Des morts en bonne santé
Albert Bensoussan a fait du récit bref, ou du roman court, sa marque de fabrique : c’est à chaque fois une variation sur un thème, toujours le même, comme en musique, et La tendre indifférence (12 euros, Le Réalgar) n’y fait pas exception en posant une sorte de point d’orgue provisoire – rien n’est définitif chez Bensoussan – à sa série ( une cinquantaine de volumes ) sur l’Algérie d’avant l’indépendance inlassablement revisitée, l’exil faussement habillé du mot « rapatriement » et le royaume du souvenir. L’exil et le royaume, comme chez Camus dont l’ombre tutélaire plane sur ce livre mémoriel.
À travers le troublant personnage de Dionys, un ami d’enfance qui l’aimait « comme un frère, et peut-être un peu plus », au cours d’une visite au cimetière de Marseille où se trouvent quelques-unes des tombes des défunts qui lui sont chers, Bensoussan évoque une fois encore, dans la lumière méditerranéenne, les femmes aimées qui faisaient flamboyer l’érotisme de son précédent volume, Le vertige des étreintes. Après le feu, la cendre. Une à une, un à un, les âmes mortes et les corps disparus réapparaissent sous les doigts du magicien en des scènes de la vie antérieure – la baignade de tous les dangers avec Amarie, l’agonie de Gemma, l’embrasement fautif et furtif de l’audacieuse Mariska – qu’éteint avec douceur une mélancolie automnale.
Le propos peut paraître funèbre, il l’est par instant, et pourtant le récit se trouve éclairé de l’intérieur. D’abord par une ouverture en majesté où Dieu créant Adam au plafond de la Sixtine rencontre Socrate et Alcibiade dans la lumière de L’étranger, projections fantasmatiques de la relation entre Dionys et le narrateur. Puis viendront les amoureuses, entre désirs avortés et plaisirs interdits – hormis les épouses, Gemma la première et Leah la seconde. L’amour est vu au travers du prisme de l’amitié avec Dionys, un ami dont l’homosexualité encombrante cherche à faire obstacle aux aventures féminines du narrateur. Son aventure nocturne avec la mère de Dionys, à l’insu de l’ami, rappelle celle de Kikuji avec madame Ota dans Nuée d’oiseaux blancs de Kawabata, référence que l’amour de Bensoussan, auteur des haïkus érotiques de L’Orpailleur ( Al Manar, éditions Alain Gorius, 2013) pour le Japon ne démentirait pas.
On pourrait trouver à ces remembrances d’un vieillard bien loin d’être idiot un air d’évidence ou de déjà vu si l’auteur ne s’ingéniait à cultiver l’équivoque et l’incertitude sur fond d’immense culture, et à pratiquer avec un art raffiné tous les jeux de langage qu’autorise la poésie. Le sens surgit et redouble là où il semble avoir dévié : « Autrefois, nous étions avides l’un de l’autre. Ou dit-on amoureux ? » ; « Le dernier vestige – ou dit-on vertige ? ». Le point d’interrogation instille un doute ironique, voire franchement humoristique, dans l’énonciation : « Dieu a drapé Son sexe ( ?) » ; Il arrachera bientôt de son flanc une belle tranche de chair (vraiment, une côtelette ?) ». Parfois, le langage atteint au badinage poétique : « Je n’ai jamais été qu’un papillon batifoleur à tout vent contant pleurote, pleurant fleurette. » La prose joue des assonances et des allitérations insidieuses, des rimes se laissent glisser discrètement dans le fil du texte – « Séduit par le schiste graniteux et l’herbe grise, prisonnier des paupières rocheuses ». Bensoussan se laisse envahir par les mots et leurs sonorités pour nous faire partager une véritable jouissance verbale :
« Je me complais à ces jeux d’ombre et de lumière. »
Le texte est traversé par des citations qui éveillent dans sa coulée des échos poétiques où Verlaine n’est jamais loin de Jaufré Rudel, ou Marot de Louise Labé. Entre citations latines ou italiennes, virtuosités et réussites du traducteur, la remémoration enrobe la mélancolie dans la jonglerie telle que la pratiquait avec bonheur le poète Georges Limbour (« Qui ne mêle un peu de jonglerie au sérieux de son art ? » écrit-il dans Le Bridge de madame Lyane). Mais ces jeux qui pourraient être d’un autre âge éveillent des résonances plus graves qui rappellent celles des Derniers vers de Ronsard. Et la déambulation de l’auteur au hasard des tombes – « Je vague et divague dans ce cimetière provençal » – prend parfois les accents d’une prière aux morts, suggère le ressassement de l’orant au pied du Mur des lamentations et porterait à la tristesse si la distance ironique ne venait in fine s’imposer :
« Mes morts sont en bonne santé. »
La vie, toujours la vie.
Daniel Lefort
(Photo © Collection particulière Séverin Mouyengo)
2 Réponses pour Des morts en bonne santé
Excellente analyse d’un livre que j’ai hâte de lire, persuadé qu’il me comblera.
Beau panégyrique à la douceur nostalgique qui donne envie de lire lentement, mélancoliquement et sans hâte La tendre indifférence d’Albert Bensoussan.
Tristesse et beauté, chères à Kawabata, mais qui, chez Bensoussan, sonnent comme deux perles oubliées dans un océan de souvenirs et de néant.
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