qui je l’ai fait lire.

Sergio dit: à

la vie dans les bois dit: 3 août 2015 à 21 h 42 min
et sur les V2, y’a une BD, avec la chasse aux cerveaux et tout le tremblement ?

Nommément, je n’en ai pas en tête ; mais cela m’étonnerait bien que quelque part… Et puis on est maigre, à la bib de Nancy !

Résumons les faits : c’est la fusée de Tintin, à Peenemünde embouchure de la Peene comme il y a Travemünde, et alors d’exotique j’en ai quand même un bon poids, lu dans un roman pour la jeunesse « la Fin des V2 » : comme vallée heureuse, les forteresses avaient donc la Peenemünde, mais pas l’eau ni les fusées ou les rampes ou quoi ou qu’est-ce ; ils bombardaient des champs de pommes de terre ! Ca recommençait depuis Parmentier, les pauves patates, parce que voilà ce qui se produit on peut en tirer de la gnôle : mais au lieu de la boire normalement, on la met dans les fusées pour progresser allègrement par-delà la stratosphère dans les zones ou i a plus rien que la fusée chargée d’alcool…

Comme dirait Obélix, ils sont fous ces Goths, mais il paraît que c’est vrai l’affaire-là…

la vie dans les bois dit: à

Cette histoire de dates, à propos de la rédaction du manuscrit de « la métamorphose » qui varie d’une source à l’autre, mais toujours en 1912, me fait penser que, peut-être, ce manuscrit a été retravaillé, depuis son premier envoi à l’éditeur. D’autant qu’il a été édité 3 ans environ, plus tard.

Si je peux donner ma version des faits, sur cette nouvelle.
Kafka ne voulait pas de cette responsabilité aux affaires, dans l’usine de son beau-frère dans laquelle ses parents avaient des intérêts.
C’est cette confrontation, jamais assumée frontalement, mais j’imagine avec des raisons qu’il avaient intériorisées, complètement, de part son expérience personnelle, qui l’a fait se métamorphoser.
Un sacrifice qu’on lui demandait, on peut supposer qu’il le concevait comme tel.

la vie dans les bois dit: à

« Comme dirait Obélix, ils sont fous ces Goths, mais il paraît que c’est vrai l’affaire-là… »

Mais là, Sergio, il faudrait renvoyer ensuite Tintin en Amérique, dans les dry States, parce que là-bas, ils rigolaient pas. Et ça, je peux vous dire – là, je peux pas dévoiler mes sources- que les américains mettaient pas de la vodka, où n’importe quel alcool de patate, dans la machine.

la vie dans les bois dit: à

ou n’importe où, d’ailleurs.

Giovanni Sant'Angelo dit: à


…quelles  » diversions « , tout de même,!…

…que voulez vous savoir au juste,!…Ah,!Ah,!…etc,!…

Giovanni Sant'Angelo dit: à


…Max Brod et Franz Kafka à la piscine,!…

…déjà, le sens  » Charlot « ,… » Laurel & Hardy « ,…
…un sens de la technique humaine dans son évolution,!…
…( l’homme à la merci, des  » rapides  » du progrès techniques,!…)
…et ces Wagons-lits,…du Portugal,…à Pékin, Hong-Kong,!…le tour du monde avec le rail et TGV,!…visiter les villes,!…déjà d’Europe,!…
…Non, tout en avion,!…pour quoi faire, les pierres ne bougent pas, les hommes non plus,!…topons-là,!…
…etc,!…

la vie dans les bois dit: à

A-t-on jamais vu une piscine avec du sable autour…

panoplie de Till l'espiegle dit: à

ah merde ! après odradek, manquait plus, au rang des légendes vivantes, en attendant montaigne à cheval & sophie des roses, que sandgirl et ses vieux complices (…

Giovanni Sant'Angelo dit: à


…ne confondons pas,…le sable,…avec le grain ( d’agrandissement ) de la pellicule d’alors,!…
…Oui,…la photo peut être mieux retouchée aussi,!…et dénaturée par rapport à l’original présenté,!…
…le choix, joint,…etc,!…

…aussi, combien d’hommes très différents les uns les autres, peux contenir une nation,!…qui ? ,..de plus est vraiment à sa place,…dans chaque nation,!…
…mystères et boules de gommes,!…etc,!…

fall dit: à

10 ans de rdl, 50 ans de sketchbook, 100 ans de métamorphose ; un bagage suffisant pour cet été

P&Q dit: à

Hamlet, quelle joie de vous lire à nouveau pour flotter sur mon insomnie, retrouvons nous bientôt là où vous savez, ce coin à pouce-pieds découvert à marée basse. Je n’oublierai pas de charger mon bagage de ce qui reste ici de non lu et signé par Kafka mais n’étant pas très sûre de prévoir si l’endroit, son ciel et sa lumière qui en enrobant ponctuellement ces parages tisseront le hamac où reposeraient les récits obscurs et tourmentés. Après tout, peut-être faudra-t-il que je me désolidarise du body-board industriel et honnis des lettrés qui surfent et font la vague.

JC..... dit: à

Tu es une source de joie pour moi, Holopherne !

Chaque bulletin que tu mets dans l’urne, ton petit cœur de démocrate battant à tout rompre devant ton audace politique ton humaniste mou, un type comme moi un bolo aux yeux rieurs met le sien qui annule ton choix…. !

Pas belle, la démocratie ?!

