de Pierre Assouline

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La République des livres
De la pénibilité au travail dans le milieu littéraire

De la pénibilité au travail dans le milieu littéraire

Au fond, ce n’est pas un hasard si l’expression « chaine du livre » s’est si largement répandue ces derniers temps. Elle correspond à une réalité : tous ceux qui y participent sont des enchainés. Aussi ces galériens de la vie littéraire méritent-ils largement que leur statut soit révisé à la lumière des débats actuels sur la pénibilité au travail.

Les éditeurs ? Ils se sont toujours plaints. Les collections des gazettes littéraires en témoignent : pas une interview dans laquelle ils ne déplorent leurs difficultés. En ce moment, la hausse du coût du papier. De manière récurrente, la baisse de la vente des livres. De temps à autre, les mauvaises pratiques des auteurs, des traducteurs, des agents etc. Bref, même quand ça va, cela ne va pas si bien que ça. De quoi leur rendre la vie pénible.

Le directeur littéraire ? Il doit supporter la réception de manuscrits de plus en plus mal écrits, l’orgueil d’écrivains qui font une jaunisse quand on leur retranche une virgule de travers etc Pénible aussi, non ?

Le directeur commercial de la maison d’édition ? Il lui faut accueillir tous les jours avec le sourire les coups de fil indignés d’auteurs qui ne comprennent pas que leur nouveau livre ne soit pas en pile dans la librairie du village berrichon où vit pourtant leur belle-mère pour ne rien dire des dizaines de milliers de points de vente dans toute la France. Et lorsqu’il croit l’avoir convaincu de l’impossibilité technique de sa requête, le directeur commercial doit une fois de plus lui expliquer qu’il est vain de demander chaque jour le chiffre des ventes de son livre car ce sont des sorties et que le bilan ne sera réaliste que des mois plus tard lorsque les retours des libraires seront déduits. Vraiment pénible, n’est-ce pas ?

Et l’attaché de presse ? Il doit supporter en permanence un procès en incompétence pour n’avoir pas réussi à faire inviter l’auteur à la « Grande librairie » ni obtenu un grand entretien sur son œuvre dans le prochain Télérama. Il a beau expliquer que cela ne se commande pas et que de toute façon, c’est le bouche à oreille qui garantit le succès d’un livre, rien n’y fait. Plus que pénible.

Et le libraire indépendant alors ? Outre que son activité croissante de manutentionnaire lui casse les reins (pour rester poli), que la surproduction et les offices ne lui permettent pas toujours de mettre en valeur des livres qu’il a aimés (à supposer qu’il ait eu le temps de les lire), que les sites de ventes en ligne leur portent préjudice (il n’y a pas qu’Amazon), qu’il y a toujours des lecteurs qui cherchent un livre aperçu à la télévision mais dont ils ignorent le titre, le sujet et le nom de l’auteur, l’augmentation des baux commerciaux en ville a donné le coup de grâce à un métier qui relevait déjà du sacerdoce.

Et le critique littéraire ? Sa direction ne cesse de mesurer ses colonnes et de ronger son espace à mesure qu’il reçoit de plus en plus de livres. Il a beau être dur au mal, sa souffrance au travail est insoupçonnable.

Et les membres des jurys ? Ils doivent se donner la peine de lire un nombre incalculable de romans que leurs auteurs se sont à peine donné la peine d’écrire.

  On dira que tout cela est contestable en regard de la pénibilité au travail des chaudronniers, éboueurs, perceurs de tunnels et plongeurs scaphandre en grande profondeur. Mais l’écrivain lui-même, y ont-ils jamais pensé au ministère de la pénibilité ? La littérature et la poésie coalisées, combien de divisions ? Zéro. Qu’ils se mettent en grève ne changera rien à la situation de la France- sauf sur le plan moral, métaphysique, spirituel, mais qui s’en soucie vraiment.

Les lecteurs ont du mal à l’imaginer mais l’écrivain est aussi sujet à des accidents du travail. L’angoisse de la page blanche peut le faire passer de la névrose commune à la psychose à condition, il est vrai, d’être un romancier du genre de Jack Torrance, le héros du Shining de Kubrick qui remplissait des centaines de feuillets de son futur livre de l’unique phrase :

 « Trop de travail et pas de plaisir font de Jack un enfant terne ».

 Chaque fois qu’un écrivain est sommé de passer le ouikende dans une foire du livre et d’en repartir la valise pleine de manuscrits « juste pour avoir votre avis » alors qu’il n’avait rien demandé, il devrait pouvoir activer son C2P ou Compte professionnel de prévention, lequel permet de déterminer et de référencer les facteurs de risques professionnels d’exposition d’un travailleur au-delà de certains seuils. Ils ouvrent droit, sous certaines conditions, à des mesures de compensation qui varient selon les facteurs concernés. De l’avis général, le seuil de tolérance a été franchi pour tous de longue date dans un milieu où, on au nom de la passion que l’on voue aux livres, la notion même d’heures supplémentaires est une vue de l’esprit. Et l’âge de la retraite itou.

Entendent-ils parler d’environnement physique agressif, de travail de nuit, de postures pénibles, de rythmes de travail, de pression supérieure à la pression atmosphérique, ou tout simplement de bruit qu’un sourire apparait sur leurs lèvres généralement prolongé par une tape amicale dans le dos. Il n’y a guère que les agents chimiques dangereux auxquels ils échappent. Pour le reste, ne jamais oublier qu’avant d’être une activité intellectuelle harassante, l’écriture est un acte physique. Assis toute la journée sur sa chaise, les jambes croisées, les bras tendus vers le clavier, le dos en compote hésitant entre l’arthrose rachidienne et  la discopathie dégénérative

Au fil des rencontres, l’écrivain doit souvent payer de sa personne lorsqu’il enquête avant d’écrire. Aussi il n’est pas exagéré de dire qu’il partage certains conditions du travail en hyperbarie : entrée et sortie du poste de travail, habillage/déshabillage, douches répétitives, compression/décompression, Conscience d’évoluer dans un périmètre dangereux mêlant obscurité et isolement au sein d’un milieu biologique hostile… Et puis, nul ne l’ignore, le milieu aqueux est consubstantiel à l’édition, nombre de requins patrouillant dans ses eaux troubles. Et puis quoi, qui osera dire aux écrivains qu’ils ignorent la souffrance au travail alors que ces dernières semaines, Hanif Kureishi, de passage à Rome pour y réfléchir à son prochain roman, a fait une chute qui le laisse paralyser ; et Salman Rushdie, poignardé par un islamiste alors qu’il rencontrait ses lecteurs dans l’Etat de New York, a perdu vingt kgs, l’œil droit, un bout de lèvre et la sensibilité de la main gauche, celle qui écrivait ! Vous avez dit pénibilité ?

(« Marcel Proust sur la plage de Trouville. Collection Mike Lebas ; « Ecrivain en croisière mais lequel ? » photo D.R.)

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