Cent ans de métamorphoses
Il n’avait pas tort, Italo Calvino. A force de mettre “kafkaïen” à toutes sauces, de galvauder l’adjectif outrageusement à le synonymisant avec « illogique » ou « absurde » jusqu’à le vider de son sens, ou du moins à le pervertir ce qui est une face de la rançon du succès (“surréaliste” a subi le même sort funeste), on en oublierait ce qu’il y a de véritablement kafkaïen dans l’œuvre de Kafka. Le centième anniversaire de la publication de La Métamorphose (Die Verwandlung) par Kurt Wolff à Leipzig, nouvelle dans laquelle Vladimir Nabokov voyait la quintessence de toute son œuvre, est l’occasion d’y revenir.
Un matin, Gregor Samsa, un jeune commis voyageur, se réveille mais a du mal à sortir de son lit pour se rendre à son travail. Et pour cause : couché sur le dos, il s’est transformé pendant la nuit en un monstrueux insecte. Sa famille est horrifiée à sa vue. Bientôt, la honte sociale la submerge, notamment vis à vis de leurs sous-locataires. Sa mère ne parvient pas à surmonter le dégoût que sa vue lui inspire, sa sœur est pleine de compassion, son père le prend en haine et tente de l’écraser. Blessé, désespéré de ne pouvoir en sortir, finalement lâché et rejeté par tous les siens, Gregor ne se nourrit plus, finit par se dessécher et par mourir. Soulagée, la famille peut reprendre une vie normale, sa sœur s’épanouir enfin et trouver un mari.
Rarement une allégorie aura donné lieu à tant d’interprétations. On dira que c’est sa fonction, surtout si elle accède avec un tel génie à l’universel. On n’imagine pas qu’elle soit jamais considérée comme datée. Tout le monde s’y est mis et pas seulement chez les kafkologues patentés : écrivains, critiques, universitaires, dramaturges (inévitablement , air du temps oblige, l’insecte s’est mué en robot), psychanalystes, musiciens, compositeurs (un opéra), cinéastes, sociologues, peintres, sans oublier les lecteurs. Robert T. Kelly, un écrivain britannique manifestement obsédé par la nouvelle de Kafka, a même imaginé de lui rendre hommage en cent réflexions pour ses cent ans dans un méli-mélo kafkaesque, comme on en dit en anglais.
Le premier tour de force de Kafka, et son sens du comique n’y est pas étranger, aura été de faire accepter par ses lecteurs l’idée qu’un homme puisse se transformer en insecte, phénomène surnaturel s’il en est que l’on est sensé, tout comme la famille Samsa, considérer comme naturel. On dira que c’est la moindre des choses puisqu’il ne s’agit pas d’une métaphore filée mais bien d’une allégorie comme procédé d’invention, s’étendant non sur un passage ou un paragraphe mais sur toute la nouvelle, que l’on peut à raison qualifier de fantastique, comme c’est souvent le cas, sans vouloir trop l’enfermer dans une catégorie littéraire.
« Cette grave blessure, dont Gregor souffrit plus d’un mois – personne n’osant enlever la pomme, elle resta comme un visible souvenir, fichée dans sa chair – parut rappeler, même à son père, qu’en dépit de la forme affligeante et répugnante qu’il avait à présent, Gregor était un membre de la famille, qu’on n’avait pas le droit de le traiter en ennemi et qu’au contraire le devoir familial imposait qu’à son égard on ravalât toute aversion et l’on s’armât de patience, rien que de patience… »
Kafkaïenne, la Métamorphose ? Elle en est même l’archétype. Mais de toutes les interprétations, l’une des plus fécondes, qui pousse à la lecture du texte en parallèle avec celle de la Lettre au père, consiste à y voir surtout la métamorphose de la famille face au monstre, l’exclu, le mis à l’écart, l’intrus qui n’est plus des nôtres, le condamné à la solitude parmi les siens. Nabokov, qui a privilégié cette interprétation tout en méprisant ce que les psy ont prétendu en faire, voit en les Samsa de médiocres et vulgaires bourgeois flaubertiens embarrassés par le génie de leur fils. Le vrai parasite, ce n’est pas l’insecte, c’est eux.
Des métamorphoses, la nouvelle en a subi au gré de ses traducteurs. Il y a d’abord eu celle d’Alexandre Vialatte, avec les libertés et les outrages que l’on sait, mais qui n’enlèvent rien à son mérite : avoir été non seulement le premier à se colleter à la traduction de cette œuvre exceptionnelle dans notre langue, mais l’avoir révélée et imposée au comité de lecture de Gallimard en un temps où le nom de l’auteur était inconnu des Français. Claude David et Marthe Robert reprirent cette traduction princeps pour la rendre plus conforme, disons, lors de la réédition nécessaire de l’œuvre dans la Pléiade. Bernard Lortholary a quant à lui assuré celle de GF/Flammarion (ici le texte complet en libre accès).
A noter, dès la première page, la distinction fondamentale chez les uns et les autres pour traduire Ungeziefer, entre « vermine », « insecte », « punaise », « cafard » et « cancrelat ». On pourra toujours essayer de le représenter, ce qu’il est vraiment est irréductible à toute autre forme d’art que la littérature. Les plus consternantes couvertures d’éditions de La Métamorphose sont encore celles qui reproduisent un cafard en gros plan ! Pour la femme de ménage, il n’était que « la chose d’à côté », et pour les Samsa, qui ne pouvaient même plus prononcer son nom d’humain, leurs fils n’était plus que « ça ».
(« Max Brod et Franz Kafka à la piscine » photo Sagi Bornstein ; « Les parents de Kafka » photos D.R.)
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