JC..... dit: à

Comme j’aime vous lire P&Q, vous me rappelez feu Bérénice…

Bloom dit: à

Kafka est un auteur essentiellement comique, un comique qui émane de l’incongruité des situations et des personnages. Beaucoup d’ironie aussi, hautement subtile, qui verse dans la satire quand elle s’applique au monde du travail (règlement de compte familial) ou de la justice (règlement de compte politique). La traduction idéale serait celle qui permettrait d’appréhender toutes ces dimensions proprement jubilatoires du génie kafkaïen.

JC..... dit: à

Bien d’accord avec vous, Bloom !

Franz l’avorton dominant, voit passer les DonJuan ridicules de la vie quotidienne et leurs passes d’armes imbéciles.

Bloom dit: à

« J’apprécie Mélenchon, je l’ai voté en 2012, mais je ne le connais pas. En revanche, je connais bien Le Pen, depuis l’époque où, publiant mes premiers livres, je buvais force whisky au bar du Pont-Royal en compagnie d’Antoine Blondin, de Jacques Laurent (…) et, parfois, de Jean-Marie Le Pen (…) à l’époque, directeur d’une maison de disques (…/…) »

Comment enfoncer le Mélenchon en deux phrases. Komish.
Reste que ce monsieur Matzneff a une conception aussi vague de la syntaxe que de la politique: lui « vote qqn » là où le vulgum pecus « votre pour qqn ». On est snob ou on n’est pas.

JC..... dit: à

D’un autre côté, Matzneff….. il fait partie des gens qui prennent le bus, et après, se renseignent pour savoir où il va.

renato dit: à

S’il était donné à la culture et la beauté de sauver le monde on le saurait… par ailleurs, les armes sont le produit d’une culture… et il arrive même qu’elles soient « belles »…

à d'autres... dit: à

Oui P&Q, c’est du Bérénice tout craché!

rose dit: à

>Christiane je n’ai pu répondre à votre question, je vous prie de ne pas m’en tenir rigueur. J’ai cru lire ensuite que.vous aviez trouve vous-même la réponse dans lien des lettres entre Franz et Milena.
Bien cordialement,

rose dit: à

> Sergio je.vous remercie vivement des détails donnés : ils sont exactement nommés comme cela dans le livre les rezzou.
Le lieu c’était Cap Juby. Celui dont vous avez parlé, je n’ai plus le livre pour le vérifier (je l’ai rendu à son propriétaire illico) ; vais l’acheter d’occase. Je l’ai trouvé à 8 € pas loin de chez moi.

rose dit: à

> Sergio sur le départ en car dont vous parlez à 5 h du mat’ vers le hangar de départ, le jour du dernier départ de Mermoz, c’était quatre heures. Pb au départ sur le moteur arrière droit. Les mécanos ont changé une pièce défectueuse. Quelques heures plus tard, ultime message du radio : coupure du moteur arrière droit à cause d’une avarie (récurrente donc).
Ils étaient tous alors à 700 km de Dakar. Au large du Sénégal. Ils sont tous perdus en mer. Dont Mermoz. Nommé le Grand.

Pour le reste l’ambiance que vous décrivez, c’est exactement cela.
Merci encore.

rose dit: à

>passou
Ai bien lu votre commentaire de 9h et des poussières qui m’a fort contrariée.
Ai cherché une réponse adéquate, n’en ai pas trouvé.
N’y étais pas, c’est débile.
Nier un viol tout autant.
Compatir insuffisant.
L’Argentine, nommée dans le livre le pays aux mille bordels était au début du siècle dernier un pays neuf. Vierge si j’osais. Refuge ensuite de nombre de nazis en cavale.
Hormis leurs missions et leur ouverture de trajets hautement improbables, ces hommes fréquentaient les bordels et les putes.
Les trois se sont mariés tardivement : le plus jeune en premier Guillaumet, puis Mermoz, puis St.Ex.en dernier et il a employé les grands moyens pour séduire Consuelo. Lettre d’amour de quarante pages et acrobaties aériennes pour obtenir le premier baiser en vol.

Bien évidemment que je ne leur donne pas raison à leur consommation effrénée et imbécile de femmes.
Leurs mariages furent voués à l’échec.

Consuelo a été volage autant que St Ex le fut envers elle, mais ne l’a jamais abandonné.

De plus, je suis en train de finir Oppède écrit par elle sur son expérience de vie communautaire d’artistes et architectes durant la seconde guerre mondiale.

J’aurais pu espérer, c’est vrai, que ces héros ne fussent pas des violeurs. Vous dévoilez un fait auquel je n’avais pas eu accès.

Fait d’une laideur extrême qui jette un voile noir sur des hommes que nous aurions aimés admirer sainement.

rose dit: à

> Géo (graphie?)
Merci de votre lien du figaro sur la naissance de l’aviation. Je connaissais déjà Clément Adler.
Je n’ouvre aucun lien, las.

rose dit: à

>Clopine
Merci de votre récit de Prague sous.les yeux. de Kafka : vous donnez envie d’y aller voir de plus près.

JC..... dit: à

Clément Agnès Ader, rose …

rose dit: à

J’aurais parié sur clément adler pourtant JC. Concaténation avec Laure, supputé-je.
Et vlan dans les gencives et paf et pif (le chien). J’emmagasine : clément ader (Agnès de surcroît).

Merci de la rectif.

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