Conversation d’Eckermann avec Jean-Yves Masson
Sans Goethe, qui connaîtrait Eckermann ? Le cas n’est pas isolé dans l’histoire, et pas seulement dans celle de la littérature. Sauf que celui-ci est particulièrement saillant dans la mesure où il éclate dès la couverture des fameuses Conversations avec Goethe (Gespräche mit Goethe in den letzen Jahren seines Lebens) que Johann Peter Eckermann (1792-1854) publia une première fois en 1836, et dont il publia une nouvelle version enrichie en 1848. Ce portrait du Maître en mouvement perpétuel, offert au public avec ses esquisses dans leur saisissante vérité, devint rapidement un classique ; comme les Propos de table de Luther, l’un et l’autre de ces recueils de mots ayant « changé le destin de l’âme allemande » ; les propos rapportés y sonnaient si juste qu’on en fit un livre de Goethe lui-même bien qu’il n’en relut pas entièrement le manuscrit. Du moins avait-il consenti au projet.
Les deux hommes avaient fait connaissance après que le disciple eut adressé l’un de ses textes au maître. Celui-ci se fixa alors à Weimar et, neuf années durant, se livra au commerce quotidien des idées avec celui qu’il admirait. Il reconstitua de mémoire la teneur leurs propos, plus qu’il ne les retranscrivit. Peu de thèmes, de sujets et de personnages de leurs temps leur échappèrent, qu’il s’agisse d’art ou de politique. Il leur fallut attendre près de deux siècles pour rencontrer leur troisième homme en Jean-Yves Masson (1962), lequel s’est fait le confesseur du confesseur. Pour inventer son narrateur, il s’est glissé dans la peau de Sir Robert Doolan. Son nom n’apparaît qu’à quelques reprises dans les trois volumes des Conversations. Le magistrat avait juste eu la chance d’être là à Weimar dans ses jeunes années ; il apprenait l’anglais à Eckermann qui en retour lui enseignait l’allemand. Rentré à Londres, il se souvint, à un âge où l’on est plus heureux dans la compagnie des livres que dans celle des hommes.
L’incendie du théâtre de Weimar (185 pages, 15 euros, Verdier) se veut le roman de cette rencontre ; mais en dépit des apparences, il n’a rien d’un roman historique ; plutôt un précieux précis d’amitié littéraire et poétique, animé par l’esprit de l’exercice d’admiration. Partant du principe qu’un événement a priori secondaire dans la vie d’un homme vaut non par son authenticité mais par sa signification, il s’est emparé de l’incendie du théâtre de Weimar dans la nuit du 21 au 22 mars 1825. Un accident peu après minuit et la représentation de la pièce de Cumberland Le Juif… Toute la ville était là, et les habitants qui ne s’étaient pas déplacés, tel le Grand-Duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach, observaient le tragique feu d’artifice depuis les hauteurs. Goethe (1749-1832), qui le surnommait Serenissimus, avait regardé les lueurs depuis son balcon, avant d’aller se coucher. Seuls furent surpris d’une telle distance ceux qui ignoraient qu’il ne se rendait pas non plus aux enterrements de ses amis, pas même celui de Schiller. Le théâtre n’était pas un chef d’œuvre d’architecture mais tout de même.
Il y a de belles pages sur Shakespeare que Goethe admirait, ainsi que sur Walter Scott ou Napoélon ; d’autres plus nombreuses sur la Flûte enchantée, la suite et le prolongement que Goethe avait entrepris de lui donner dans un esprit tout aussi maçonnique mais une facture plus cocasse et bouffonne encore ; et des passages émouvants sur Byron que le narrateur vénère comme un demi-dieu et le héros de son adolescence, celui par les yeux duquel toute sa génération avait vu le monde :
« Savoir que j’étais sur terre en même temps qu’un être aussi extraordinaire était en soi un réconfort. Il m’a toujours semblé que les poètes sont des accumulateurs d’énergie et que c’est par là qu’ils viennent en aide à leurs contemporains et à leur successeurs ».
Goethe soutenait que son œuvre était le produit d’un être collectif, quoique signée de son seul nom. Il avait le génie de donner de la grandeur aux sujets les plus futiles et frivoles dès lors qu’il s’en emparait. Les Conversations n’en sont pas exemptes. Eckermann se voulait interlocuteur mais certainement pas secrétaire ainsi que la postérité l’a abusivement consacré. Il avait bénévolement assuré la publication de son œuvre et de ses papiers posthumes.
Cette nouvelle conversation sur l’une des plus fameuses conversations de la littérature se déploie naturellement dans un cercle des plus restreints. La sensibilité de Jean-Yves Masson à cet univers, l’intime entretien qu’il a noué de longue date avec la poésie et la langue allemandes, lui permettent de l’ouvrir au monde sans cesser d’en faire un cercle enchanté. Il réussit à faire de ce moment anodin un événement inouï, une œuvre d’art illuminée par les flammes du théâtre du Grand-Duché qui ne tarda pas à être reconstruit sur les plans de Goethe. L’édifice ne brillait pas par la beauté de sa forme. Ce qui de l’avis du grand poète n’avait aucune importance, un théâtre n’étant jamais à ses yeux qu’« un amas de planches régulièrement dévorées par le feu » : le chef d’œuvre, c’est ce qu’on y joue.
(« Le vieux chêne, 1895, ou l’arbre de Goethe à Weimar, huile sur toile de Henri Harpignies ; Goethe dans la campagne romaine, 1787, huile sur toile de J.H.W. Tischbein, Musée Städel, Francfort)
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